Pourquoi
chaque nouveauté devrait-elle être perçue comme un
potentiel
de dangers, et non comme une hypothèse d’accroissement du
possible?
Il en est ainsi d’internet
par rapport au livre. Beaucoup en dénoncent les dangers, au
point que des
parents hésitent à s’y connecter croyant
sincèrement que c’est dangereux pour leurs enfants.
Les critiques les plus
virulentes étant généralement émises par
ceux qui n’utilisent pas internet, on peut penser que ces dangers
prétendus existent déjà
dans la réalité, celle de la vie et aussi celle des
médias.
Par exemple, sur ces télévisions
généralistes
qui diffusent semaine et dimanche des séries où la
violence
est valorisée, voire exacerbée tout comme au
cinéma
qui bénéficie pourtant d’une image culturelle positive.
Ou
dans cette «presse» qui, pour se vendre, inflige aux
passants
de la rue, petits et grands, la lecture d’affichettes annonçant
les
crimes de préférence les plus abominables.
Bien sûr on pourrait
craindre qu’internet amplifie des tendances existantes, à la
mesure de la liberté
qu’il offre. Mais n’est-ce pas au fond cette liberté des
individus
qui est davantage redoutée, en ce qu’elle risquerait de
bousculer
un ordre et sûrement des hiérarchies en place ? Il serait
en
tout cas bien simplificateur de réduire le réseau aux
seuls
sites pornographiques, de même qu’on ne qualifie pas de
pornographique
une boutique de presse parce qu’elle a un rayon de revues X. Ce serait
surtout
inexact tant y sont diversifiées les possibilités de
choix
et de recherches.
C’est d’ailleurs
l’immensité de ces possibilités qui provoque les
premières objections. A
quoi nous servirait de pouvoir lire 500 journaux chaque jour, disent
les
uns, comme si on s’imposait de lire les 40000 livres paraissant chaque
année
en France. Internet donne en effet la possibilité de consulter
de
par le monde les journaux de son choix, à la manière dont
on
écoute quatre ou cinq radios sur la cinquantaine disponible.
Tout
comme chacun retiendra en «préférences» une
vingtaine
de chaînes lorsque chacun pourra capter deux cents
télévisions
ou plus.
On ne peut être
intéressé par la totalité du monde, affirment les
autres, d’ailleurs nous sommes
déjà sur-informés! Peut-être qu'au contraire
on
va découvrir, à la réflexion, que nous
étions jusqu’alors manifestement sous-informés, tandis
que dorénavant avec l’extension des sources d’information nous
commençons à être «informés».
Ce que l’on constate en
"navigant" sur internet, c’est l’omniprésence de l’écrit.
Et ce n’est pas
une mince surprise pour qui se souvient que dans les années
1970/80
il était courant d’annoncer sa disparition au profit de l’image.
C’est
aussi une observation essentielle, car cela signifie qu’internet est un
nouveau
support pour l’écrit. Qu’en conséquence l’écrit
dispose
d’au moins deux supports, le papier et le numérique. Or ces
supports
sont si différents que l’éventualité d’une
concurrence
s’efface devant celle de la complémentarité, dès
lors
on entrevoit la perspective d’un nouveau développement de
l’écrit.
Avant la naissance de
l’écriture, il n’y avait pas d’écrit,
réalité difficile à se représenter de nos
jours. Ensuite, au fil des temps, l’écrit s’est inventé
différents supports, puis s’est formidablement
développé à travers le livre imprimé. En
tout cas lorsque la lecture n’était pas méprisée
contrairement au «travail», là où on
n’accusait pas de consommer de la «lumière» ou bien
de s’abîmer les yeux, là
où l’imprimatur, visa de contrôle de l’église,
était
accordé. Là enfin où les bibliothèques
existaient
et n’étaient pas fermées à clef pour en
empêcher
l’accès aux enfants.
En cette fin de
siècle, le livre bénéficie d’un prestige
général, jamais il n’en a été autant
édité, vendu et finalement lu, et on le défend
globalement au delà même du fait que
beaucoup de livres ne sont pas forcément bons,
esthétiquement ou moralement. De plus, personne n’accuserait un
lecteur effréné d’en oublier de parler à son
voisin.
Sur internet la
présence de l’écrit relève d’une mise à
disposition du savoir, on peut y consulter ou commander presse, radios,
livres, musiques, images et références en tous genres
puisqu’il recoupe l’ensemble des
médias. Et on peut y chercher une précision, un article,
une
biographie, un texte intégral, une donnée technique, un
renseignement
autant qu’un enseignement… que l’on trouvera dans la profusion
grâce
aux hyperliens. Car internet est un média qui ne retient pas
l’information,
il a tendance à la livrer, à en favoriser la diffusion
autant
que l’éclosion, à ne pas la faire traîner ni
à
en empêcher la délivrance pour des raisons d’inscription,
d’horaire
ou de statut du demandeur.
Internet est aussi un
média fait pour publier, c’est à dire pour écrire
et transmettre, notamment à travers la création de sites.
En cela il devrait assouvir l’immense désir d’écrire
qu’éprouvent tant de
gens, sans compter l’immense désir d’exister que cela recouvre
vraisemblablement…
Il pourrait donner aussi une nouvelle autonomie à l‘auteur par
rapport
aux institutions, voire offrir des issues à l’inventeur
embarqué
dans une démarche audacieuse ou nouvelle.
Ainsi l’individu multiplie
ses sources d’informations, choisit parmi ce qui lui est
proposé, tente de trouver ce qu’il recherche, envoie
éventuellement de l’écrit : texte, image, son. Et se
retrouve être une sorte de chercheur actif, qu’il soit
étudiant ou ingénieur, parent, collectionneur, artisan
isolé ou amateur singulier... Certains parlent à ce
propos
d’individualisme, sans percevoir que cela participe plutôt d’un
mouvement
général d’individuation.
Mais il y a le risque de
diffusion d’informations fausses, ajoutent-ils. Là encore il
s’agit d’un danger existant avant internet. De la rumeur, toujours plus
efficace qu’un raisonnement rigoureux, aux écrits les plus
partiaux qualifiés «de conviction», aux
clichés colportés qui finissent par devenir
informations, jusqu’à la dérive de certains médias
happés
par une logique de l’offre.
L’important est
d’évidence le développement de l’écrit, car c’est
la perspective du développement
de l’humain, de son développement culturel et mental, du
développement
de son intelligence et de sa technique. L’écrit n’est pas
seulement
un moyen de transmettre, mais lieu de la création, de
l’invention
et de l’inventivité humaine. Ainsi peut-on dire que la pratique
de
l’écrit numérique participera à un nouveau
développement
de l’écrit, à travers le courrier, qui s’essoufflait en
son
mode classique, et bien davantage par la multiplication de textes sous
forme
de sites, de livres numériques et, toujours, de livres
imprimés.
Internet ne menace donc
pas le
livre papier, il devrait au contraire en accroître la vente et la
diffusion.
Ce qui menacerait le livre à
terme serait qu'il devienne un refuge de l’anti-modernité ou,
précisément,
le lieu de la culture nostalgique et seulement de celle-là.
L’avènement de
l’écriture a provoqué la modification du monde, celui
d’internet en poursuivra l’effet, puisqu’il représente un
accroissement du possible de l’écrit. Un accroissement sans
limite, on peut déjà trouver sur internet bien plus
d’écrits que dans toutes les bibliothèques du monde, sans
obstacle de distance ni de temps ni de stockage. Luxe de pays riches?
peut-être que non, la relative simplicité de la connexion
et
son faible coût, autant que la dématérialisation de
l’archivage
devraient permettre aux pays pauvres de «passer» des
étapes.
Tandis que des auteurs
continuent de proclamer la fin de tout, de la morale et de la
littérature ou
des grandes aventures, et cætera et cætera, on a envie de
dire,
sans pouvoir affirmer que Dieu pourrait en être satisfait, qu’en
opérant
des liens possibles entre tous les humains sur la Terre, le
réseau
redouble le processus d’extériorisation qui a fait l’homme.
Ainsi cette
frontière repoussée pour l’écrit annonce-t-elle
une nouvelle frontière pour l’humain.