Les
déséquilibres urbains de 1975. La plupart des recherches sur
le conflit libanais et ses origines s'accordent pour affirmer que nombre
de ses causes sont à relever dans la ville même de Beyrouth
et dans sa capacité à gérer l'arrivée massive de migrants,
qu'il s'agisse de réfugiés ou de produits de l'exode rural.
Construite par accumulation, Beyrouth doit sa domination sur le reste
du pays (et sur la région, dans certains domaines) à l'attrait
qu'elle a su développer, et aux alternatives qu'elle a su étouffer.
L'accumulation
des fonctions en 1975 : Beyrouth et le désert libanais
On se réfère ici à une typologie des villes établie
sur la base de leurs éventuelles fonctions politiques, culturelles,
administratives (le cas des capitales) et économiques (englobant
les marchés, la circulation, le commerce et l'industrie) .
Beyrouth remplit toutes ces fonctions simultanément à la veille
de la guerre, ce qui la distingue radicalement des autres « métropoles »
libanaises (Baalbeck, Saïda, Tripoli). En fait, malgré la volonté
rationalisatrice chéhabiste des années soixante, le schéma
d'une concentration poussée reste valide en 1975. L'hypertrophie
de la capitale libanaise devient dès lors une constante.
Tableau 1 : Différentes fonctions de Beyrouth : dates d'acquisition
et degrés de développement
La Naissance d'une métropole
Comme la plupart des villes du pourtour de la Méditerranée,
Beyrouth est, ainsi que la définit Aïda K. Boudjikanian, « fille de l'histoire ».
On lui connaît des origines romaines jusqu'au VIiè siècle.
Beyrouth a accueilli et pris les signes de toutes les civilisations qui
s'y sont succédées. Et si jusqu'à la fin du XIXè elle
ne compte pas plus de 6 000 habitants, contenus à l'intérieur
de son enceinte, elle accumule les éléments de sa diversité
future.
Sans réelle influence sur le territoire auquel elle est rattachée,
elle possède ses églises, ses mosquées, ses souks spécialisés
- pour ce qui concerne les espaces de l'échange - et ses quartiers
plus fermés, plus cloisonnés, formés autour de liens religieux,
claniques ou tribaux. Ainsi, la majorité de la population beyrouthine
est au XIXiè musulmane et druze, avec en outre un groupe grec-orthodoxe
important. Ce n'est qu'à partir de 1860 que la ville doit sa croissance
à l'arrivée en masse de populations chrétiennes fuyant
le Mont-Liban en guerre (guerre druzo-chrétienne de 1860). A la fin
du siècle, la ville est à majorité chrétienne. Elle
commence à déborder de son enceinte et à subir l'influence
occidentale.
Dès le début du XXie, deux dynamiques caractéristiques
sont donc en place : l'une, tournée vers la Méditerranée,
repose sur les échanges commerciaux; l'autre, tournée vers le
Mont-Liban, se nourrit principalement de l'exode rural ou des déplacements
forcés de populations montagnardes. Et avec la prise en charge des
autorités françaises en 1920, ces deux dynamiques vont s'associer
pour faire de Beyrouth la capitale du Liban, le centre politique, économique
et culturel.
La période du Mandat français constitue donc un moment privilégié
de croissance urbaine. Mais surtout, et notamment dans les années
1930, la capitale libanaise se modernise. Ainsi, si les Ottomans souhaitaient
faire de Beyrouth la capitale, il faudra attendre le Mandat français
pour que la ville bénéficie du véritable appareil de domination
économique et politique. De fait, durant la période du Mandat,
Beyrouth accueille le Haut-commissariat et l'État major français,
lesquels rayonnent sur les territoires de la Syrie et du Liban. Le gouvernement
libanais prend place au Vieux Sérail, lui aussi au centre de la ville.
Les prémisses de l'accumulation des fonctions commencent à poindre.
Très vite se développe et se modernise, parallèlement au
rayonnement de l'autorité française sur la région, un réseau
de voies économiques et commerciales.
Ainsi, si la liaison Beyrouth-Damas n'a rien de nouveau, l'échelle
des échanges, du trafic, s'accroît de façon considérable
et le centre de gravité penche indéniablement vers Beyrouth.
L'équipement, la construction d'infrastructures ferroviaires et routières
ne fait que confirmer ce phénomène de centralisation des échanges
autour de Beyrouth : tous les chemins y mènent (voie ferrée
Nord-Sud reliant Tripoli et Saïda à la capitale, et voie ferrée
Ouest-Est reliant Damas à Beyrouth). En effet, Beyrouth constitue
désormais, avec son port moderne (géré par une société
française), une étape incontournable vers l'Europe. Beyrouth
devient le noyau politique (accueillant les autorités françaises
et libanaises) et économique (avec le port et les noeuds de communication,
son dense réseau commercial) des relations transméditerranéennes.
Et c'est certainement grâce à la gestion et au développement
des échanges régionaux et internationaux que Beyrouth se modernise.
Au dessin de principes théoriques et esthétiques relativement
arbitraires (Place de l'Étoile et structure radiocentrique) succède
le premier plan d'urbanisme, sur l'initiative des autorités françaises.
Après une période de croissance débridée (« La
France se doit de montrer, autant face aux indigènes que face aux
puissances coloniales rivales, que c'est bien elle qui succède aux
Romains, aux Arabes et aux Turcs dans cette région du monde »
), on assiste à une tentative de rationalisation urbaine de la Beyrouth
des grands tracés.
Écochard est
le premier à considérer Beyrouth comme un tout, à sortir
des limites traditionnelles de la capitale pour tenter de prendre en compte
son extension potentielle en relation avec son site naturel. Il part en
outre d'un principe d'égalité d'accès aux fonctions urbaines :
« Cette conception de la vie doit être la même pour
l'ensemble des habitants, car tous ont pareillement besoin de lumière,
d'espace, d'hygiène, d'éducation et de travail. »
Le plan de Beyrouth prévoira ainsi des voies routières reliant
le centre à l'arrière pays, ainsi qu'un réseau d'artères
principales mettant en place une logique de « centralité-carrefour »,
avec un anneau commercial autour du centre-ville. Il proposera un agrandissement
du port et la création d'un nouvel aéroport. Enfin, il procédera
à un zonage fonctionnel de la ville. Écochard tente donc de mettre en place les conditions
d'un essor contrôlé de la ville, assurant la préservation
des principaux éléments qui font de la ville une grande capitale
du Levant.
Au Mandat français fait suite la période de l'indépendance,
laquelle sera empreinte – au niveau urbain – de tous les signes de dynamisme
de ce jeune État. Parler de croissance débridée n'est donc
pas exagéré, d'autant qu'un certain nombre de facteurs permettent
de mesurer et d'expliquer cette explosion : accumulation de capital
accélérée au cours de la Deuxième guerre mondiale,
rupture de l'Union douanière syro-libanaise en 1950, afflux de capitaux
et de cadres en provenance de Palestine en 1948, ainsi que d'Égypte
et de Syrie à la suite des bouleversements politiques, sociaux et
économiques que connaissent ces pays au milieu des années 1950,
enfin et surtout, retombées du développement et de l'exploitation
des gisements pétroliers de la péninsule arabique. Croissance
et construction sont donc les maîtres-mots des premières décennies
de l'indépendance.
Pourtant cette croissance ne conduit pas inéluctablement Beyrouth
vers la modernité. En effet, la frénésie spéculative,
notamment dans le domaine immobilier, sert d'alibi à une politique
de laisser-faire érigée en principe par les pouvoirs publics.
Malgré l'adoption, en 1952, d'un « Plan directeur de Beyrouth »,
la fièvre foncière ne peut être contenue. Dans le meilleur
des cas, la loi ne fait que sanctionner l'état existant du bâti,
ce qui conduit à une surdensification extrême du centre-ville
et à l'esquisse de «strips» le long des grandes voies de
communication. Densifiée et ouverte, la ville semble se construire
de façon anarchique.
Pourtant, comme le note Jad Tabet, « derrière l'anarchie apparente de la croissance
urbaine, se profile une logique interne, celle de la constitution d'un
nouveau type de relations aux objets, à l'espace et aux personnes
et de la mise en place d'une forme d'organisation de la vie quotidienne
qui permet d'articuler les pratiques différentes dans un espace commun
».
La croissance de la ville se fait donc, comme on a pu le voir, de façon
spontanée. La diversité naît des nécessités économiques,
des affinités communautaires… Et si l'État semble avoir en partie
démissionné, laissé la politique urbaine - ou le sort de
Beyrouth - à ses principaux acteurs, les Beyrouthins, cette
tendance va être renversée par un nouvel élan politique.
Une domination multiforme
Le début des années 1960 marque pour Beyrouth la naissance d'une
ère nouvelle, celle du nouveau pouvoir chéhabiste mis en place
en 1958. Après la révolte, la même année, de l'ensemble
des villes et régions périphériques contre un centre qui
les ignorait, deux voies de règlement de ce conflit inédit s'offrent
aux dirigeants : négocier une forme de décentralisation,
ou renforcer le rôle de l'État vis-à-vis de la périphérie.
C'est la deuxième option qui l'emporte, avec un projet ambitieux :
jeter les bases d'une politique de développement, en commençant
par la mise en place d'institutions et de méthodes de travail adaptées.
Le premier plan quinquennal libanais voit le jour.
Il est donc question dès lors d'une croissance planifiée de
la ville de Beyrouth suivant des règles d'urbanisme applicables à
l'ensemble du territoire libanais (Loi d'urbanisme de 1963). Apparaissent
également des notions nouvelles, telles que l'aménagement du
territoire, ou le plan général d'urbanisme, voire même
le droit à l'environnement. Il s'agit d'unifier les pratiques, de
rétablir le rôle de l'État dans la ville et sur l'ensemble
du territoire. L'État entend reprendre en charge le développement
du Liban, et, de fait, celui de sa capitale.
Mais très vite, les autorités constatent les difficultés
qui barrent la voie des réformes des comportements urbains. Les projets
planificateurs – fondés sur la spécialisation fonctionnelle
et le zonage – se heurtent à presque deux décennies de développement
aléatoire de la ville. La ville semble donc échapper à
l'objectif de systématisation de l'État. « Beyrouth
avait dépassé en dix ans ses propres limites administratives,
et le gros des dégâts était déjà irréparable »
reconnaissait Assem Salam
en 1970 .
On se résout donc bientôt, faute de pouvoir résorber le
«mal», à tenter de l 'endiguer. Il s'agit alors, de la
part des pouvoirs publics, d'intervenir de façon ponctuelle dès
que possible et de constituer des limites au développement aléatoire
de la ville. Ainsi, l'État intervient au centre en créant de
nouveaux axes de dégagement, mais surtout, les urbanistes tracent
ce qui doit prévenir toute extension de la «gangrène»
à l'extérieur des limites fixées. En réalité,
ces projets passent pour une forme de démission de l'État vis-à-vis
du centre-ville. Malgré quelques opérations d'image – restées
à l'état d'avant-projets – pour tenter de « sauver
le centre-ville », l'impression demeurera.
Faute d'avoir pu lui imposer sa symbolique, le pouvoir va s'extraire du
vieux centre. Ce dernier en effet est, pour ce qui doit devenir une grande
métropole de l'État arabe unitaire, trop marqué par ses
incohérences, plus arabe que moderne, insoumis et non fonctionnel.
Le vieux centre va ainsi être privé d'une partie de sa légitimité
en voyant la Présidence de la République s'installer sur les
hauteurs, hors des limites administratives de la ville, à Baabda,
suivie peu après par l'École Militaire et le Ministère
de la Défense. La démission de l'État vis-à-vis de
Beyrouth est donc confirmée. Le principe avancé pour justifier
ces déplacements est : « Le centre administratif de
Beyrouth est celui du pays tout entier et […] par conséquent, notre
critère devra être la satisfaction des besoins de tous les autres
services de l'État ainsi que de tous les habitants du pays entier
et non seulement de la capitale » .
L'idée est donc lancée d'une nouvelle conception de la capitale,
tournée vers l'extérieur. Écochard est même rappelé
pour participer à l'élaboration du Plan Directeur d'aménagement
du Grand Beyrouth… Pourtant, que reste-t-il, à la veille de la guerre,
de ces ambitieux projets chéhabistes ? Tous, y compris le dernier,
resteront au stade d'embryons. Comme le constate Georges Corm,
on a affaire à un « urbanisme de technocrates, qui finit
par se diluer dans une bureaucratie inopérante ». Plus encore,
cet « urbanisme de la démission », conduit à
accentuer les effets contre lesquels il voulait lutter. Ainsi, Beyrouth
se gonfle par l'addition de couronnes successives, censées contenir
le «mal». Le centre tend à l'étouffement alors que
la banlieue apparaît comme un « paysage de l'entre-deux […] :
coexistence étrange des entités et des règnes différents,
croissance hybride, alternance d'espace occupés et d'espaces vides,
où l'on perçoit comme un monde "a-centrique" soumis
aux conditions de l'interrègne permanent » .
On admettra donc qu'entre la fin des années 1960 et le début
des années 1970, la ville de Beyrouth traverse une crise urbaine
grave. Le Livre Blanc publié en 1973 par la Direction Générale
de l'urbanisme en marque le sommet, en proclamant l'échec de la planification
« à la libanaise » dans la mise en place d'un
système rationnel de croissance de la ville. Mais la crise va plus
loin. Ainsi que le montre Nabil Beyhum, la crise urbaine de Beyrouth n'est pas seulement
d'ordre urbanistique. Elle s'accompagne d'une « crise de la
citadinité » .
La question qui se pose alors est la suivante : En développant
et en modernisant son bâti, Beyrouth a-t-elle pour autant modernisé
son « tissu social » ? Est-elle devenue un lieu de
brassage, de mutation socio-économique, comme l'ont été
les villes européennes à l'heure de leurs premières croissances
?
Crise
urbaine, crise de la citadinité
La crise urbaine qui se manifeste indéniablement à Beyrouth,
ne se limite pas aux formes qu'on a trop souvent lui donner : on
ne saurait ainsi la définir uniquement suivant des critères
urbanistiques, techniques ou architecturaux. Au-delà des densités
croissantes relevées au centre, des systèmes de circulation
saturés, on note en filigrane un deuxième déséquilibre.
Il n'est pas sans lien avec le cumul de facteurs endogènes (histoire
de la ville, de ses capacités d'intégration et de son potentiel
de croissance), comme on a pu le voir, et exogènes (situation régionale,
réfugiés, résistants palestiniens etc.) qui contribuent
à créer différents niveaux d'intégration à la
ville et, par suite, différents niveaux de citoyenneté.
De fait, le déséquilibre s'étend à un niveau plus
social de la ville. C'est la notion de citadinité qui est remise
en cause, à travers des approches très sectaires de la centralité
urbaine. On peut dès lors dresser une typologie sommaire des groupes
sociaux urbains (sans pour autant préjuger d'une éventuelle
homogénéité dans chacun des groupes), selon leur niveau
d'intégration à la ville. On distinguera donc quatre groupes,
dont l'apparition est marquée par des mouvements historiques nationaux
ou régionaux.
En premier lieu, on peut isoler le groupe «fondateur» de la
ville, la bourgeoisie beyrouthine dite «historique», composée
principalement des grandes familles sunnites et orthodoxes, tenante de
la fonction commerciale initiale de la Beyrouth. On parlera pour cette
catégorie d'intégration absolue, de citadinité acquise.
Par contre, le cas de la nouvelle bourgeoisie n'est pas aussi clair. Cette
dernière constitue le deuxième groupe social de la ville. Il
est constitué principalement d'émigrés sur le retour, produits
du développement du tertiaire supérieur. Son apparition est
très liée à la croissance économique de la période
de l'indépendance. Son discours dominant véhicule la revendication
d'une autre forme d'intégration urbaine, qui puise sa légitimité
dans l'État (dont les grands symboles, comme on l'a vu, ont «fui»
le centre) et non plus dans l'histoire .
Mais le produit le plus frappant de la période de croissance des
années 1950-1960 reste les classes moyennes. Il faut en effet noter
que la montée de ce groupe social constitue un des signes qui laissent
augurer pour le Liban un développement durable et relativement équilibré.
Cette catégorie de la population beyrouthine bénéficie
elle aussi d'une forme d'intégration, sur les plans économique
et professionnel, mais pas au niveau politique. Les structures représentatives
urbaines restent encore, comme nous le verrons, inadaptées.
Enfin, Beyrouth compte un groupe dont les principales caractéristiques
est qu'il est constitué de populations non intégrées, et
plus encore, non intégrables (nous tenterons de dégager les
causes de ce phénomène d'exclusion manifeste). Il est composé
de réfugiés divers.
Ainsi, sur la base de cette typologie, on peut isoler trois fondements
principaux de la crise urbaine, autour du problème du rapport citadinité
(à définir)/citoyenneté. Il faut en effet noter que ce
rapport donne naissance à des démarcations spatiales dans la
ville , comme le relève Nabil Beyhum. Ce sont ces démarcations que nous nous attachons
maintenant à décrire.
L’opposition entre deux bourgeoisies
La première démarcation traduit l'opposition entre les deux
bourgeoisies urbaines de Beyrouth, entre la vieille bourgeoisie citadine
ancrée au centre-ville et la nouvelle bourgeoisie périphérique
attachée au centre étatique. Ce sont deux formes de centralité
qui s'opposent ici, et à deux niveaux : autour des spécialisations
et statuts professionnels et sur l'échelle de la citoyenneté
par degrés.
Dans le premier cas, on parlera volontiers d'une culture urbaine, d'une
tradition citadine, localisée dans le centre-ville ou à proximité.
Elle est le fait de la bourgeoisie historique décrite plus haut.
Elle s'appuie sur un même « système de coexistence
communautaire », organisé autour du centre-ville. On a
ici « deux communautés qui se retrouvent dans un centre
commercial et populaire où elles deviennent les supports de spécialisations
professionnelles ». La bourgeoisie citadine est en fait constituée,
et c'est ce qui explique cette commune « idéologie de la
ville », de groupes complémentaires économiquement
et culturellement proches (culture a- ou anticléricale, politiquement
neutre etc.).
Néanmoins, l'arrivée en ville de nouveaux groupes, porteurs
de nouvelles technologies et représentants de nouveaux marchés,
bouleverse le schéma traditionnel du centre-ville. Les réseaux
financiers établis avec le Golfe persique, les modes de transaction
spéculatifs, tous les signes de la modernité économique
et commerciale, sont en fait imposés et prennent vite le pas sur
les modes traditionnels de transaction dont la vieille bourgeoisie est
la tenante. On sonne ainsi le glas d'une certaine culture de la ville,
tout en mettant à nu un conflit de légitimité inédit.
La vieille bourgeoisie perd, à la veille du conflit, deux sources
majeures de légitimité. Avec la vague tertiaire moderne qui
prend la ville de Beyrouth, ses petites et prudentes activités commerciales,
à l'échelle régionale, sont vite dépassées. C'est
ainsi une part de légitimité qui s'érode : celle des
spécialisations professionnelles qui produisaient pour cette bourgeoisie
le statut de citadins, de Beyrouthins. De plus, comme on l'a vu plus haut,
elle perd en quelque sorte les symboles politiques qui faisaient sa force.
Elle voit ainsi la Présidence de la République s'extraire en
périphérie (mais aussi Ministère de la Défense à
Yarzé, Télévision à Hazmieh, école jésuite
à Jamhour etc.)… La nouvelle bourgeoisie, elle, remporte une victoire :
elle revendique une forme de légitimité étatique, de type
rationnel, qui se substitue aux formes de légitimité traditionnelle
antérieures. Dans la lutte pour la domination de la capitale, la
nouvelle bourgeoisie impose en fait une forme de rationalité.
Néanmoins, le centre et sa «culture» restent hors de prise,
intouchables, comme le montrent les échecs de rationalisation essuyés
à plusieurs reprises. Et de même que l'État n'a que peu
de prise sur le centre-ville et les modes de vie qui y ont cours, se développe
un espace-tampon, une césure entre centre étatique et centre-ville.
Le développement de la ceinture de misère
Le développement de la ceinture de misère est la manifestation
d'une double exclusion : de la part des deux centres. Le centre-ville
historique traditionnel ne peut (surdensification manifeste) et ne veut
pas intégrer ces populations réfugiées, et le centre étatique
semble nier le problème, et va même jusqu'à l'occulter
en le cernant de murs. Cette communauté (non homogène) se définit
de façon négative, par le rejet collectif dont elle fait l'objet.
« Si le centre étatique se posait comme porte géographique
de la ville, le centre ville était la porte réelle et symbolique
d'accès à la ville ». Ainsi se développent deux
formes d'urbanisation, les deux n'offrant aucun accès à la citadinité.
Mais dans le cas de la ceinture de misère (à la différence
du centre étatique et de la périphérie urbaine dont il
entérine l'existence), les populations font l'objet d'un rejet tant
au niveau de la citadinité que de la citoyenneté même.
Cette ceinture de misère est faite de communautés de réfugiés
venues de tout le Moyen Orient : Arméniens de Borj-Hammoud,
Kurdes de Maslakh, Apatrides de la Quarantaine, Palestiniens des camps.
Elle constitue un sous-prolétariat, d'autant plus indigent que venu
pour faire fortune – tout au moins pour échapper à la misère
– il se retrouve plongé dans une misère encore plus profonde.
De fait, deux formes d'exclusion se renforcent. L'exclusion de la centralité
urbaine, qui se traduit par une exclusion des spécialités professionnelles
assurant des statuts et des rôles stables dans la cité, et donc,
écarte une éventuelle identification ultérieure à
la communauté par intégration. Cela marque l'impossibilité
d'intégrer les configurations traditionnelles de l'échange,
entre familles, entre communautés. L'exclusion de la centralité
étatique se traduit, elle, par une exclusion-discrimination définie
par le statut juridique de la communauté dans le système de
citoyenneté par degrés qui se mettait en place .
On est donc en présence dans l'espace urbain de populations au statut
de citoyenneté incertain, et au statut de citadinité inexistant.
Les groupes ainsi formés ne constituent des communautés que
négativement : ils se rassemblent – et forment éventuellement
une conscience identitaire – autour de leur rejet collectif par la population
beyrouthine. Leurs chances d'accès à la citadinité restent
minimes : à supposer qu'ils parviennent à se définir
autour de statuts professionnels, à s'insérer économiquement
au centre, comme les Arméniens ont su le faire (joaillerie, audiovisuel,
manufactures de chaussures etc.), le processus d'intégration ne peut
être que lent. Donc à court terme, la ceinture de misère
est un problème central, qui constitue un fondement indéniable
de la crise urbaine.
Marginalisés par l'État, n'ayant pas accès à la centralité
urbaine, des milliers de Beyrouthins se voient tout simplement occultés
symboliquement du champ de vision. Mais au-delà du symbole, on va
même jusqu'à élever des murs autour des taudis et des bidonvilles
pour les cacher aux yeux des touristes ! Cet état de fait (habitat
délabré, équipements inexistants, sous-emploi, analphabétisme,
délinquance, problèmes d'hygiène etc.) est d'autant plus
insoutenable que le pays est en pleine expansion économique et que
les conditions pourraient être remplies pour prendre en charge les
problèmes soulevés par la ceinture de misère (par exemple,
le Liban est le pays que compte le plus de médecins par habitant
au Moyen Orient). Cette misère tranche en fait avec l'opulence des
voisins du centre, mais aussi avec celle des nouveaux venus de la périphérie,
centrés autour de l'État.
L’urbanisation des classes moyennes
C'est dans ce contexte que se produisent et se reproduisent ces classes
moyennes néo-urbaines dont le statut soulèvera un nombre élevé
de problèmes ultérieurement. Si ces classes moyennes étaient
loin de constituer cet élément «hégémonique»
de la société, ce symbole de la modernité acquise, elles
n'en bénéficiaient pas moins d'une grande quantité (relative)
de privilèges du point de vue des équipements urbains, sanitaires
ou éducationnels, ainsi qu'au niveau de l'emploi.
Elles se développent à l'extérieur de la ceinture de misère,
le centre ville étant déjà saturé. Comme on l'a évoqué
précédemment, c'est autour de l'État que leur développement
s'organise. L'État et ses institutions nouvellement décentralisées
à la périphérie constituent, pour ces nouvelles couches
urbaines, une nouvelles forme de centralité. On connaît ses
élites, modernes, et en lutte contre la persistance d'un centre ville
incontrôlable . Les classes moyennes, elles, sont le produit de la
tertiairisation rapide de la société libanaise, autour des fonctions
nouvellement acquises par la capitale. Ainsi, ces populations bénéficient
d'une intégration économique à la ville, en y exerçant
un emploi en général stable et générateur d'un statut
(ne serait-ce que le simple fait de se voir inclus dans le groupe virtuel
des classes moyennes).
Pourtant, on considère que cette couche de la population sera un
des vecteurs les plus virulents du conflit, sans en être nécessairement
un acteur. Se pose en effet pour cette population périphérique
un problème de nature principalement institutionnelle. En effet,
il faut noter l'aberration du système de représentation qui
commande partiellement l'attitude par rapport aux structures étatiques.
Le mode de représentation rend les habitants nouvellement urbanisés
étrangers à la ville : ni la représentation municipale
des banlieues n'est suffisamment pertinente pour représenter les
habitants, ni même la représentation parlementaire ne tient
compte de leurs problèmes de nouveaux urbanisés. Les élections
parlementaires se faisant sur la base du lieu d'origine – le rural dans
ce cas – certaines classes moyennes se sentent aussi étrangères
en ville que le sous-prolétariat décrit plus haut l'est au pays,
et ne sont donc représentées qu'indirectement dans les débats
politiques urbains pouvant les concerner.
Le fait de voter dans les villages d'origine empêche environ deux
tiers des habitants de la ville d'être représentés sur
leur lieu de vie, et les oblige à rester attachés en priorité
à d'autres lieux. Ces nouvelles populations urbanisées ne sont
pas prises en compte au niveau politiques en tant que populations citadines.
Si l'on peut parler à leur propos d'intégration économique
et professionnelle à la ville , en matière politique, elles
en restent exclues. Ce décalage institutionnel sera à la base
du troisième déséquilibre urbain, d'une troisième
forme de démarcation.
Conclusion
En 1975, on constate que la ville ne parvient plus à intégrer,
tant au niveau physique qu'institutionnel. Déjà dans les années
1960, les observateurs mettent en garde les autorités contre les
déséquilibres urbains manifestes à Beyrouth. Même
si ces mises en garde sont partie-prenante dans un conflit interne à
la ville, elles sont le signe de l'apparition de démarcations fermant
l'accès à certaines fonctions de la ville. Pourtant, les problèmes
demeurent. Que ce soit au niveau technique ou au niveau institutionnel,
les démissions se succèdent devant la tâche à accomplir.
On se heurte à l'hermétisme du centre à tout remodelage
rationnel, à toute réorganisation fondamentale. Tout au plus
peut-on tenter de l'ouvrir à l'extérieur. On se heurte aussi,
en corollaire, au dédoublement de la centralité, et à la
concurrence qui en découle. Citoyen ou citadin, Beyrouth ne sait
quel statut donner à tel ou tel de ses habitants. Ce qui est sûr,
c'est que l'un exclut l'autre. Mais plus encore, Beyrouth ferme les yeux
sur ces citadins sans statut, dans une situation de pourrissement, d'étouffement.
C'est donc une logique d'accès inégalitaire à la centralité
qui se développe, car s'il y a concurrence entre deux centralités,
elles produisent le même discours exclusif envers l'entre-deux, envers
le ceinture de misère et ses habitants.
C'est donc sur les questions de citadinité et de citoyenneté,
ou d'absence de statut, que le conflit trouve ses origines. Si les facteurs
déclenchants sont en grande partie externes, tant à la ville
qu'au pays même, le thème de la centralité, lui, fera le
lit des thèses miliciennes et du système qu'elles instaureront
dès la première année du conflit. Il sera la justification,
tantôt négative, tantôt positive, de l'hégémonie
commu nautaire et sociale sur la ville revendiquée ensuite.
La centralité effacée
Le centre-ville est, malgré tout (et notamment le développement
de nouveaux pôles périphériques), le lieu symbolique du
pouvoir politique et économique, le point de rayonnement des communications,
de la diffusion culturelle, du commerce et des loisirs. Si Beyrouth accumule
toutes les fonctions, le centre-ville constitue la symbolique même
de cette accumulation, le « lieu de la mémoire collective ».
C'est en ce sens que l'on parlera du centre-ville comme d'un espace public,
du lieu de l'échange par excellence, qu'il soit symbolique, économique
ou, plus largement, social. On serait tenté de définir ce centre-ville
comme la synthèse inachevée d'une ville complexe et changeante,
reflet de son histoire, résumé du présent et perspective
d'avenir.
Dès lors, il apparaît a posteriori presque trivial de voir dans
le centre-ville le théâtre initial du conflit qui éclate
le 13 avril 1975. Un autobus ramenant des Palestiniens dans leur camp
à Tel Zaatar tombe sous le feu de partisans phalangistes à Ain
El Remaneh. Ces 27 morts, sur ce qui allait devenir la « Ligne
verte », scellent le sort d'un pays, d'un peuple et d'une ville
pour quinze années durant lesquelles toute logique de rapports pacifiés
entre les groupes sera bannie au profit de replis communautaires et de
désirs de conquête.
Le corollaire pour la capitale libanaise se traduit par une division de
la ville non plus fonctionnelle, telle que l'auraient souhaitée les
urbanistes les plus ambitieux, mais bien communautaire (presque exclusivement).
De fait, penser Beyrouth comme unité urbaine, comme un tout, devient
un problème insoluble.
La disparition du centre
et les nouvelles formes d'urbanisation
Il convient à ce stade de préciser que la séparation communautaire
n'est pas apparue ex nihilo et par elle-même. Elle existait avant
le conflit, quoique tempérée par d'autres facteurs. Le principe
de division ne réside donc pas dans cet état de fait, mais dans
la dynamique de séparation imposée par les armes, un processus
organisé et finalisé autour d'acteurs et d'institutions.
La
destruction d'un centre : « la ville et le vide »
Sans prétendre dresser un historique de la destruction du centre-ville
de Beyrouth, il est important de noter que cette dernière est quasi
immédiate et relativement systématique (ou encore méthodique).
La plupart des auteurs soulignent la convergence des stratégies de
destruction vers ce centre convoité par tous. Faute de ne pouvoir
le conquérir, les groupes rivaux s'acharneront à le détruire,
à l'exclure. Le centre ville a été détruit et re-détruit
pour ce qu'il symbolisait, beaucoup plus que pour les fonctions effectives
qu'il avait encore. Il a été détruit par ceux qui n'en
avaient pas l'usage, et non par ceux qui le pratiquaient régulièrement.
Dès lors, « [Une] ligne se creuse sur la destruction de
l'espace public de la mixité par excellence : le centre-ville,
qui disparaît avec d'autres espaces de même fonction. Elle ne
s'installe pas dans le vide, elle le crée » .
Cet espace vide au coeur de la cité traduit la disparition de la
symbolique centrale, de rôle du centre en tant que lieu privilégié
de la mémoire collective et, serions-nous tentés de dire, sélective.
Comme le montre clairement le document support , le vide qui se creuse
au sein de la ville constitue une rupture nette dans l'unité du tissu
urbain. Jad Tabet montre de façon allégorique comment ce vide
représente le contraire même de l'urbain : « Une place
vide, une rue déserte, un terrain vague, évoquent le danger,
la mort : lieux propices au guet-apens, espace de délinquance,
d'illégalité ». Ce centre apparaît comme un dehors
de la ville.
On peut ainsi interpréter la destruction du centre de Beyrouth comme
un retour de la barbarie au coeur même de la ville. Pourtant, la
fondation de la ville comme principe d'organisation des rapports sociaux,
de gestion du lien social, ne repose-t-elle pas sur le refoulement de
la barbarie à l'extérieur même de ses murs ? On connaît
l'opposition traditionnelle du dehors de du dedans, illustrée par
les remparts autour de la ville et les portes se fermant éventuellement
sur la menace extérieure. En effet, dans la vision traditionnelle
de la ville, la menace vient de l'extérieur et il s'agit pour les
citadins de s'en protéger en se regroupant dans une unité cohérente
et unie vis-à-vis de l'extérieur.
Or le problème, posé en ces termes, prend une forme inédite
à Beyrouth. En effet, la barbarie ne vient plus de l'extérieur,
mais du coeur même de la ville. La menace surgit du centre même
de la ville, et non plus du dehors. Elle ne revêt plus les traits
d'animaux mythiques ou de sauvages stigmatisés; c'est la forme humaine
qui menace la capitale, qui porte atteinte à son intégrité.
Le centre apparaît alors comme « une terre sauvage où
seuls se trouveraient en sécurité ceux qui seraient prêts
à défier la mort : l'assimilation de la ville à la
jungle semble ici prendre son sens propre » .
On peut poursuivre la métaphore de la jungle, reprise d'ailleurs
par les Beyrouthins eux-mêmes, par les perspectives offertes par
la vue de la ligne de démarcation, désormais communément
appelée « ligne verte ». La végétation
s'empare des espaces à l'abandon et demeure la seule vie possible
dans un espace dominé par une violence arbitraire, celle des derniers
occupants de la zone : les snipers. Dès lors, ce centre détruit,
ou l'image que l'on s'en fait (il n'est pas accessible), va modeler des
systèmes de représentations de la ville par ses habitants. La
survie dépend de règles diffuses, d'un « code d'utilisation ».
On distingue dans la nouvelle géographie urbaine de la ville – la
géographie imposée par les armes – des éléments
constants et d'autres fluctuant selon le contexte politique, militaire
ou économique. Cette géographie comporte des règles et
des repères dont l'origine, pour les uns et pour les autres, est
la frontière divisant précisément la capitale libanaise
en deux. L'image est d'autant plus claire que cette limite est faite d'une
série de voies bloquées, d'anciens grands axes transversaux
sans issue, de rues obstruées par des tas de sable, de terre. On
parlera pour la « ligne verte » de mur, dans la mesure
où cette dernière est largement perçue comme telle. En
effet, elle constitue un lieu d'affrontements incessants, aléatoires.
Parallèlement à la destruction du centre ville et à la
recomposition de l'espace urbain qui en découle, la ville ne cesse
de croître, de se développer, sous des pressions diverses, et
principalement liées aux phénomènes de migrations. Ainsi
la croissance urbaine à Beyrouth, comme par le passé, constitue
en premier lieu un phénomène de déconstruction sociale.
Le principe de répartition des populations est dès lors marqué
par la recherche de la sécurité.
L'affirmation dans l'espace d'un principe de ségrégation
violent
C'est vis-à-vis de ce « mur de feu » que se définissent
les espaces environnants. Ce vide barbare, cette jungle urbaine, est érigé
en définition, certes négative, de la ville. Les espaces avoisinants
– qu'il s'agisse de rues, de pièces exposées – sont désertés,
au profit d'une recherche de sécurité vers l'extérieur
de ce centre devenu menaçant. Pour reprendre la métaphore précédemment
évoquée, on cherche à se protéger du centre. On lui
tourne le dos. Et les points de passage, de jonction, entre le différents
espaces constitués, sont à l'image des portes des cités
médiévales. Mais elles ne sont plus aux limites de la ville,
protégeant sa spécificité et son urbanité. Elles sont
à l'intérieur même de celle-ci, introduisant une coupure
fondamentale de l'espace urbain.
Pourtant, elles restent encore le lieu de l'échange, le poumon de
la ville. Si l'on se protège de « l'autre côté »,
il n'en demeure pas moins que la scission de la ville n'est pas stricte.
La communication entre les deux grands ensembles constitués n'a jamais
été et ne sera jamais rompue, dès lors que la division
semble échapper très vite à ses propres auteurs pour s'imposer
comme principe à tous. Cette division est subie par tous, et imposée
par une minorité. Sa violence ou, au contraire, son laxisme, se traduisent,
selon les périodes, par des velléités d'échange, ou
plus simplement une tolérance. Cette dernière se traduit par
la perméabilité des points de passage, le pouls de la situation
politique. Car on l'aura compris, la caractéristique principale de
la nouvelle organisation de l'espace urbain repose sur un principe de
ségrégation violente.
La recherche des lieux garants de la sécurité individuelle repose
en premier lieu sur le groupement autour d'identités confessionnelles.
Mais la division ne suffit pas pour se prémunir des dégâts
de la guerre. Il faut aller toujours plus loin pour se protéger.
L'insécurité perdurant dans les espaces communautaires, les
migrations d'habitants de Beyrouth vers des lieux réputés sûrs,
c'est-à-dire au-delà de la portée de l'artillerie, atteignent
des proportions notables. On dénombre sur toute la durée du
conflit 355 604 personnes déplacées, soit 70 531 familles,
de leur région d'origine à cause de la violence guerrière
.
Les habitants du secteur oriental de Beyrouth municipe ont migré
vers les banlieues du littoral nord ou les premières collines du
Metn et du Kesrouan; les Chrétiens du secteur occidental se sont
d'abord repliés sur la banlieue immédiate de la ville (Sinn
el Fil par exemple), puis, fuyant encore les combats, vers le Kesrouan.
Les Musulmans vivant à l'est ont eu des itinéraires plus complexes.
Ainsi, les sunnites se sont regroupés au centre-ville, ou encore
dans des quartiers nouvellement développés (Verdun par exemple);
les survivants Palestiniens ont rejoint leur compatriotes à Sabra
et Chatila, alors que les chi'ites se rabattaient sur le sud de la ville.
Néanmoins, à l'aspect intra-urbain des migrations se greffe
une composante non négligeable des flux de population. En effet,
la guerre déborde largement de la capitale, ce qui crée des
mouvements de populations accélérés, qu'il s'agisse de
l'exode des Chi'ites du Sud sous la pression des invasions israéliennes
ou de la fuite des Chrétiens du Chouf. Évidemment, ces nouvelles
populations contribuent aux accumulations communautaires autour des nouveau
pôles constitués, qu'il s'agisse du secteur Chrétien ou
de la partie occidentale de la capitale.
Quelles sont alors les conséquences de tous ces mouvements ? Ils
entraînent évidemment des mutations considérables de l'espace,
tant rural qu'urbain : la ville change de physionomie, soit par apport,
soit par départ de populations. L'arrivée massive et rapide
de réfugiés ruralise des quartiers cossus en l'espace de quelques
jours; ailleurs, le départ de populations pour des lieux plus sûrs
vide des quartiers entiers de leurs éléments dynamiques. Dans
les régions moins touchées par la guerre, une forte pression
démographique entraîne une spéculation foncière effrénée
sur les terrains jusque là agricoles et la rapide disparition de
ceux-ci au profit d'immeubles de rapport . C'est entre 0 et 400 mètres
d'altitude que le développement a été spectaculaire. Des
petites villes et de gros bourgs comme Jounieh, Kaslik, Dbayeh, Khaldé,
Jbail et Saïda sur le littoral, ou Bikfaya, Broummana en altitude
ont connu un développement spatial remarquable, « leur
centres à architecture plaisante disparaissant au profit d'un modernisme
mal assimilé » .
Deux types d'urbanisation sont effectifs : l'un, celui des résidences
balnéaires, et l'autre, celui des quartiers illégaux. Des quartiers
illégaux dans leur intégralité sont érigés pour
absorber les populations réfugiées, et particulièrement
Chi'ites. Le Sud de la ville, avec les quartiers de Ouza'ï et de
Chiyah, croît en gagnant sur les anciennes oliveraies et sur les
dunes. Les zones inconstructibles bordant les pistes de l'Aéroport
International de Beyrouth sont elles-aussi envahies . Sous-équipés,
sous-intégrés, ces quartiers contribuent à déséquilibrer
et à déstructurer une ville déjà bancale : ils
ajoutent à la densification de la partie occidentale de la ville
en y exerçant une pression démographique supplémentaire,
et complexifient la structure de la population de Beyrouth Ouest. Le secteur
occidental, de part la discontinuité confessionnelle qu'il comporte,
est un enclave dont le potentiel de dégagement est quasiment nul.
Parallèlement, la construction de stations balnéaires et de
grand complexes résidentiels, que ce soit au Nord, vers Jounieh ou
au Sud, vers Damour, s'inscrit dans une logique au départ «touristique»
mais très vite devenue sédentaire. En d'autres termes, il s'agit
là de migrations à caractère plus ou moins définitif,
mais réservées aux nantis (à ceux qui étaient auparavant
propriétaires) qui avaient abandonné leur appartement en ville.
Les «Chalets» (petits appartements dans les complexes balnéaires)
se multiplient et deviennent des résidences principales. Là
aussi, la densification est flagrante, mais la pression sur Beyrouth n'a
pas lieu d'être, dans la mesure où le secteur Est de la ville
a tendance à se vider pour se déverser toujours plus au Nord,
autour de Jounieh ou plus marginalement au Sud vers Saïda.
Pour reprendre les conclusions de M. F. Davie, « Il en est résulté [de ces mouvements
de population] une ville gauchie, avec la partie orientale vidée
et la partie occidentale saturée d'hommes; dans les deux parties
de la ville, la population d'origine est remplacée par des ruraux
ou des banlieusards, réfugiés ou miliciens » .
Beyrouth apparaît donc comme une ville vidée de son centre,
de sa substance. L'accès à la centralité, faute d'avoir
pu être réparti de façon équitable, est interdit à
tous. La guerre impose une réécriture de la ville par ceux qu'elle
n'était pas parvenue à intégrer et qui se la sont partagée.
Au nom d'une décentralisation (forcée, serait-on tenté
de dire), la ville est décapitée. Les liens traditionnels de
sociabilité sont effacés, avec la destruction des espaces publics,
des lieux d'échanges. On assiste à la destruction d'une centralité
sélective , mais qui ne s'accompagne pas de l'émergence d'une
centralité nouvelle. En effet, la communautarisation de l'espace
constitue une tentative de substituer à la complexité passée
des solutions simplistes : celles de la division érigée en principe.
Les
divisions comme principe
Dans la nouvelle géopolitique urbaine de Beyrouth, le principe de
territorialité l'emporte sur le principe de fonctionnalité.
L'instauration progressive de nouvelles donnes, les conditions d'urbanisation,
mènent inexorablement à une perte de la culture urbaine, de
la notion de citadinité. Il s'agit en quelque sorte d'un nivellement
par le bas. Les nouveaux principes qui régissent l'espace urbain
ne sont pas des facteurs d'intégration urbaine.
L'éclatement de la structure urbaine
Les banlieues, espaces d'accueil privilégiés des réfugiés
et autres migrants, se sont compartimentés en micro-espaces ethniquement,
socialement ou confessionnellement homogènes, chacun quadrillé
par des milices issues de ces milieux, chacun avec une allégeance
idéologique particulière. Le statut économique des migrants
n'est en outre pas sans conséquence dans le type d'urbanisation privilégié.
A titre d'exemple, l'afflux d'hommes a pu s'accompagner d'un afflux de
capitaux, comme ce fut le cas dans les régions de Zouk et de Jounieh.
Il en est découlé une urbanisation directement liée à
l'investissement dans le foncier. A contrario, les extensions chi'ites
du Sud de Beyrouth n'ont pas permis la constitution d'une telle offre
de logements, de services. En effet, les populations concernées,
réfugiées du Sud principalement, n'étaient en majorité
pas en mesure de consommer, et encore moins d'investir .
Au compartimentage résidentiel se superpose, par nécessité,
un réseau d'infrastructures lourdes. Des ports, des aéroports,
des stations de télécommunication par satellite ont été
construits, sans lien direct avec l'urbanisation. Répondant aux nécessités
d'approvisionnement déclarées de chacune des factions, ces nouvelles
voies d'échange ont essaimé de façon sauvage, soit que
l'on exploite des structures déjà présentes (AIB – aux
mains des milices chi'ites et sous les canons du Parti Socialiste Progressiste
druze – et cinquième bassin du port de Beyrouth – aux mains des Forces
Libanaises – réquisitionnés, autostrade de Jbail transformée
en piste d'atterrissage par les FL, etc.), soit que l'on en construise
de nouvelles (ports illégaux dans chaque crique propice, terminaux
d'hydrocarbures, aéroport de Damour mis en place par l'armée
israélienne en 1982 etc.) Le réseau routier lui même a
connu un développement avec de multiples objectifs, qu'il s'agisse
de désenclaver telle ou telle région : la « route
Karamé » percée par les forces du PSP de Walid Joumblat,
ou encore la voie rapide Antélias-Bikfaya tracée par les Gemayyel
pour connecter rapidement leur fief au littoral.
Cette urbanisation polycéphale a naturellement provoqué l'éclate
ment des services. Ainsi, les banques, paralysées par les combats
urbains et la coupure de la ville se sont concentrées à Dora,
sur l'axe routier desservant l'Est et le Nord, entièrement en territoire
Chrétien. Les grossistes sunnites du centre ville se sont éparpillés
à Hamra, Mazra'a, Verdun, Mar Elias. Les souks traditionnels et les
halles se sont redéployés : à l'Est, on assiste à
un glissement entre Achrafieh d'abord, et Sinn el Fil ensuite (éloignement
progressif par rapport aux lignes de front); à l'Ouest, le mouvement
est plus complexe. Il s'agit plutôt d'un éclatement, très
lié au contexte géopolitique instable de la zone.
Enfin, les loisirs – eux-aussi – ont subi des modifications : un
dédoublement s'opère, marquant la naissance d'un nouveau noyau,
déjà évoqué : celui de Kaslik-Jounieh, pour le
secteur Chrétien.
On remarque donc, parallèlement à la destruction du centre ville
et à l'effacement du symbole qu'il représentait, une multiplication
des structures urbaines en périphérie. Qu'il s'agisse de services
ou d'infras tructures, des dédoublements s'opèrent qui traduisent
une nouvelle interprétation de la fonctionnalité des espaces.
En effet, le référent n'est plus Beyrouth municipe, mais de
nouvelles unités géopolitiques dont la cohérence ne repose
que sur la stabilité et la puissance des noyaux miliciens qui en
assument la charge. Les développements urbains de la ville de Beyrouth
entre 1975 et 1991 ne sont donc pas seulement le fruit d'une logique d'offre
et de demande de logements et de services, comme semblent l'illustrer
a priori les mouvements de population fuyant les combats.
L'emprise d'idéologies miliciennes dans le développement
urbain
Le principe de l'exclusion régit les nouveaux espaces constitués.
Ces derniers se structurent les uns en opposition au autres, de façon
introvertie, mais sans que puisse émerger une nouvelle forme de centralité.
La carte analytique illustrant les « Migrations intra-banlieues
après 1978 » montre bien comment les mouvements de population
s'orientent dès lors de façon quasi exclusive vers l'une ou
l'autre des deux grandes zones, selon l'origine géographique des
migrants, mais aussi les mouvements devenus endogènes à ces
zones. En effet, il devient vite inconcevable d'envisager des mouvements
alternatifs quotidiens à travers la « Ligne verte »
, dans la mesure où la perméabilité de celle-ci n'est en
rien garantie . Les mouvements de population après 1978 confirment
donc l'effacement du centre ville comme principe d'organisation de l'urbain.
Beyrouth devient dès lors une « ville scindée en deux
périphéries », sans aucune relation positive au centre.
Voici comment Jad Tabet décrit la nouvelle urbanisation à
l'Est: « Tissu informe, répétitif et monotone, grisaille
sans centre et sans noeuds, où les interstices laissés par une
croissance sans vides sont comblés par les centres commerciaux, les
supermarchés, les salles de jeux ou les centres balnéaires.
Lieux de l'anti-mémoire : non seulement par l'absence de noeuds,
de signaux et de repères, mais surtout par l'indistinction, par l'absence
de limites » .
Pourtant, sous cette absence de repères clairs, de signes traditionnels
de la ville, comme le centre, ses prolongements, les faubourgs, ne signifie
pas l'absence de tous repères. En effet, l'urbanisation à Beyrouth
est bien le fruit d'idéologies miliciennes, comme le montre M. F.
Davie . La périphérie est dès
lors le lieu majeur d'affrontement non pas d'armées dans une logique
militaire, mais de milices dans une logique idéologique. L'enjeu
n'est ainsi pas une domination de type militaire sur un territoire, mais
la victoire d'une idéologie sur une autre. Or les idéologies
en présence sont fondamentalement rurales, en ce sens qu'elles manifestent
une absence totale de culture urbaine, et en particulier un mépris
total pour la logique de coexistence pacifique entre communautés
.
Beyrouth est dépossédée en tant que centre d'émission
de la citadinité comme forme d'intégration économique et
politique à la ville. L'échec réciproque de contrôle
de la ville et de ses richesses, source de pouvoir économique et
politique, a des conséquences sur l'urbanisation du littoral, celui-ci
devenant l'espace de remplacement du centre ville. L'urbanisation du littoral
est la marque de nouveau espaces idéologiques, coeurs de territoires
idéologiques. Ainsi, on a vu que l'activité bancaire s'est déplacée
du centre vers Dora, sur l'axe reliant l'Est au Nord. Or ce mouvement
n'avait pas seulement pour but de fuir la zone des combats. La concentration
des banques en un point a permis d'assurer la pérennité du contrôle
économique par les financiers libanais, majoritairement chrétiens
et sympathisants de l'idéologie économique libérale prônée
par les milices chrétiennes, contrairement à celles avancées
par les milices nationales ou arabistes . Il est découlé de
cette position avantageuse des transferts de capitaux en provenance des
autres agences, notamment lors des migrations ou des envois des émigrés.
Cet afflux était en outre couplé à un apport démographique
quantitativement et qualitativement satis faisant (main d'oeuvre qualifiée
et homogène confessionellement).
Une partie des capitaux dégagés – certains licites, d'autres
d'origine plus douteuse – a été investie dans l'immobilier,
dans des secteurs potentiellement porteurs (éloignés des zones
de combats) : Jounieh et Kaslik son des illustrations parfaites de
ce phénomène. Beyrouth est peu à peu délaissée
par les milices chrétiennes, ces dernières disposant d'espaces
économique de rechange. La ville n'était pas un lieu à
protéger dans la mesure où sa destruction ne gênait pas
le fonctionnement de l'espace idéologique. Le repli s'est opéré
autour des secteurs privilégiés par l'activité économique
et idéologique. Ainsi, c'est à Jounieh que se situent les principaux
émetteurs de télévision et de radio chrétiens. C'est
aussi à quelques kilomètres au sud de Jounieh que se situe la
principale source d'approvisionnement électrique du secteur Chrétien :
la centrale thermoélectrique de Zouk .
Par contre, Beyrouth Ouest n'a pas vu éclore un tel système.
La lisibilité de la ville disparaît vite, car les nombreuses
milices en présence ne sont pas parvenues à former une entité
idéologique monolithique, de par leur disparité idéologique
et confessionnelle (les deux étant souvent liées). De plus,
l'origine rurale de ces milices, plus marquée qu'à l'Est, leur
absence de pratique des circuits économiques urbains, ralentit ou
compromet toute véritable structuration économique de l'espace.
On parle pour le Sud de la ville de « village de rechange »,
dans la mesure où les populations constitutives sont majoritairement
issues des exodes liés aux invasions israéliennes de 1978 et
1982. Plus encore que les populations urbanisées avant la guerre,
ces dernières ne peuvent en aucun cas développer de culture
urbaine.
Contrairement au phénomène enclenché dans la partie orientale
de la ville, où des centres de remplacement, voire une ville entière
de rechange ont vu le jour, la partie occidentale s'est en quelque sorte
ruralisée, conservant quelques composantes urbaines vitales sans
en développer de nouvelles . Certes, quelques opérations de
spéculation immobilière ont eu lieu, mais seulement de façon
ponctuelle, par îlots, au milieu des taudis, des squats et des constructions
illégales. L'avantage spatial de se trouver dans la ville elle-même
ne leur a paradoxalement pas permis d'accéder au centre : comme
pour les maronites, les guerres que les milices ont menées à
Beyrouth on détruit la source de richesses potentielles qu'elles
pouvaient espérer en tirer. « La périphérie occupant
le centre est restée périphérique » , d'autant
plus que les Chi'ites n'avaient de continuité territoriale ni avec
leurs fiefs du Sud (séparés par les Druzes), ni avec la Bekaa
(séparés par les Maronites).
La population sunnite de Beyrouth, urbaine de longue date , était
privée de ses lieux de pouvoir économique : le port et
le centre ville. Elle est progressivement envahie dans son territoire
par les réfugiés chi'ites. La population sunnite abandonne alors
un certain nombre de quartiers (Ras Beyrouth, Mazra'a, Mar Elias etc.)
pour se concentrer dans deux points principaux : Verdun et Tallat Khayyat.
D'autres préféreront s'installer à Tripoli ou à Saïda,
bastions sunnites s'il en est . La réalité géopolitique
n'en demeure pas moins, pour les Sunnites, particulièrement désavantageuse :
noyés dans une marée chi'ite, ils sont en outre coupés
de leurs fiefs extérieurs par le secteur Chrétien et le Chouf
(druze). L'émergence d'un centre sunnite est donc dès le départ
compromise.
Dans ces trois cas, il s'en est suivi une urbanisation en grappes du littoral,
plus l'expression de son compartimentage en territoires idéologiques
qu'une extension «classique» de la ville. chaque espace idéologique,
quadrillé par des milices différentes, avait nécessairement
une expression urbaine particulière sur le terrain; chaque idéologie
sécrétait une ville différente. Ainsi, le secteur Chrétien,
contrôlé par les Forces Libanaises, se constituait en territoire
progressivement autonome par rapport au reste du Liban. Toutes les administrations
de l'État étaient dédoublées, la vie économique
était aux mains de compagnies créées de toutes pièces
par cette même milice, par des sympathisants ou fortement contrôlées
par la « Caisse nationale », embryon de Ministère
des finances. La continuité territoriale des banlieues de Beyrouth
Est autorisait l'étalement des centres de remplacement. Le port de
Jounieh était le centre de l'activité commerciale, de la propagande,
de soins hospitaliers.
L'autoroute littorale (autostrade) permettait un accès continu à
tous ces services, le dispositif étant complété, comme
nous l'avons vu, par un capital immobilier dense. De plus, l'électricité
de la centrale de Zouk et l'usine de traitement d'eau de Dbayeh (très
endommagée en 1989-90), ainsi qu'un relais satellite contribuaient
à faire de ce secteur une entité relativement autonome. D'autres
projets – avortés – devaient sceller cette autonomie, comme l'aéroport
de Jbail (sur une section d'autoroute) ou encore un nouveau port. mais
par dessus tout, il est à noter que cet ensemble était parfaitement
quadrillé, idéologiquement et militairement, par une milice
entraînée et motivée.
Par contre, le territoire chi'ite de Beyrouth ne pouvait se permettre
une telle extensions territoriale. L'urbanisation sur le littoral se limitait
à un étalement de constructions illégales, notamment autour
de l'aéroport, et à une jetée à Ouza'ï, pour
les besoins du commerce local.
Le territoire druze, quoique pourvu d'avantages certains, n'a pas su dégager
un véritable centre. En effet, malgré la continuité territoriale,
l'homogénéité confessionnelle, aucune des villes du Chouf
n'est parvenue à accumuler des fonctions capables de contrebalancer
Beyrouth comme l'a fait Jounieh au Nord par exemple. On peut trouver plusieurs
explications à cela : la première, c'est l'absence de continuité
entre Beyrouth et le Chouf, qui de fait ne peut pas bénéficier
des ressources de la capitale. Ensuite, il faut noter la modestie des
villes druzes, d'autant que l'exode des Chrétiens du Chouf s'est
accompagné de la destruction, par le PSP, des riches centres touristiques
dont ils avaient la gestion sur la route de Damas (Aley, Sofar etc.).
Enfin, ni l'aéroport de Damour (construit par Tsaal), ni la centrale
électrique de Jiyyé ne pourront être utilisés. Mais
par-dessus tout, c'est probablement la faiblesse numéraire des Druzes
qui explique le faible développement du Chouf comme alternative véritable
à la capitale.
Il est donc notable de voir que du principe de division né de l'application
des thèses miliciennes n'émerge pas de nouvelle centralité.
Si cette affirmation frise l'évidence pour un secteur occidental
éclaté, ou pour un secteur druze trop isolé, il n'en est
pour autant pas de même pour le secteur Est. En effet, comme nous
l'avons vus plus haut, Beyrouth Est et son extension au Nord se développe
dans le sens d'une autonomisation toujours plus grande vis-à-vis
de Beyrouth municipe, vis-à-vis de la centralité traditionnelle
relative au centre ville. Néanmoins, l'apparition d'une nouvelle
forme de centralité encore difficile à entériner. Il faut
en effet se demander si le secteur Est a été en mesure de produire
une nouvelle forme de centralité, ou au pire, de s'approprier la
centralité étatique.
On serait tenté de prétendre que la période de domination
maronite suivant l'invasion israélienne de 1982 correspond à
une confusion relative entre la centralité étatique (déplacée)
et une milice. La deuxième Présidence Gemmayel correspond à
un renforcement du rôle du Parti Phalangiste dans le pouvoir d'Etat,
donc à l'emprise d'une milice puissante sur les rouages de l'Etat.
On assiste donc à la constitution d'une forme de centralité
relative, autour du pôle kesrouanais de développement urbain,
celui de Kaslik-Jounieh, comme illustré plus haut. Pourtant, aucun
centre véritable de voit le jour. Si domination forte il y a, elle
ne se traduit pas dans l'urbain par la recherche d'une cohérence
globale, d'autres priorités s'imposant.
On revient donc à cette polycéphalie caractéristique du
«Strip» oriental : l'urbanisation s'organise autour de
l'autostrade par segments. L'incapacité pour les différentes
«autorités» de gérer toute forme de pluralité conduit
à cette urbanisation segmentaire, comme l'explique Nabil Beyhum :
la violence prend le pas sur la négociation, ce qui conduit à
substituer la division à la négociation d'un compromis. Les
lieux du compromis, de l'échange, de la pluralité, ne peuvent
éclore. Or ces lieux, ces espaces publics, sont traditionnellement
les émanations d'un centre, que l'on se place aux niveaux politique,
économique, culturel ou militaire. En fait, c'est l'incapacité
des milices à gérer la pluralité, une coexistence pacifique,
qui explique l'éclatement à l'Est à la fin des années
1980 . L'accumulation segmentaire se subsitue donc au principe d'intégration.
Conclusion
A travers la perte de sa centralité urbaine – la perte de la
culture urbaine, l'évacuation de la question de la citadinité,
l'occultation de la référence au centre, parallèlement
à la constitution de deux périphéries segmentaires –,
et faute d'avoir su gérer ses évolutions internes, la ville
de Beyrouth a éclaté. Comme on l'a vu, il est possible d'éclairer
les causes de cette chute. Mais ce qui ressort, en dernière analyse,
c'est que le coupable n'est pas unique. La culpabilité est partagée.
Les renoncements ont été aussi destructeurs que les marques
d'arrogance. Les armes ont fait autant de dégâts que l'argent,
d'un côté comme de l'autre.
La ville de Beyrouth a été malade, malade de n'avoir su se regarder
en face. Le nécessaire dialogue (la citadinité) a été
oublié, puis nié. Les Beyrouthins ont dû désapprendre
à se parler, faute d'avoir su se métamorphoser. Ultime paradoxe,
le pays de l'accueil, comme on se plaît encore à le qualifier,
à travers sa capitale, n'a su accueillir les siens.
En 1991, le conflit étouffé laisse derrière lui les cendres
fumantes de la ville de Beyrouth. Lacérée, trahie, violée,
meurtrie, mais pas effacée. La métaphore du Condor ne saurait
pourtant illustrer l'avenir proche ou imaginé de la capitale, par
le biais de son centre. C'est ce coeur brûlé que l'on veut reconstruire.
Mais les libanais, et en particulier les habitants de Beyrouth sont-ils
prêts à réinventer une citadinité ? Ou encore, l'État
est-il capable de prendre en main cette réinvention ? Les évolutions
récentes montrent qu'il a la prétention d'initier ce que personne
n'avait osé faire : ouvrir la voie du centre .
Tableau 2 : Dispersion et/ou paralysie des fonctions urbaines
de Beyrouth
Les déséquilibres
urbains de 1975
L’accumulation des fonctions
en 1975 : Beyrouth et le désert libanais
Crise urbaine, crise de
la citadinité
La disparition du centre
et les nouvelles formes d'urbanisation
La destruction d'un centre :
« la ville et le vide »
Les divisions comme principe
CHAPITRE 2
BIBLIOGRAPHIE
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