Au printemps 1991, une rumeur persistante s'empara de Beyrouth. Éclose spontanément, venue de nulle part, elle disait que les chiens étaient sortis du centre détruit par la guerre et avaient envahi les quartiers qui en avaient jusque là été préservés. L'explication avancée prétend que l'on aurait dérangé les chiens en pénétrant de nouveau dans le centre, abandonné à son sort depuis quinze ans. Les bulldozers rouvrant l'accès physique au centre-ville (dégagement des voies bloquées par des monticules de terre ou des containers) et les badauds nostalgiques auraient remis en cause la souveraineté des chiens sur ce territoire alors en friche.

La rumeur veut que ces chiens, habitués à manger les corps des victimes (militaires, miliciens) des combats, aient été troublés par l'arrivée de ces nouveaux venus, qu'il s'agisse des pelleteurs ou des promeneurs. Ayant pris goût à la chair humaine, ces chiens auraient alors entrepris de sortir du centre pour attaquer, la nuit, les passants isolés. De nombreux exemples illustrent d'ailleurs ces «attaques».

Fruit de l'imaginaire populaire ou phénomène fondé, cet ensemble d'événements entraîna des réactions diverses. Tout d'abord, les autorités, suivant en cela nombre d'organes de presse, démentirent la rumeur. Pourtant, cela ne suffit pas à l'étouffer. Les pouvoirs publics entreprirent alors une action d'envergure pour décimer la population canine du centre-ville. En une nuit, 41 chiens furent massacrés par la police. Les coups de feu retentirent à nouveau dans le centre, mais pour le purger du mal cette fois-ci. L'opération se poursuivit les jours suivant, tuant peu à peu la rumeur. Mais outre l'aspect anecdotique du passage d'une rumeur publique à l'action collective, il convient de souligner quelques éléments caractéristiques de ce construit de l'imaginaire collectif.

En premier lieu, on constate que ce type de rumeur est quasiment chronique à Beyrouth : à chaque trêve correspond son monstre du centre-ville; et invariablement se pose la question de la destruction de la bête. Dans ce cadre, il est important de constater que la rumeur illustre des situations de danger réel : si la circulation est redevenue possible, être seul reste toujours dangereux dans l'ancienne zone du centre-ville. Pourtant, ce soudain intérêt pour les chiens dont on avait admis la présence durant tout le conflit stimule l'imaginaire. Il est aussi douteux que la gent canine ait pu se nourrir des cadavres de miliciens dont la rumeur exagère sans doute le nombre. Mais ce qui est à noter, par-dessus tout, c'est que « Le lieu du danger est ouvertement identifié : c'est le centre-ville, lieu de tous les risques. Le coeur de la ville comme lieu de tous les cauchemars désigne à la ville son propre ensauvagement. C'est là, pour l'imaginaire urbain, que se repaissent les cannibales des milices, et c'est là qu'ils vont ressortir, dérangés par les premiers déblaiements et les première promenades. Lieu tabou, le centre-ville était en quelque sorte le lieu d'un équilibre virtuel de la ville divisée en territoires. Lieu violé, il devient la source du danger pour l'ensemble du système de l'urbain établi dans la guerre » .

Cette rumeur apparaît donc au moment où se pose à nouveau le problème du contact avec l'Autre. À travers la réouverture des voies d'accès au centre, on inaugure une nouvelle façon de gérer les rapports urbains, ou plutôt, une nouvelle chance de dialogue dans la ville s'offre aux Beyrouthins. Mais cette réouverture scelle aussi l'émergence d'un acteur quelque peu oublié, tant par la ville que par ses habitants : l'État. Le sauveur — celui qui a terrassé la bête — ressort grandi de son exploit. En faisant abattre les chiens, ce dernier a repris le devant de la scène beyrouthine. La symbolique de ce geste officiel — l'éradication des chiens-miliciens et la restauration de l'autorité de l'État sur le centre ville —traduit une apparente volonté, des autorités publiques, de s'investir dans l'avenir de la ville. Et même si les cadavres de chiens pourrirent dans les rues plusieurs semaines durant, l'État revendiquait symboliquement le contrôle de centre et, de ce fait, de l'intercommu nautaire.



La renaissance proclamée de la capitale libanaise


Très vite, après que les derniers coups de feu se sont tus, l'État du compromis de Taëf, l'État de la «réconciliation», réinvestit ses locaux, au centre et à la périphérie de Beyrouth, et proclame ses ambitions : réconcilier tous les Libanais dans un élan constructif, tant au niveau économique qu'au niveaux politique et social. Si la nécessité de reconstruire Beyrouth ne fait pas de doute dès 1990, il faut pourtant attendre 1993 pour qu'elle soit effective. La solution aux multiples problèmes matériels posés par la reconstruction est l'unique clé de recherche en matière de reconstruction. En effet, même si les débats ne tardent pas à fuser, et les différentes options à diverger, l'urgence de la reconstruction, communément admise, conduit de façon quasi consensuelle à se plier, au départ, au montage financier supposé le plus habile et, à moyen terme, le plus profitable.

« Le projet de redéveloppement urbain le plus important des années 1990 » est présenté de la façon suivante :

« Beyrouth centre-ville : une ambition pour l'an 2000…
1994 : après deux années d'études et de mise au point, la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, une entreprise gigantesque aux dimensions historiques, a démarré. La société en charge du projet, SOLIDERE, (Société Libanaise pour le Développement et la Reconstruction du centre-ville de Beyrouth) a été constituée le 5 mai 1994, à l'issue de l'assemblée générale constitutive des actionnaires. »

L'émergence d'un projet d'action

Le plan présenté en 1991 aux Libanais et accepté par le Parlement en 1992 n'est en rien une première. Il est en effet précédé (entre 1977 et 1987) de deux expériences . Beyrouth a en effet été sujet d'études lors de deux accalmies prometteuses, à savoir en 1977 et en 1986-87.


Les anciens projets de reconstruction

Le premier date de 1977, alors que la guerre venait à peine de commencer. L'Atelier Parisien d'Urbanisme (APUR) fut chargé de planifier la reconstruction du centre-ville et ses projets furent prolongés par une équipe d'architectes libanais . Le projet visait à protéger le patrimoine de la ville, et surtout les parties historiques de son centre, tout en prêtant une attention particulière aux espace publics qu'il s'agissait de développer. Il ne touchait ni à la forme des propriétés, ni aux éléments les plus significatifs de la trame des voies de circulation, ni aux places publiques symboliques, tout en proposant différents aménagements. C'est en ce sens que l'on parle de ce plan comme d'un projet conservateur, dans la mesure où il ne remet pas fondamentalement en cause les grands traits du centre, pas plus qu'il n'intègre la périphérie au centre. Le plan sera adopté par les autorités, mais jamais mis en place.

Le second projet de reconstruction fut proposé en 1986-87 par l'Institut d'Aménagement de la Région Ile-de-France et, lui, était consacré au Grand Beyrouth. Il prétendait intégrer les nouvelles données du tissu urbain, prenant acte des destruction, tant en périphérie qu'au centre, et des nouveaux pôles de croissance. C'est la raison pour laquelle on parle pour ce projet de plan de rééquilibrage. Mais c'est aussi un projet intégrateur, dans la mesure où il visait à dresser un réseau hiérarchisé de centralités avec l'ancien centre-ville en tête, et à organiser un réseau de voies de circulation à la mesure des besoins. L'option majeure de ce projet est qu'il visait à l'intégration autour de pôles de croissance. Néanmoins, on critiquera abondamment le fait que son pragmatisme avait tendance à servir les thèses miliciennes en entérinant la multipolarisation de l'espace urbain, sans pour autant redonner vie au centre-ville. En d'autres termes, les pôles de croissance définis n'étaient que très faiblement fonctionnalisés et la dénégation de facto du centre-ville permettait de mettre en doute sa position dominante dans une éventuelle hiérarchie de centralités dans une chaîne construite. Néanmoins, ce projet n'aura pas lui non plus sa chance. Il sera vite oublié, comme son prédécesseur, avec la reprise des combats.

En 1990, on enterra le premier projet parce qu'il correspondait essentiellement à la volonté de respecter et de réinstaller l'ancienne population du centre-ville — artisans, commerçants et usagers — dans son cadre de vie antérieur, alors que les 17 ans de guerre s'étaient soldés par la destruction de ce mode de vie, de sa culture de tolérance communautaire, de ses activités économiques spécifiques. Les rapports de force politiques avaient changé ; les vieux citadins étaient désormais réduits à la portion congrue.

Le second projet, bien que concernant la ville dans son ensemble, perdait de sa pertinence, du fait du décalage entre les rapports de force qui avaient présidé à sa formulation et la situation de 1990. Son obsession — le rééquilibrage Est-Ouest — n'avait plus lieu d'être, ou du moins pas dans les mêmes termes. Cette obsession avait conduit l'IAURIF à faire l'impasse sur des lieux tels que la ligne de démarcation ou même l'ex-« ceinture de misère » comme centres d'émission dans le système de centralité qui était instauré. À l'évidence, les rapports de force dominants au début des années 1990 consacraient l'obsolescence des principes fondateurs des projets de l'APUR et de l'IAURIF.


La nouvelle formulation de la reconstruction : le projet Dar al Handassah

Fin 1990, année du retour de la paix au Liban et du début de la restauration de l'autorité de l'État, un bureau d'ingénierie libanais installé au Caire (Dar al Handassah Consultants, le plus important bureau d'études du Moyen-Orient) conduit une étude restée d'abord confidentielle, portant essentiellement sur le centre-ville de Beyrouth. Supervisée par le Conseil du Développement et de la Reconstruction (CDR), cette étude est financée par le mécène libanais Rafiq Hariri — à la tête d'un empire comptant notamment le géant des travaux publics arabe OGER —, devenu président du Conseil en novembre 1992. En 1991, le CDR demande au bureau d'ingénierie de mettre au point un schéma directeur pour la reconstruction du centre-ville de Beyrouth à partir de l'étude proposée. Ce schéma est approuvé par le gouvernement libanais en octobre 1992.

Les choix proposés par Dar al Handassah traduisent une volonté de concentrer les fonctions politiques et économiques, les administrations de l'État et les lieux de luxe, dans le centre-ville. Pourtant, on a vu précédemment que l'histoire du centre-ville n'était pas exclusivement centrifuge. En d'autres termes, Beyrouth avait déjà perdu, avant 1975, son rôle exclusif d'émission. Partant du projet de l'APUR, Dar al Handassah, assistée d'un des architectes du projet de 1977 — Henri Édd頗 prend acte des dégâts causés par le conflit dans la zone définie par l'APUR et propose un dépassement des surfaces du centre par la constitution d'un remblais dans la mer avec les débris du centre-ville nettoyé. Mais par-dessus tout, c'est à un projet monumentaliste et outrageusement moderniste que l'on a affaire : « Le jet d'eau fut rapporté de Genève, la voie large des Champs-Élysées, les canaux, de Venise bien entendu… en somme, de toutes les villes où les Libanais ayant fui la guerre s'étaient réfugiés [sic] » .

On prétend faire du centre-ville un nouvel élément moteur, lequel drainerait l'activité économique renaissante : « Ce projet ambitieux et novateur, insistant sur la régénération du centre-ville pour créer une dynamique d'entraînement pour l'ensemble du développement du pays présente de nombreux avantages » pouvait-on lire dans un article de Sawsan Awada Jalu . Les investissements nécessaires doivent être puisés dans le secteur privé, ce qui impose aux concepteurs une attractivité particulièrement travaillée : le projet doit promettre des rendements très élevés. L'organisation de tous les éléments fiscaux et légaux est précisée dans la loi instituant le principe de la société foncière unique .

Du plan à la mise en oeuvre

Les propositions d'aménagement initiales du plan Dar al Handassah pour la reconstruction du centre-ville de Beyrouth adoptent des solutions radicales dans trois grandes directions :

– Il s'agit en premier lieu de créer de nouvelles infrastructures pour moderniser le centre et résoudre les problèmes de transport et de fonctionnement, en mettant l'accent sur les voies d'accès rapides et en prévoyant de nombreux stationnements en sous-sol (quarante mille places de stationnement environ). Il est également prévu de transformer la place des Martyrs en une très large avenue de plus de 130 mètres de large, s'étendant du pont Fouad Chéhab au port, au niveau duquel elle se terminerait par des tours plantées dans la mer.

– Il s'agit aussi de reconstruire le centre-ville en remplaçant 80% des bâtiments du centre, jugés irrécupérables, par des immeubles modernes de grande hauteur, tout en insistant sur l'importance de la conservation du patrimoine : ainsi, les anciens souks doivent être reconstruits dans un style « rappelant l'ancienne architecture », la hauteur étant limitée à trois niveaux, pour préserver la relation de la ville à son histoire. Le CDR a également demandé à l'UNESCO de préparer, avec les responsables libanais, un plan d'action pour l'intégration des fouilles archéologiques dans la reconstruction du centre-ville.

– Enfin, le plan envisage de recouvrir la mer de remblais sur une étendue de 220 hectares pour y édifier des tours de bureaux ultramodernes, la surface totale de bureaux pour l'ensemble du projet avoisinant quatre millions de mètres carrés. Le projet insiste sur l'importance de remblayer la mer pour assurer des revenus (la plus-value foncière constituée revenant à la société en charge du projet, à savoir SOLIDERE) permettant de couvrir le financement des nouvelles infrastructures du centre. Le remblai doit prendre la forme d'une île reliée à la côte par une série de ponts.

Bien entendu, l'ensemble de ces objectifs, pour être atteints, supposent un montage financier et légal particulièrement performant, comme nous l'avons évoqué plus haut. Face aux contraintes lourdes posées par la gestion de la reconstruction du centre-ville, la société SOLIDERE constitue une solution attractive, tant pour les ayants-droits que pour les investisseurs potentiels.


Un montage financier et légal innovant

C'est ainsi que le présente le responsable du projet dans Le Monde : « Le montage financier imaginé pour la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, associant les anciens propriétaires et locataires des lieux à de nouveaux investisseurs, constitue une innovation. Il permet à l'État de garder le contrôle de l'opération sans débourser un sou » .

Il faut en effet savoir que les contraintes pesant sur la réalisation d'un projet de reconstruction du centre-ville sont grandes. Elles sont présentées dans un article du même auteur . Leur énumération est particulièrement parlante :

– En premier lieu, les ressources étatiques sont jugées insuffisantes pour faire face au coût d'une telle opération. Il est en effet nécessaire, après plus de quinze ans de guerre civile, de faire appel à l'investissement privé pour couvrir le coût d'une telle entreprise. Il est à noter que l'urgence de la reconstruction, perçue comme une garantie contre une retour des troubles, alourdit nécessairement le devis.

– La destruction du centre, qu'il s'agisse des infrastructures ou du bâti, est très avancée. On estime à 20% le nombre de bâtiments jugés «récupérables», sur une zone d'intervention fixée à 110 hectares.

– Nombre des bâtiments en ruine du centre-ville sont en outre squattés, depuis l'invasion israélienne de 1982 qui avait provoqué l'exode de populations du Sud, par des familles particulièrement démunies. Or cette squattérisation massive ne saurait être traitée hors cadre légal précis. La loi fondant SOLIDERE a aussi fonction d'assurer les conditions préalables aux travaux, c'est-à-dire qu'elle engage l'État à vider la zone de ses occupants illégaux.

– La propriété, dans l'ancien centre-ville, est très fragmentée. Par exemple, comme le précise le correspondant du Monde peu avant la souscription, « le bien-fonds n° 90 compte officiellement à lui seul, pour 9 177 m2, 4 080 propriétaires, auxquels il faut ajouter les locataires… » Il est donc nécessaire de trouver une solution pour trouver une solution satisfaisant tous les ayants-droits, autour d'un dénominateur commun garanti par SOLIDERE. De plus, une loi sur les loyers datant de 1948 pose un problème fâcheux. En effet, cette dernière fixe l'augmentation des loyers. Or avec la dévaluation de la livre libanaise, le revenu pouvant être tiré de la location est réduit à néant, ou presque. Il devient dès lors impossible pour les propriétaires d'envisager, à titre privé, des investissements sur le bâti, les perspectives de rentabilité étant nulles (pour ceux qui auraient les moyens d'investir).

– Le patrimoine archéologique et historique du centre-ville étant considérable. Qu'il s'agisse de découvertes d'origines hellénistiques (IIè siècle avant J.-C.) sous les ruines des souks ou de l'étude de la madrassa de Ibn 'Iraq (école de jurisprudence et de théologie datant de 1517), les fouilles à réaliser (entreprises en 1993) sont considérables, tant par la quantité de données disponibles que par leur qualité .
– Enfin, la dernière contrainte évoqué par le responsable du projet touche à la déstructuration de la vie commerçante et culturelle. En effet, nous avons vu précédemment que le centre de Beyrouth avait perdu avec la guerre sa fonction commerciale et culturelle, au profit de nouveaux pôles, qu'il s'agisse de Kaslik au Nord ou de Ras Beyrouth à l'Ouest. Il convient donc, pour redynamiser le tissu économique du centre (quasi-inexistant en 1990), de recréer à sa place des structures suffisamment attractives pour provoquer un retour des activités au centre-ville.

De fait, en juillet 1991 est annoncé à grands renforts de publicité la reconstruction de Beyrouth par le projet d'une Société foncière unique, sans avoir recours à l'État. Le capital de SOLIDERE est composé des apports fonciers (environ 1650 parcelles) des titulaires de droits immobiliers du centre-ville (propriétaires, locataires ou exploitants), ainsi que des apports financiers des investisseurs dans le projet. La valeur des parcelles est déterminée par une Commission supérieure d'évaluation, dont les membres sont nommés par l'État : elle porte la valeur du patrimoine foncier du centre-ville à 1 170 000 000 de dollars US.

Il existe deux catégories d'actions :

– les actions de type A sont émises en échange de leurs apports fonciers au profit des personnes physiques et morales titulaires de droits immobiliers (ayants-droits) dans le centre-ville. Il faut préciser que les ayants-droits ne disposent pas ici de choix. Tout au plus leur octroie-t-on un droit d'appel pour ce qui concerne l'évaluation de leurs biens-fonds. Il s'agit ici d'une dotation en capital en nature. On notera que les ayants-droits sont ainsi expropriés, en échange de leur participation au capital de la société foncière. J.-P. Lebas parle à ce titre d' « expropriation avec espoir de retour à meilleure fortune ». Les statuts de la société visent dès lors à tenter de compenser le caractère autoritaire de l'opération par un certain nombre de privilèges accordés aux ayants-droits.

– les actions de type B sont émises au profit des investisseurs en échange de leur apports financiers. Le montant global escompté de ces apports financiers est de 650 millions de dollars US. 6,5 millions d'actions de type B seront émises. Il s'agit ici d'une dotation en capital en numéraire. En fait, la souscription dépassera largement le minimum escompté, en atteignant 900 millions de dollars.

Ces actions, émises à une valeur nominative de 100 dollars US ne peuvent être échangées qu'entre membres des catégories définies par la loi de décembre 1991 (n° 117), à savoir (par ordre de priorité) :

– aux titulaires de droits immobiliers dans le centre-ville ;

– aux citoyens libanais et sociétés libanaises;

– à l'État libanais, aux institutions publiques libanaises et à la Municipalité de Beyrouth;

– aux personnes physiques d'origine libanaise, institutions arabes publiques ou semi-publiques et aux ressortissants de pays arabes.

Il faut aussi noter que les actions de SOLIDERE se distinguent des actions d'autres sociétés obéissant au code du Commerce libanais par sept particularités. En premier lieu, les actionnaires de type A ont priorité sur tous les autres investisseurs dans la souscription aux actions de type B dans la société . Deuxièmement, les actions de SOLIDERE sont libellées en dollars US (la stabilité de la livre libanaise n'étant pas assurée lors de la souscription). Il est ensuite précisé que les apports en numéraire (type B) ne sauraient dépasser en valeur les apports en nature (type A). En outre, nulle personne physique n'est autorisée à détenir directement ou indirectement plus de 10% du capital de SOLIDERE (actions A et B). Cette disposition a pour but de prévenir tout prise de contrôle par une institution ou une personne de la société. Les actions de SOLIDERE peuvent être introduites immédiatement à la bourse de Beyrouth, alors que les dispositions légales ne l'autorisent pour d'autres actions qu'après trois exercices sociaux. Cette dernière mesure est évidemment destinée à favoriser l'investissement dans SOLIDERE en ouvrant la voie à une forme de rentabilité d'ordre spéculatif.

Enfin, deux dispositions assurent SOLIDERE et ses actionnaires de garanties fiscales spécifiques : la société est ainsi exemptée de toutes charges d'enregistrement, notariales ou au tribunal de commerce. Elle est en outre exemptée de toutes taxes sur le capital et de l'impôt sur les bénéfices jusqu'en 2 001. Les actionnaires, eux, bénéficient d'une exemption d'impôts sur les dividendes, ainsi que sur les plus-values réalisées lors de la cession d'actions.

C'est dans ce cadre légal et financier que les promoteurs du projet entendent reconstruire Beyrouth, faisant de ce plan une entreprise attractive dotée de nombreux avantages, au nombre desquels :

« Le rôle unique de Beyrouth, en tant que principal centre d'activités financières, culturelles et de loisirs au Liban; l'attrait de son marché immobilier et sa compétitivité par rapport aux autres centres urbains de la région.
« Le redressement économique du Liban, qui aura pour effet d'accroître sensiblement la demande de bureaux et d'espaces commerciaux ou résidentiels.
« Les avantages traditionnellement offerts par le Centre-Ville : position centrale, proximité du port, accès aisé à partir du reste de la ville et de l'aéroport.
« Les chances offertes par une opération globale de rénovation de ce type. Le projet suscitera en effet, un heureuse symbiose des activités, au sein d'un environnement urbain attrayant de grande qualité.
« Le patrimoine historique, architectural et archéologique, d'une richesse et d'une variété sans égales, tant à Beyrouth que dans la région. »


Des réactions publiques mitigées

La réponse de la population beyrouthine à la souscription lancée par SOLIDERE ne laisse pas de doutes : 926 millions de dollars ont été souscrits entre le 1er novembre 1993 et le 10 janvier 1994, date de clôture de la souscription, soit près de 300 millions de plus que le montant requis. On compte un grand nombre de petits (environ $1000) et moyens (environ $10 000) souscripteurs. Pourtant, la participation à un débat fondateur n'a pas été autant remarquée. Faut-il alors penser que ces dizaines de milliers de souscripteurs se sont lancés dans le projet comme dans une « bonne affaire » ? Ou encore, faut-il voir dans cette ruée une réelle volonté d'avancer plus loin dans une paix probable — une forme d'investissement financier dans la paix ?

Pourtant, SOLIDERE n'est pas aussi consensuelle que l'enthousiasme de ses souscripteurs en numéraire pourraient le montrer. En effet, plusieurs initiatives de spécialistes des problèmes urbains ont vu le jour depuis 1990. Ainsi, dès novembre 1990, un « Observatoire de la Reconstruction de Beyrouth » (ORB) était formé. Composé essentielle ment de sociologues, d'architectes, d'urbanistes et d'économistes, celui-ci s'était fixé pour objectif de suivre les projets de reconstruction et d'affirmer « les thèses pour une reconstruction graduelle, un respect du patrimoine et des populations, la nécessité de tenir compte du cadre global avant de privilégier des segments, une insistance sur la participation de tous à un processus qu'il s'agit de planifier en tenant compte du facteur temps et du réalisme économique et politique nécessaire dans ce genre de projets ». Au printemps 1992, un ouvrage collectif mené sous la direction de l'équipe de l'Observatoire en question, et intitulé Reconstruire Beyrouth, les paris sur le possible était présenté au public à Beyrouth en présence d'une dizaine d'auteurs et des médias.

Toujours à l'instigation de l'Observatoire de la Reconstruction, un colloque se tint à Londres en avril 1992 avec le « Centre for Lebanese Studies », en présence d'une quarantaine d'hommes d'affaires libanais et d'urbanistes européens, en particulier italiens et anglais, ainsi qu'un représentant du projet contesté.

L'Urban Research Institute (URI) a organisé un colloque fin mai 1992, dont le thème était Beyrouth la mémoire, Beyrouth la population, Beyrouth l'avenir. Projets d'aménagement et intérêts publics. Y étaient présents, entre autres, le directeur général de l'urbanisme au ministère des Travaux publics, l'architecte en chef du projet controversé pour la reconstruction du centre-ville, des économistes de la Banque centrale. Un comité de suivi multidisciplinaire a été constitué à l'issue du colloque, largement couvert par les médias, et regroupant plusieurs anciens ministres et le précédent président de l'Ordre des architectes.

Enfin, un « livre blanc » intitulé La reconstruction du centre-ville ou l'opportunité perdue, rédigé par une équipe de dix personnes (cinq architectes-urbanistes, trois économistes, un sociologue et un juriste), est paru en novembre 1992. Il présente les différents projets de reconstruction proposés depuis 1977, ainsi que les étapes d'élaboration du projet actuel. Passant en revue les aspects économiques, financiers, sociaux et architecturaux du schéma directeur proposé et de la société foncière, il émet des critiques constructives et aboutit à l'exposé d'une alternative au projet pour la reconstruction du centre-ville mettant en valeur le rôle de l'État: établissement d'un plan d'aménagement du territoire, programmation des investissements publics, intervention directe des institutions publiques dans la politique foncière...

Parallèlement aux équipes de spécialistes, les propriétaires, les locataires et les exploitants du centre-ville se sont regroupèrent en associations. Ils ont exprimèrent leur crainte, quelquefois de façon virulente, face à un projet d'envergure confié à une société foncière privée dans laquelle ils avaient du mal à se reconnaître. Ils ne semblaient pas pouvoir se résigner à recevoir un papier en échange de leur bien ou de leur droit, dans un pays où une Bourse digne de ce nom n'a jamais existé.

Dans le même temps, paraissaient différents articles approuvant ou contestant le projet proposé pour le centre-ville, ou simplement exprimant des états d'âmes devant la disparition d'un passé à jamais révolu. Mais ces articles ne sortaient jamais du cadre étroit des pages culturelles des journaux. La presse s'est révélée incapable de transporter le débat à un niveau social et politique, comme elle n'a cessé pourtant de le faire pour le moindre événement durant les années de guerre.

Ce débat public n'était pas populaire. L'imaginaire populaire était fasciné et flatté par les belles perspectives d'un centre-ville d'affaires ultramoderne. Les énormes moyens privés ainsi offerts permettraient de rattraper le retard dû aux années de guerre, d'effacer le passé de violence et d'humiliation, et de refaire de Beyrouth la plaque tournante de la région, telle qu'elle était jusqu'en 1975. Cet imaginaire-là acceptait mal les critiques d'ordre politique, économique, sociologique ou même esthétique, que produisaient les spécialistes. Soulagée par la fin de la violence guerrière, écrasée par un sentiment de grande lassitude, la population exprimait ainsi le désir de ne pas aborder les questions de fond posées par l'après-guerre.


Conclusion

Parler pour le projet SOLIDERE, et en particulier pour les réactions qu'il suscita, de « renaissance de la société civile », comme le fait Sawsan Awada Jalu, nous paraît quelque peu exagéré. Tout au plus le montage légal et financier aura-t-il mobilisé d'une part des spécialistes de l'analyse urbaine ou quelques nostalgiques de la Beyrouth du passé, et d'autre part quelques revendications catégorielles d'ayants-droits s'estimant spoliés. Néanmoins, si la société civile reste encore à notre avis, sur le sujet, bien immature, les quelques sources de critiques ont eu un effet, si ce n'est sur le cours de l'histoire de la ville de Beyrouth, qui semble leur échapper, du moins sur l'analyse extérieure qui en est faite. Ainsi, après n'avoir tari d'éloges, pendant deux ans, sur l'habileté du montage et la finesse de son instigateur, Le Monde, suivi en cela par Libération, opérait un tournant radical, par l'intermédiaire de son correspondant.

En effet, il faut attendre 1994 pour pouvoir lire des critiques véritables en dehors du Liban. D'un montage habile, astucieux, on glisse sensiblement vers la dénonciation d'éventuelles dérives. Faute de pouvoir parvenir à des solutions sur place , des auteurs comme Jad Tabet propagent la critique ici et là, provoquant des réactions en chaîne. Progressivement, la plupart des hebdomadaires d'information publient leur dossier sur la reconstruction (plus ou moins controversée) de Beyrouth. Les magazines spécialisés ne sont pas en reste, notamment les revues Urbanisme ou L'Architecture d'Aujourd'hui. Tout ceci contribue à former un ensemble de critiques de plusieurs ordres, qu'il convient maintenant d'évoquer.



Beyrouth au coeur des débats


Avant de tenter de mettre en lumière les différents niveaux de critique sur les perpectives de la reconstruction en cours, il convient de mettre en place des éléments de classification. En effet, Nabil Beyhum - comme nous l'avons vu en introduction - dressait en fin 1990 une série de trois « idéal-types » pour interpréter une éventuelle reconstruction.

Il peut ainsi s'agir en premier lieu d'une « reconstruction comme nostalgie d'un passé originel magnifié », pour reprendre les termes employés par Nabil Beyhum. Or la ville n'est plus ce qu'elle était. Son environnement a changé, et elle doit s'y adapter. On est tenu d'attendre de cet type de reconstruction qu'il prenne acte des impasses du passé, les mêmes impasses qui conduisirent aux déséquilibres d'avant-guerre.

On peut aussi voir dans la reconstruction une tentative de dépassement de la crise des machines de guerre. Elle marquerait le maintien du déchirement de la société urbaine en îlots isolés et la réduction volontaire de la circulation et de la mobilité dans l'espace urbain.

Enfin, la reconstruction peut être envisagée comme « table rase ». Cette conception est celle d'une modernisation autoritaire. Faute de pouvoir concevoir un contenu social, elle impose un contenant physique. Dans ce cadre, le contrôle de l'espace public, perdu par les milices, est de nouveau en jeu. Il s'agit ici pour l'autorité d'en revendiquer le monopole, et d'affirmer ce monopole dans l'espace : « reconstruire la ville pour en devenir roi ». Telle pourrait être la troisième orientation de la reconstruction.

Cette classification, dans tout ce qu'elle a de radical, ne permet certes pas d'éclairer de façon tranchée le projet SOLIDERE ou les critiques qui en sont faites. On serait tenté de classer ce plan dans l'une des ces catégories, en négligeant les autres, par souci de simplification. Or à tous les stades de la critique, on retrouve des points renvoyant à l'un de ces trois idéal-types. Faut-il donc supposer que le projet de reconstruction à l'oeuvre dans la capitale libanaise emprunte aux trois catégories isolées par Nabil Beyhum ?

Qu'il s'agisse de risques d'ordre politique et social, et en particulier communautaires, ou de risques liés à la forme privée du projet de reconstruction, l'analyse des principales critiques renvoie aux idéal-types de Nabil Beyhum. Les risques de dérives communautaire sont frappants dans la mesure où une fois encore, ils s'inscrivent sur les plans même du schéma directeur : une fois encore, un renoncement s'inscrit en lieu et place d'une politique volontariste de réconciliation des communautés dans l'urbain.

Les risques d'un maintien de l'ordre communautaire

Un certain nombre d'éléments de la politique actuelle du gouvernement libanais, notamment par le biais du CDR, laissent supposer que la réconciliation nationale risque de demeurer à l'état de projet. En effet, on ne voit pas à ce jour émerger l'idée d'un véritable espace public, de lieu du conflit pacifié. De nouvelles questions émergent, notamment sur la portée sociale de la reconstruction. Que reconstruit-on ? S'agit-il du lien social rompu, violé et enterré pendant quinze années de conflit ? Ou bien doit-on s'attendre à voir naître une nouvelle bête, un nouveau monstre, du centre-ville ?

En d'autres termes, le projet SOLIDERE ouvre la voie à de nombreuses inquiétudes quant à sa nature. Si au départ on lui reprochait de ne pas pécher par défaut, notamment pour ce qui est de sa prétention à s'imposer comme un tout, demeurent néanmoins des espaces obscurs qu'il convient de mettre ici en lumière. En effet, à court et moyen terme, le projet ne fait aucunement état d'une portée à l'échelle de l'agglomération. De fait, on est en droit de se demander s'il s'agit là de la manifestation d'une définition d'ordre économique des priorités, ou bien d'une définition d'ordre politique ? Dans les deux cas, il semblerait que l'issue soit encore une fois celle d'une division perpétuée de la capitale libanaise, autour d'un centre neutralisé.


La neutralisation du centre

Ce qui transparaît à première vue dans le schéma défini par SOLIDERE, c'est la priorité évidente donnée au centre-ville. La raison principale, telle qu'énoncée par le discours officiel, est le caractère symbolique de la zone d'entreprise. En effet — nous avons largement développé sur le sujet plus haut — quel autre objet que le centre aurait pu véhiculer avec force l'image d'une entente retrouvée ? La puissance du symbole est indéniable, et les brochures de SOLIDERE ou les articles élogieux publiés dans une certaine presse ne manquent à ce titre de mettre en valeur la portée sociale, sur le plan national, de l'action de la société dans la réconciliation. La « nostalgie d'un passé originel magnifié » pourrait donc s'avérer être un fondement de cette entreprise, ou tout au moins de la légitimité qu'elle a su attirer.

Pourtant, on ne peut écarter, avec le recul, le souvenir d'un centre détruit, neutralisé, pour ce qu'il représentait. On ne peut oublier la formidable mise à l'écart de toute idée de synthèse, de partage, d'échange, qui présida à la destinée du Liban sous l'ordre milicien pour croire naïvement à la renaissance d'un ordre communautaire pacifié à travers la reconstruction du symbole de la tolérance et de la mixité. En effet, quel centre reconstruit-on ?

En fait, l'empressement à effacer les signes de la division, et l'insistance sur la reconstruction d'un pôle ultramoderne de loisirs, d'activités du secteur tertiaire etc., correspond à l'évidence à un souci de neutralité. Mais cette neutralité ne s'oppose-t-elle pas au principe même de ce centre complexe qui caractérisait la capitale libanaise avant le conflit ? On assiste donc à l'émergence d'un espace neutre, marqué par un style architectural très particulier, sur la base de « clins d'oeil » historiques. Avec la destruction de près de 80% du bâti ancien dans la zone de reconstruction (conservation des bâtiments historiques et des lieux de culte), et la réorganisation de l'ensemble du tissu urbain du vieux centre (à l'exception de la Place de l'Étoile), la démarche traduit ici une volonté de recommencement absolu, « une entreprise de refondation urbaine qui a pour ambition d'assurer, à travers le réaménagement du centre, la transformation radicale de l'espace et du temps de l'ensemble de la ville » .

Pour prolonger la pensée de Jad Tabet, il s'agit alors de dépasser la crise traversée par Beyrouth durant la guerre pour rétablir, sur des bases «saines», l'ordre, l'harmonie, la discipline. Le fantasme politique d'un centre épuré, nettoyé, rend les perspectives de reconstruction, au niveau du patrimoine, plus menaçantes que la guerre elle-même. La définition d'un style national, d'une vision nouvelle de la modernité, ne tolère pas d'obstacles. Or dans ce cadre, le bâti ancien est considéré comme un obstacle dans un principe de tabula rasa. Bien entendu, il ne s'agit pas de nier un passé architectural d'une richesse consensuellement reconnue. Il s'agit de recréer, dans des conditions compatibles avec une certaine image de la modernité, les apparences du passé. Autrement dit, cela revient à assurer « un mélange harmonieux des styles traditionnels et modernes » .

Dès lors, la nature synthétique et synchronique du travail sur le bâti se limite à l'application de principes simplifiés sur un style platement moderne. Il suffira ainsi de couvrir les tours en béton et en verre de toitures rosées en tuiles mécaniques (de Marseille) pour exprimer une appartenance au style architectural local. Ou encore, le coffrage en série du traditionnel Mandaloun appliqué ici et là devrait rappeler astucieusement l'apparence charmante des maisons de pierre jaune rencontrées lors de périples dans les sites historiques.

En d'autres termes, cette vision minimaliste de l'histoire architecturale, trouvant sa principale source de légitimité dans le traumatisme laissé par la guerre sur le bâti, « se réduit à la production d'images facilement repérables ». La reconstruction se justifie alors par la destruction prétendue du passé architectural, tout en contribuant elle-même à le faire disparaître. « La vulgarité la plus criarde devient le lieu commun des architectes et la généralisation d'un historicisme éclectique sert de caution aux démolisseurs » . L'exemple du premier projet de la reconstruction des vieux souks est particulièrement parlant : il s'agissait de reconstruire ces souks « à l'identique », non sans auparavant avoir réduit les restes des souks originaux à quelques mètres cubes de remblais dans la mer. L'évolution du projet ne trahit d'ailleurs pas l'esprit initial : « Les souks anciens qui ont été détruits avaient un caractère spécial de bazar oriental. SOLIDERE a pensé à lancer un concours pour la reconstruction de ces souks avec la même idée d'une zone piétonnière avec des placettes et des petits magasins qui sont l'apanage des villes orientales » .

Parallèlement, SOLIDERE s'engage dans une défense active du patrimoine La société est ainsi à l'origine de l'organisation des Journées archéologiques de Beyrouth à l'automne 1995, destinées à faire connaître le patrimoine Beyrouthin au grand public. De fait, hors perspective diachronique de ses interventions, on serait tenté de considérer la société foncière comme un formidable mécène. « La société foncière [peut ainsi] à peu de frais endosser la légitimité de la défense du patrimoine urbain et ainsi diviser le front de ses adversaires » . Mais ce serait sans se souvenir du dynamitage «accidentel» de l'ancienne caserne ottomane , ou de l'aspect totalitaire des plans initiaux. Comme nous l'avons suggéré plus haut, la reconstruction, dans les options qui sont aujourd'hui les siennes s'appuie sur des îlots de légitimité qui semblent ouvrir une voie toujours plus grande aux abus ultérieurs. En effet, en soutenant financièrement les projets de fouilles dans le centre-ville, en garantissant la préservation d'un «échantillon» architectural original, elle s'assure des garanties sur des critiques à venir. Car l'aspect totalitaire du projet n'est en aucun cas remis en question. Les cartes demeurent entre les mains de la société foncière qui, en dernier recours, disposera des surfaces allouées ici au fouilles, là aux espaces verts.

L'entretien d'une nostalgie, et les clins d'oeil corrélatifs, participent de la création d'un « modèle libanais » de la reconstruction qui, selon Jad Tabet, se fond dans une démarche de redéfinition de l'identité libanaise. Pour reprendre son argumentation, l'esprit de cette reconstruction néglige le fait que la richesse culturelle libanaise « s'est constituée à travers le temps par la coexistence, la juxtaposition et l'articulation d'influences diverses et contradictoires ». Or le modèle imposé tend à institutionnaliser un style uniforme et figé, ce qu'il appelle un « dénominateur commun stylistique », en passe de s'imposer partout. Selon l'architecte-urbaniste, cette tendance à nier l'articulation du patrimoine avec la modernité correspond à une dérive plus profonde : celle de s'enliser dans « la fausse conscience d'une médiocrité conservatrice ». La voie d'un « équilibre à trouver entre préservation souhaitée mais qui ne doit pas enfermer Beyrouth dans une pure parodie de son passé, et les signes architecturaux d'une modernité, capables d'ouvrir cette ville sur son proche avenir » , ne semble pas encore ouverte.

Faire table rase du passé en se fondant sur le fantasme d'un passé idéalisé, instaurer un ordre nouveau qui ne laisse plus de place aux traces de complexité, de confusion dans la ville. La neutralisation culturelle, historique du centre faisant suite à sa destruction… Tel est peut-être le raisonnement qui sous-tend le discours de SOLIDERE. Mais parallèlement, l'impasse est faite, à court et moyen terme sur une éventuelle intégration de ce centre à un système plus large de l'urbain.


Une décentration accentuée

Quoique des études aient été lancées, les signes d'une prise en main, d'un gestion de l'agglomération beyrouthine comme un tout semblent en effet très marginaux. Tout au plus peut-on voir des travaux d'infrastructures, interrompus durant la guerre, reprendre leur cours. Le schéma directeur accompagnant le plan de SOLIDERE, outre les principes spécifiques associés au centre-ville, assure pourtant une accessibilité de ce dernier par tous les Beyrouthins. Or à ce jour, les problèmes de la périphérie, qu'il s'agisse du Nord, de l'Est, ou du Sud, ne sont pas posés. Ou du moins, pas dans des termes qui laissent supposer que l'on ait dépassé la crise traversée par la ville avant le conflit. Si de façon ponctuelle on semble relever des projets visant à corriger certaines imperfections du tissu urbain, aucune nouvelle cohérence d'ensemble n'est perceptible.
Par exemple, surgissent des plans de réhabilitation/modernisation, en direction notamment de l'ancienne ceinture de misère : le site de la Quarantaine fait en effet l'objet d'un projet d'équipement en vue de la création d'une zone franche. Mais là encore, la perspective dominante n'est pas celle d'une mise en cohérence d'ensemble. Le choix du site n'est en effet pas innocent : dans le prolongement du port. C'est donc l'utilitarisme le plus pur qui a présidé à ce choix .

Qualifié d'îlot, le nouveau centre — le centre-ville renaissant — reste isolé du reste de la ville, et ceci à plusieurs titres. En premier lieu, l'isolement physique se traduit par le fait qu'aucun axe nouveau, ni même d'extensions d'axes anciens, n'apparaissent en direction de cette zone. Certes, les plans prévoient un doublement des axes le desservant. Néanmoins, la ville reste coupée en deux, l'urgence étant donnée à la reconstruction de ce centre en tant que tel, et non en tant que point de passage obligé d'une zone à l'autre. En d'autres termes, le centre rouvert reste inaccessible la majeure partie du temps, dans la mesure où les accès périphériques sont sans cesse saturés. Mais outre ces problèmes d'ordre technique, un déséquilibre profond demeure.

En effet, si le centre reste l'espace public à reconstruire, il ne constitue pas à lui seul ce qui divise. La carte 2 montre la rupture opérée par la ligne de démarcation dans l'espace de la ville. Or son sort reste cruellement absent des priorités. Un vide béant persiste toujours dans la ville qui rappelle, plus encore que le conflit, que la division perdure. Cette ligne de dévastation, de destruction, ce no man's land, sacrifié au profit d'un centre plus prometteur, s'érige peu à peu en nouveau territoire d'illégalité. A une ceinture de misère succéderait une ligne de misère, rappelant la distinction communautaire opérée de part et d'autre. La presse libanaise a d'ailleurs médiatisé à plusieurs reprises les critiques des riverains, profondément agacés par l'insalubrité croissante et la menace multiforme émanant de l'ancienne ligne verte , délaissée par les services publics et convoitée par les squatters.

En projetant de tracer une avenue monumentale sur le site même de la place cosmopolite de Beyrouth — la Place des Martyrs — peut-être admet-on comme acquise, une fois pour toute, la division prolongée géographiquement au sud par la ligne verte. « Le tracé d'une perspective immense reprend le tracé de l'ancienne " ligne verte " et, que cela procède ou non d'un choix délibéré, consacre la division de la ville en territoires confessionnels » . Sans pour autant adhérer aux idéologies de ségrégation qui justifiaient la division, ni les responsables politiques, ni les Beyrouthins eux-mêmes, ne semblent avoir remis en cause le principe de division qui demeure opérant.

Mais encore, si le statu quo s'applique à la division Est-Ouest, il reste aussi valide pour les déformations apportées par l'urbanisme sauvage des années de guerre. Il n'est en effet aucunement question de prendre acte de la réalité physique de la ville dans les développements du centre-ville. Le retour d'une ville éclatée à une ville intégrée n'est pas envisagé sur le plan. Il est en effet admis par les promoteurs de SOLIDERE, suivis en cela par le CDR, qu'une fois le centre-ville reconstruit, le Grand Beyrouth se tournera naturellement dans sa direction.

La fonctionna lisation se limite évidemment à la seule zone d'intérêt, c'est-à-dire le nouveau centre. Une fois encore, on entend y concentrer toutes les fonctions : touristique, bancaire, commerciale, politique (les unités décentrées en périphérie conservant leur position) etc. Pourtant, rien n'est prévu pour rendre ces fonctions accessibles. « On comptera environ 35 000 résidents dans le centre-ville reconstruit pour lequel, dès le départ, le système des utilisations mixtes résidentielles et commerciales a été adopté. On estime qu'il y aura également 110 000 individus qui s'y rendront pour leur travail et environ 400 000 personnes qui transiteront par le centre pour le shopping, l'accès aux bâtiments publics et les loisirs » . Avec 40 000 places de stationnement prévues, et transports en commun évoqués par le passé renvoyés aux calendes grecques , il paraît évident que la saturation de ce nouveau centre est inévitable.

Le principe de substitution qui soutenait les thèses ségrégationnistes miliciennes reste valide, dans la mesure où aucune tentative n'est faite d'insérer les pôles existants, tant à l'Est qu'à l'Ouest, dans une chaîne de centralité hiérarchisée, comme le préconisait Nabil Beyhum. On assiste à une dénégation des pôles existants, et particulièrement attractifs pour ce qui est des fonctions commerciales et de loisirs . Une logique de la concurrence entre le nouveau centre et les anciens pôles de dévelop pement communautaires semble l'emporter sur une quelconque organisation d'une complémentarité fonctionnelle.

Il n'est donc pas exagéré de prétendre que les conditions communautaires issues de la guerre ne sont pas remises en cause, ni dans les principes, ni dans les faits. À titre d'illustration, on doit effectuer un changement en taxi collectifs pour se rendre de Dora à Hamra, c'est-à-dire de l'Est à l'Ouest, alors que la connexion était avant la guerre directe. Certes, le contact n'est pas chose facile, après plusieurs années de séparation. Nous n'irons pas prétendre que la réconciliation va de soi, dans la mesure où une grande partie des habitants, d'un côté et de l'autre, ne connaît pas la zone qui lui fait face. Un article récent du quotidien francophone L'Orient-le Jour montrait que la plupart des jeunes gens de l'Est ne connaissaient pas Beyrouth (et pour cause…), c'est-à-dire qu'ils étaient comme étrangers à cette ville . Néanmoins, les premiers pas de la réconciliation ne sont pas encore franchement perceptibles dans la ville, tant la situation est statique dans le Grand Beyrouth et le long de l'ex-ligne de démarcation. Un projet commandé à l'IAURIF devrait — on l'espère — faire des propositions relatives à la « ligne verte » . Mais il est à noter que la priorité a été donnée au centre, et non sans raison. En effet, la logique du privé tend à écarter les zones non profitables pour se concentrer sur les perspectives de rentabilité les plus prometteuses.

Les risques induits par les dérives du secteur privé

Une idéologie contre l'État

Appuyée par le chef de l'État et par les deux présidents successifs du parlement (Sélim El Hoss et Nabih Berri), la politique de reconstruction veut donner une image de réussite et d'efficacité, cristallisée autour de la personnalité de l'actuel Premier ministre. Cette image est importante dans l'imaginaire qui préside à l'idéologie de la reconstruction. Il s'agit d'ailleurs d'une image que le modèle affirme et confirme. Il faut pour en prendre la mesure lire le discours prononcé par M. Hariri au cours de l'été 1992 à la cérémonie de remise des diplômes de l'Université américaine de Beyrouth. Il y a donné la réussite sous toutes ses formes, la confiance en soi, la décision et la détermination, en idéal du Liban de l'avenir; il ajoutait aussi sur un ton aigu l'impérative nécessité de reconstruire en priorité le centre historique de Beyrouth suivant le projet adopté par le parlement, c'est-à-dire par une société foncière s'appropriant le patrimoine de plus de 100 000 ayants droits et faisant appel aux capitaux privés en provenance des pays de la Péninsule arabique. Des remerciements chaleureux étaient adressés dans ce discours au roi Fahd d'Arabie Saoudite, royaume qu'il salue comme étant celui qui a permis à de nombreux arabes cette « réussite » qu'il appelle de ses voeux pour tous les étudiants .

« Le comité de la société SOLIDERE laisse clairement apparaître ses véritables intentions : profiter d'une situation de monopole; échapper à tout contrôle et suivi de la part de l'État » . Ou plutôt, investir l'État pour contourner le problème.
Le contraste que l'ensemble de l'équipe gouvernementale issue des accords de Taëf, chef de l'État en tête, mettra en valeur par la parole comme par l'action est celui du succès de l'entrepreneur privé face à la faillite de l'État. L'État serait plus une nuisance qu'un réseau d'institutions sans laquelle la vie en société est impossible. Aussi, pour pouvoir convaincre du projet de société foncière pour la reconstruction de Beyrouth, l'État est-il d'emblée déclaré impotent, techniquement, financièrement et moralement, pour tout ce qui concernait la politique de reconstruction et sa mise en exécution. C'est la raison pour laquelle il est admis que SOLIDERE prenne en charge tous les travaux, et notamment les travaux d'infrastructures, pour le compte de l'État. Impotent, ce dernier devient néanmoins le débiteur de la Société foncière unique pour ce qui est de la rénovation des infrastructures. Ce procédé, communément admis en 1996, n'était pourtant qu'implicite au départ.

La plupart des nouvelles personnalités politiques issues du compromis international concrétisé à Taëf, ministres et députés, présidents des pouvoirs exécutif ou législatif, sont des hommes d'affaires prospères, anciens miliciens ou nouvelle couche sociale avant fait des fortunes substantielles et rapides, soit grâce à l'effondrement de l'État durant les années de guerre, soit dans les pays de la Péninsule arabique. MM. Hraoui, Hariri et Berri oeuvrent tous trois durant la première année de stabilisation politique pour que la reconstruction du centre de Beyrouth se fasse par le mécanisme de société foncière privée qui arrache à l'État et aux ayants droits tous leurs droits les plus classiques et s'arroge les privilèges les plus exorbitants . Les exigences de la rentabilité prennent un poids tellement considérable que sont écartés tous les éléments qui pourraient remettre en cause l'intégrité du projet. Ainsi, peut-être peut-on interpréter les renoncements accusés pour ce qui concerne le reste de la ville comme une volonté de détacher cet îlot de richesse potentielle de la masse informe que constitue le tissu urbain alentour. D'une ségrégation communautaire, on passerait alors à une forme de ségrégation économique, par l'argent : « C'est une cité du tertiaire rénovée, adaptée aux besoins d'une population de décideurs, que l'on veut ériger au coeur de Beyrouth. Par là même, ce sont les germes d'un nouvel embrasement du Liban que l'on plante au coeur de la cité. Car ce que l'on va créer, c'est un espace de concentration de la richesse, cerné par une ceinture de misère » .

Dès lors, la reconstruction ne revêt plus seulement les aspects précédemment évoqués. L'esthétique, la nostalgie, ou même le totalitarisme d'un projet urbain sont très vite noyés par le fondement plus profond de la dérive subie. Ce que les milices ne sont jamais parvenues à faire, un nouveau groupe est-il en train de le réaliser ? Sans aller jusqu'à cette extrémité, les principes en oeuvre n'en demeurent pas moins radicalement opposés à l'idée d'une ville intégratrice.


Un pari passéiste

« L'étude des plans du centre-ville s'est basée sur des considérations économiques. La gamme des activités du centre a été recensée, ainsi que son rôle par rapport à Beyrouth, au Liban et au Moyen Orient, sur lequel il rayonnait avant la guerre. Si le Liban veut retrouver sa place, il faut mettre au point des attractions et une politique encourageante et libérale. L'urbanisme peut également contribuer à attirer les entreprises de l'extérieur en planifiant un centre tourné vers l'avenir, car ce qui fait actuellement la différence entre un centre et un autre, c'est la qualité de l'environnement » .

Le coeur de l'idéologie de la reconstruction semble bien être l'enrichissement. Cette devise prend encore plus d'ampleur dans le contexte des négociations israélo-arabes qui s'ouvrent à l'automne 1991. L'équipe gouvernementale croit fermement que la paix régionale est aux portes et qu'il faut aller vite pour que le pays tire profit des nouveaux courants d'échanges et de richesse qui vont se développer .

Beyrouth doit retrouver son rang d'autrefois, sa prééminence comme première place commerciale et financière du Moyen-Orient. Il faut absolument être de la fête. C'est ce sentiment qui semble animer alors toute la mise en place des priorités de la reconstruction et qui explique l'articulation implicite de ses choix fondamentaux.
L'idéologie de la réussite personnelle s'est insérée dans une idéologie plus vaste d'un retour de la place de Beyrouth à ses grandes fonctions marchandes régionales de l'avant-guerre. Ce retour est perçu comme la priorité absolue, comme un impératif de nature patriotique. Or il n'est pas particulièrement osé de se permettre de douter d'un tel retour, et ceci pour de multiples raisons.

En effet, le rôle passé que Beyrouth avait pu acquérir comme plate-forme commerciale et bancaire était dû au profond retard en infrastructures de tout l'environnement. Le conflit israélo-arabe et l'instabilité chronique en Syrie ou en Jordanie et en Irak, de même que le sous-développement en infrastructures de la Péninsule arabique, avaient donné à Beyrouth un rôle central de poumon de l'économie du Moyen-Orient.

Dans les années 1990, la situation du Moyen-Orient a totalement changé. C'est le Liban qui est tombé dans l'enclavement et le sous-développement, cependant que les pays de la Péninsule arabique ont des infrastructures aussi développées et efficientes que celles des pays industrialisées, que la Jordanie et la Syrie se sont modernisées et ouvert sur le monde extérieur, enfin que l'économie israélienne et l'économie turque sont devenues des économies géantes et relativement industrialisées par rapport aux autres pays de la région. L'Égypte a réintégré les circuits du commerce et de la finance internationale.

Il y a dans le pari d'un retour de Beyrouth sur les devants de la scène Moyen orientale comme un refus de prendre acte des réalités : non seulement celle des besoins d'une population épuisée et appauvrie par la guerre et des très graves problèmes de pollution, mais aussi celle des changements irréversibles qui ont affecté le contexte arabe et moyen-oriental qui avait autrefois contribué à la prospérité du Liban.

Samir Kassir évoquait l'idée que Beyrouth pourrait se voir attribuer un nouveau rôle et devenir « le lieu où pourrait s'amorcer la normalisation entre les pétromonarchies du Golfe persique et l'économie israélienne » . La considération manifestée par le gouvernement de Shimon Pérès pour le Liban, sa capitale et leur reconstruction, laisse planer quelques doutes sur la validité de l'hypothèse. Les « Raisins de la Colère » enterrent le principe même de la reconnaissance d'un éventuel rôle à jouer pour le Liban, et en particulier pour Beyrouth, dans une hypothétique paix, de quelque nature qu'elle soit .


La renaissance proclamée de la capitale libanaise
L'émergence d'un projet d'action
Du plan à la mise en oeuvre
Beyrouth au coeur des débats
Les risques d'un maintien de l'ordre communautaire
Les risques induits par les dérives du secteur privé

CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE: TEXTE DE LOI FONDANT LA SFU