«
Gardez-vous bien de leur dire que parfois des villes différentes
se succèdent sur le même sol et sous le même nom, naissent
et meurent sans s'être connues, sans jamais avoir communiqué
entre elles. Quelquefois même les noms des habitants restent les
mêmes, et l'accent de leurs voix, et jusqu'aux traits de leurs visages;
mais les dieux qui demeurent sous les noms et sur les lieux sont partis
sans rien dire, et à leur place se sont nichés des étrangers.
Il est vain de se demander si ceux-là sont meilleurs ou pires que
les anciens dieux, puisque entre eux, il n'y a aucun rapport, de la même
façon que les vieilles cartes postales ne représentent pas Maurillia
telle qu'elle était, mais une autre ville qui par hasard s'appelait
aussi Maurillia. »
Italo Calvino, Les
villes invisibles.
Sélim El-Hoss
affirmait en 1991, c'est-à-dire au sortir de la guerre civile libanaise,
et alors qu'une perspective de paix durable semblait émerger :
« Si un plan sérieux pour la reconstruction du Liban doit
voir le jour après quinze ans de conflits dévastateurs, il ne
peut que commencer dans la ville de Beyrouth. »
Beyrouth, grande métropole du Levant, semble en effet à cette
date réaliser le terrible cauchemar duquel elle sort. «Dévastée»
lira-t-on dans la presse internationale. Et l'ancien voyageur d'imaginer
- nostalgique - la ville qu'il a jadis connue et admirée dans
un chaos inimaginable. Pourtant, ce ne sont pas tant les gravats qui choquent
lors de la traversée de la capitale libanaise. Ce ne sont pas non
plus les immeubles à l'abandon ou les forces armées qui jalonnent
encore les rues. Beyrouth revit. Dans un certain désordre, certes,
mais elle revit.
Cependant un doute subsiste. Si la vie semble avoir repris le dessus,
l'avenir reste insaisissable. À la joie de voir déambuler dans
les rues poussiéreuses une foule active succède une inquiétude
grandissante pour l'avenir de ce qui constitue un condensé du Liban.
Beyrouth assume un potentiel énorme (humain et matériel) qu'il
reste à orienter, soit vers la reconstruction, soit vers une nouvelle
destruction. Car comme elle affichait sa force intégratrice, elle
porte également en elle les germes de son éclatement. La guerre
a divisé, segmenté, décentralisé, communautarisé.
Les espaces urbains antérieurs sont désormais reconstitués
autour d'intérêts nouveaux et spécifiques. Nier l'existence
d'une communautarisation avant 1975 serait faux. Mais en 1996, cette communautarisation,
ce repli sur soi des minorités, est quasi exclusif. Et le révélateur
de ce nouvel état des lieux, c'est le nouveau contexte urbain de
Beyrouth.
Reconstruire Beyrouth, comme le montre Nabil Beyhum , c'est aussi comprendre ce qui l'a détruite.
Ainsi, une théorie sur la guerre devait être un préalable
à une théorie de la reconstruction. Alors que la ville ne constituait
qu'un théâtre au début du conflit, elle en est vite devenue
un enjeu, puis un objectif. Elle constitue donc, comme l'affirmait Sélim
El-Hoss, le levier de la reconstruction, la clé de
l'avenir. De fait, Nabil Beyhum
met en évidence trois voies possibles de reconstruction, trois perspectives
originales dont on comprendra l'implication avec l'histoire même
de la ville, du pays.
Il peut ainsi s'agir en premier lieu d'une « reconstruction
comme nostalgie d'un passé originel magnifié », pour
reprendre les termes employés par Nabil Beyhum.
Nostalgie d'une douceur de vivre, d'une harmonie idéalisée entre
les différentes communautés qui composent la ville. Mais ce
serait oublier, pour les tenants de cette thèse, que ce passé
originel n'est pas aussi vierge de déséquilibres qu'on veut
bien le croire. On peut aussi voir dans la reconstruction - c'est le deuxième
élément - une tentative de dépassement de la
crise des machines de guerre. Il s'agirait alors pour les milices, désarmées
militairement mais encore vivaces économiquement et politiquement
- d'institutionnaliser leur existence. Elle traduirait une volonté
pour des groupements devenus illicites de réapparaître sur la
scène libanaise dans une forme pacifiée. Les milices tenteraient
de faire de la reconstruction le symbole du passage d'une domination de
type coercitif, fondée sur la terreur, à une domination de type
légal rationnel. Enfin, la reconstruction peut être envisagée
comme « table rase ». Cette conception est celle d'une
modernisation autoritaire, voire même totalitaire. Au prétexte
de la nécessité, de l'urgence même de reconstruire, elle
balaierait tous les débats sur le comment ? de la reconstruction.
Dans le souci de réduire le cruel souvenir d'un passé jugé
ici néfaste, elle tenterait d'en supprimer les traces, toutes les
traces, pour proposer une vision totale du futur de la capitale libanaise.
Or, pour reprendre les propos de Jad Tabet, « Ce qui a toujours constitué la vitalité
d'une ville comme Beyrouth, c'est qu'elle n'a jamais été conçue
et planifiée comme une ville idéale. mais qu'elle a toujours
été une ville imaginée, dont les représentations se
sont fondées, d'une part sur la mémoire collective d'un passé
modelé par la multiplicité de ses strates temporelles, et d'autre
part sur les perspectives d'un avenir qu'il fallait constamment inventer. »
L'histoire de la ville est en effet marquée par la rencontre de multiples
influences, souvent conflictuelles. Bimillénaire, Beyrouth ne doit
pourtant sa richesse - et évidemment sa survie - qu'à une
capacité d'accumulation et de synthèse. La complexité qui
en découle, tant sur le tissu urbain que dans l'imaginaire social,
ouvre la voie à de multiples interprétations. Ville idéale
ou ville imparfaite, le débat sur les représentations que l'on
se fait de la ville sont ouverts. Néanmoins, comme le suggère
Aldo Rossi , les crises
urbaines n'ont rien de neutre : elles ne font qu'accélérer
des processus déjà en oeuvre sur le tissu urbain. De fait, la
guerre urbaine serait la manifestation et une tentative de dépassement
d'une crise urbaine latente. La guerre civile libanaise n'aurait ainsi
fait qu'accélérer les tendances manifestes de l'urbain et du
social. L'issue du conflit s'est traduite, à l'échelle de Beyrouth,
par la reconnaissance implicite d'un statu quo : celui d'une ville
divisée, privée de son centre. Cible et théâtre des
premiers combats, et faute d'avoir pu être conquis, le centre-ville
sera vite anéanti, neutralisé, par les protagonistes.
Or qu'est-ce que ce centre ? Sylvia Ostrowetsky, dans son étude sur les centres urbains
, tente d'éclairer le sens du centre. En effet, le centre est d'abord
un lieu, repérable, localisé. C'est ensuite une position, relative
à un ensemble donné. Le centre renvoie enfin à un concept :
la centralité. Pourtant, le centre n'est définissable entièrement
ni selon la forme, ni selon la fonction, ni selon la position qu'il indique.
« Il est centre d'un ensemble qui lui fournit les bases d'une
singularité reconnaissable, identifiable ». Il symbolise
la cité comme « point de départ et de partage d'une
appartenance plus générale : politique, juridique, religieuse ».
Plus encore, il peut être centre d'un ensemble qui remplit un rôle
de représentation. Enfin, il peut s'agir d' « un centre
qui fait centre parce qu'il est pourvue de contenus centraux »,
où la logique d'organisation de l'espace est reflétée métaphoriquement
dans le centre.
Appliquée à Beyrouth, cette thèse fait du centre le point
de déclinaison qui donne à la ville son identité. C'est
en effet le centre qui recèle la plupart des principes d'organisation
de la ville : il est marqué par l'histoire, mais aussi par le
présent. Accumulant les fonctions - politique, économique,
commerciale, religieuse, culturelle etc. - il se pose en référent
pour le reste de la ville, voire même du pays. C'est la fusion autorisée
en ce centre de toutes les communautés qui fonde le principe de tolérance
qui caractérise, jusqu'à une certaine époque, la société
beyrouthine et, à travers elle, la société libanaise. Et
même si certaines fonctions échappent à ce centre autour
duquel une identité de la ville est organisée, la symbolique
centrale, celle d'un espace public de fusion intercommunautaire prédomine
avant le conflit.
Or la « mémoire collective d'un passé modelé
par la multiplicité des strates temporelles » semble, à
l'issue du conflit, désireuse d'évacuer la strate la plus récente :
celle des gravats, celle de la démarcation violente, pour ne retenir
de la ville qu'une synthèse idéalisée. Le schéma directeur
du centre-ville, mis en place par une société foncière
unique et privée, mise en effet sur un retour à Beyrouth d'avant-guerre,
organisée autour d'un centre de compromis.
La synthèse de l'espace opérée par le centre peut être
de trois ordres. Sylvia Ostrowetsky
insiste sur les capacités connective, conjonctive et disjonctive
de l'espace . Pour comprendre la portée de la reconstruction du centre-ville
de Beyrouth, il faut donc tenter d'évaluer ces trois capacités.
Est-ce que cet espace à renaître est de nouveau capable de lier
des éléments hétérogènes, de régénérer
la coexistence des différences ? Prétend-on reconstruire un
centre pluriel, un espace de tolérance, d'enrichissement social ?
Ce centre sera-t-il capable d'intégrer, fut-ce seulement symboliquement,
des individus, des modes de vie, des groupes dans un système de reconnaissance
mutuelle ? Ou bien, tout au contraire, le centre se limitera-t-il
à marquer la disjonction du futur des différentes communautés
qui le composent ?
Dans la perspective d'une reconstruction de la ville de Beyrouth, les
axes d'étude sont indénombrables. Nous avons choisi d'orienter
cette étude sur la définition des contraintes sociales de la
reconstruction, tant au niveau urbain local que dans une perspective plus
large (nationale, régionale à l'échelle du Moyen Orient),
et sur leur prise en compte par les responsables des projets en cours.
Il nous semble nécessaire de comprendre les nouveaux espaces de la
ville et leur formation pour envisager d'éventuels développements
de projets urbains, pour définir des objectifs.
En outre, ce n'est pas tant le bâti que les habitants de la ville
qui nous intéresseront. La ville, c'est avant tout le lien social,
le goût de vivre ensemble. Reconstruire la ville, c'est lui donner
les moyens de s'ouvrir, d'intégrer. On l'a évoqué plus
haut, Beyrouth a été le lieu de la division, de la fracture,
physique et humaine. La « Ligne Verte » représente
plus qu'un no man's land ou qu'un espace à combler. Elle est la marque
d'une rupture sociale que toute reconstruction devrait songer à atténuer,
voire à combler. C'est la raison pour laquelle « le travail
de reconstruction nécessitera plus qu'une réhabilitation physique,
un développement économique et une réforme politique. Plus
ardue sera l'obligation de restructurer les rapports les plus élémentaires
[entre les gens]. »
En effet, le problème se pose de savoir si la réhabilitation
du cadre urbain des rapports sociaux doit précéder la renaissance
de ces mêmes rapports, pour les provoquer. Dans ce cas, encore faut-il
savoir quelle ville on envisage de reconstruire. S'agit-il de Beyrouth
du début des années 1970, florissante et cosmopolite ? S'agit-il
du produit ségrégationniste de la guerre tel qu'on l'observe
aujourd'hui ? Le dilemme demeure. Le choix est ici de l'ordre du dogme,
ou constitue au mieux une renaissance des débats miliciens.
D'un autre côté, la voie adoptée par un certain nombre
de sociologues et urbanistes, peut-être plus ambitieuse dans le cadre
du Moyen Orient actuel, et en particulier du Liban, est celle d'un dialogue
avec la cité, avec son histoire récente, son vécu, son
quotidien. Il ne s'agit plus ici d'un concept abstrait et hégémonique
mais d'un construit plus ambitieux : celui qui puisse garantir la
coexistence pacifique en ayant assumé et rejeté les options
belliqueuses.
Nous serons donc amené à dresser en priorité un bilan rétrospectif
sur la ville de Beyrouth. Il s'agit ici de cerner l'évolution de
ses fonctions, de ses espaces et des liens entre fonctions et espaces
(l'accès aux fonctions urbaines). La période d'étude s'étendra
de l'avant-guerre, dans le but d'éclairer l'étude des déséquilibres
urbains qui ont nourri le conflit, au événements les plus récents
qui ont marqué la capitale libanaise. Quoi que notre intention ne
soit aucunement celle de dresser un tableau de la guerre civile, il nous
paraît incontournable d'en faire un bilan, au moins pour ce qui concerne
ses conséquences urbaines dans la capitale libanaise.
A l'issue de cette analyse, les éléments fondamentaux seront
alors isolés pour pouvoir procéder à un éclairage
des possibles en matière de reconstruction, ou du moins des enjeux.
A travers l'exemple du projet de reconstruction du centre-ville adopté
en 1991, nous tenterons de déceler les limites d'une telle entreprise,
pour proposer enfin des pistes de réflexion sur l'avenir de la ville,
lequel semble coïncider avec celui du pays.
CHAPITRE 1
BIBLIOGRAPHIE
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