FEUILLETON DE LA DEMOCRATIE PACIFIQUE.
DIMANCHE 31 JANVIER 1847


L'ASSASSINAT DE LA RUE MORGUE.
Me trouvant à Paris pendant le printemps et une partie de l’été de 18.., je fis connaissance d’un M. Auguste Dupin. Ce jeune homme était d’une bonne famille, mais une suite d’événements malheureux le réduisit à une pauvreté telle, que l’énergie de son caractère en souffrit. Il rompit avec le monde et ne fit aucun effort pour reconstruire sa fortune. Les créanciers avaient laissé en sa possession un faible débris de son patrimoine, dont le revenu lui suffit (grâce à une stricte économie) pour faire face aux premières nécessités de la vie. Quant au superflu, il n’y songea pas. Les livres, à vrai dire, étaient son seul article de luxe, et on se les procure facilement à Paris.
Nous nous rencontrâmes pour la première fois dans une obscure librairie de la rue Montmartre, où le hasard, qui voulait que nous fussions deux à la recherche d’un livre rare et curieux, nous lia sur le champ. Nous nous revîmes fréquemment. Je m’intéressai profondément à la petite histoire domestique qu’il me raconta. L’étendue de son instruction fut pour moi une cause d’étonnements ; l’ardeur étrange et la vive fraîcheur de son imagination enflammèrent mon esprit. Les motifs qui m’amenaient à Paris me rendaient très précieuse la société d’un tel homme ; aussi m’ouvris-je franchement à lui. Il fut décidé que nous vivrions ensemble ; ma position, sous le rapport de l’argent, étant meilleure que la sienne, il me fut permis de prendre sur moi les dépenses du loyer et de l’ameublement (assorti à notre caractère quelque peu sombre et fantastique) d’une vieille maison depuis longtemps abandonnée, presque en ruine, dans un quartier retiré du faubourg Saint-Germain.
Si le train de vie que nous menions avait été connu, on nous aurait regardés comme fous, - fous paisibles sans doute. - Nous vivions dans une complète réclusion. Aucun visiteur ne fut admis. J’avais gardé soigneusement le secret de notre retraite, et depuis bien des années Dupin avait cessé de connaître et d’être connu. Nous vivions entre nous deux.
Par une fantaisie singulière, mon ami aimait la nuit pour elle-même ; j’en vins bientôt à partager ce goût bizarre, comme au reste tous ceux qui le caractérisaient. Je cédai à ces étranges caprices avec un abandon parfait. La noire déesse ne voulait pas toujours demeurer avec nous ; mais nous pouvions simuler sa présence. Aux premières lueurs du matin nous fermions les volets massifs de notre vieille habitation, pour allumer une couple de bougies fortement parfumées, qui ne répandaient qu’une clarté faible et mélancolique. A cette lumière nous nous occupions à rêver, à lire, à écrire, à causer, jusqu’à ce que l’horloge nous avertit de l’arrivée de la véritable nuit. Alors nous sortions et parcourions les rues, poursuivant les sujets qui nous avaient occupés pendant le jour, ou bien nous errions au loin jusqu’à une heure avancée cherchant au milieu des lumières et des ombres de cette ville populeuse ces excitants intellectuels qu’on trouve dans de tranquilles observations.
Durant ces excursions, je ne pouvais m’empêcher de remarquer et d’admirer chez Dupin une capacité analytique toute particulière. Il apparaissait prendre un vif plaisir à l’exercer - sinon précisément à la montrer- et ce plaisir, il n’hésitait pas à l’avouer- il disait souvent avec un petit rire significatif, que la plupart des hommes avaient pour lui, la poitrine à jour, et à l’appui de cette assertion, il me prouvait d’une manière très directe et très frappante qu’il savait intimement ce qui se passait en moi. Dans ces moments ses manières étaient froides et réservées, ses yeux vides d’expression, tandis que sa voix, ordinairement riche et pleine, prenait une accentuation qui aurait semblé pétulante sans son énonciation parfaitement câline et distincte.
En le voyant ainsi, je songeais souvent à l’ancienne philosophie de l’âme bi-partite, et je m’amusais à imaginer un Dupin double.
Qu’on ne suppose pas cependant que je vais raconter un mystère ou écrire un roman. Tout ceci n’était, chez Dupin, que le résultat d’une imagination excitée, ou peut-être malade. Mais un exemple donnera une meilleure idée de sa remarquable perspicacité.
Une nuit, nous suivions une longue et sale rue dans le voisinage du Palais-Royal. Tous deux, apparemment absorbés dans nos pensées, nous n’avions parlé ni l’un ni l’autre depuis plus d’un quart d’heure.
Tout à coup Dupin me dit ;
— Il est bien petit, c’est vrai, et conviendrait beaucoup mieux au théâtre des Variétés.
— Cela est positif, répondis-je sans réflexion et sans remarquer d’abord, tant mes méditations m’avaient absorbé, la manière extraordinaire dont mon interlocuteur avait répondu à ma pensée. Un instant après cela me frappa, et mon étonnement fut profond.
— Dupin, dis-je sérieusement, ceci dépasse mon intelligence. Je n’hésite pas à vous dire que je puis à peine en croire mes sens. Comment pouviez-vous savoir que je pensais à … Et ici je m’arrêtai afin de m’assurer positivement s’il savait réellement à qui je pensais.
— A Chantilly, reprit-il ; pourquoi vous arrêter ? Vous vous disiez que sa petite taille le rendait peu propre à jouer la tragédie ?
C’était là précisément ce qui avait formé le sujet de mes réflexions.
— Chantilly était un ancien savetier de la rue Saint-Denis. Devenu fou du théâtre, il avait essayé le rôle de Xerxès dans la tragédie de Crébillon.
— Dites-moi, au nom de ciel, m’écriai-je, la méthode - si méthode il y a - par laquelle vous avez pu ainsi sonder mon esprit. Ma surprise était plus grande que je ne voulais l’avouer.
— C’est le fruitier, me répondit mon ami, qui vous a amené à cette conclusion, que le raccommodeur de souliers n’était pas de taille à jouer le rôle de Xerxès, et id genus omne.
— Le fruitier vous m’étonnez. Je ne connais aucun fruitier.
— Cet homme qui s’est heurté contre vous au moment où nous sommes rentrés dans la rue, il y a de cela environ quinze minutes.
Je me rappelai qu’en effet un fruitier, portant sur sa tête un grand panier de pommes, avait manqué de me faire tomber ; mais le rapport de cela avec Chantilly ? Il me fut impossible de comprendre.
Dupin n’avait pas le moindre charlatanisme.
— Je m’expliquerai, dit-il, et afin que vous compreniez tout clairement, nous retracerons d’abord le cours de vos méditations depuis le moment où je vous ai adressé la parole, jusqu’à votre rencontre avec le fruitier. Les principaux anneaux de la chaîne se suivent ainsi ; Chantilly, Orion, le docteur Nichols, Epicure, la stéréotomie, les pavés, le fruitier.
Il y a peu de personnes qui ne se soient amusées à retracer les degrès par lesquels elles sont arrivées à telle ou telle conclusion. Cette occupation est souvent pleine d’intérêt, et celui qui l’essaie pour la première fois ne peut se défendre d’étonnement en voyant l’absence apparente de tout rapport entre le point de départ et le point d’arrivée. Quel ne devait donc pas être ma surprise lorsque j’entendis Dupin parler comme il venait de le faire, et que je ne pus m’empêcher de m’avouer qu’il avait dit la vérité. Il poursuivit :
— Nous venions de parler de chevaux, si je me rappelle bien, immédiatement avant de quitter la rue C… Ce fut notre dernier sujet de conversation. Au moment d’entrer dans cette rue, un fruitier, portant un panier sur la tête, passa rapidement à côté de nous, et nous poussa contre un tas de pavés amassés sur un point où l’on répare la chaussée. En posant le pied sur une pierre, vous vous êtes blessé légèrement ; vous avez paru contrarié, vous avez marmotté quelques mots, vous vous êtes retourné pour regarder le tas, et puis vous avez continué à marcher en silence. Je ne faisais pas grande attention à tout cela, mais l’observation est devenue pour moi, depuis quelque temps, une espèce de nécessité.
Vous continuâtes à marcher les yeux fixés sur le sol, regardant, avec une expression pétulante, les inégalités du chemin (de sorte que je voyais bien que vous pensiez encore aux pierres), jusqu’à ce que nous arrivâmes à un endroit qui vient d’être pavé en bois. Ici votre visage prit une expression plus animée, et au mouvement de vos lèvres je vis que vous prononciez le mot de « Stéréotomie » terme appliqué avec beaucoup d’affection à ce genre de pavage. Je savais que vous ne pouviez pas vous dire : stéréotomie, sans être mené à songer aux atomies du docteur Nichols, et de là aux théories d’Epicure. Or, quand nous avons dernièrement causé sur cet illustre Grec, je vous ai fait remarquer de quelle manière singulière ses vagues idées avaient été tout récemment confirmées par la découverte des nébuleuses. Vous ne pouviez manquer dès lors de lever les yeux vers la grande nébuleuse d’Orion. Vous regardâtes en effet le ciel, ce qui me prouva que j’avais exactement suivi vos pas. Or, dans cette amère tirade sur Chantilly, qui parut hier dans le Musée, le critique, faisant quelques allusions inconvenantes au nom de guerre que le savetier avait adopté, citait un vers latin dont nous avons souvent causé ;
Perdidit antiquum litera prima sonum.
Je vous avais dit que cela se rapporte à Orion ; et d’après certaines plaisanteries liées à cette explication, j’étais sûr que vous ne l’aviez pas oubliée. Il était clair donc que vous ne manqueriez pas de combiner les deux idées d’Orion et de Chantilly. Je l’ai vu au sourire qui a passé sur vos lèvres. Vous avez pensé à l’immolation du malheureux savetier. Jusqu’alors, vous aviez marché légèrement courbé, mais en ce moment, vous vous redressâtes. J’étais sûr que vous songiez à la petite taille de Chantilly. Ce fut alors que j’interrompis vos méditations pour remarquer que puisqu’il est en effet très petit, - ce Chantilly - il réussirait peut-être mieux au théâtre des Variétés.
« À quelques jours de là, l’édition du soir d’un journal nous étant tombée entre les mains, le paragraphe suivant attira notre attention :
« ASSASSINAT EXTRAORDINAIRE. Ce matin, vers trois heures, les habitants d’un quartier Saint-Roch furent réveillés en sursaut par des cris effrayants qui paraissaient sortir du quatrième étage d’une maison sise rue Morgue, habitée par Mme l’Espanaye et sa fille, Mlle Camille l’Espanaye. Après avoir vainement essayé d’ouvrir la porte de la rue, on la brisa à l’aide d’une barre de fer, et huit ou dix voisins, accompagnés de deux gendarmes, pénètrent dans la maison. Les cris avaient cessé ; mais lorsqu’on eut franchi le premier étage, on entendit deux voix, sinon davantage, voix rudes et qui semblaient se disputer violemment. Elles paraissaient venir de la partie supérieure de la maison. Lorsqu’on fut au second étage, les voix se turent, et tout demeura entièrement silencieux. Arrivés dans une vaste pièce située au quatrième sur le derrière, dont la porte était fermée avec la clef en dedans, on fut contraint de la forcer. – Les assistants furent frappés de terreur et d’étonnement.
« L’appartement était dans le plus grand désordre. Les meubles brisés, épars. Il n’y avait qu’un bois de lit ; les matelas avaient été jetés au milieu de la chambre. Un rasoir couvert de sang était sur une chaise. Sur le plancher, deux ou trois mèches longues et épaisses de cheveux gris, baignant dans le sang et semblant avoir été arrachés. On trouva par terre quatre napoléons, une topaze montée en boucle d’oreille, trois grands couverts d’argent, trois autres plus petits en métal d’Alger, et deux sacs contenant près de quatre mille francs en or. Les tiroirs d’une commode placée dans un coin avaient été ouverts et pillés, selon toute apparence, bien qu’un grand nombre d’objets y eussent été laissés. On trouva sous le matelas un petit coffre en fer ; il était ouvert, la clef était dans la serrure. Il ne contenait que quelques vieilles lettres et des papiers sans importance.
« On ne trouva d’abord aucune trace de Mme l’Espanaye, mais une quantité extraordinaire de suie répandue devant le foyer avait attiré l’attention vers la cheminée où on tira (chose horrible) le cadavre de la jeune fille, qui y avait été poussé la tête en bas jusqu’à une hauteur considérable. Le corps était chaud. Au premier examen, on reconnut de nombreuses écorchures occasionnées sans aucun doute par la violence avec laquelle il avait été introduit dans la cheminée et la force qu’il avait fallu déployer pour l’en extraire. La face était couverte d’égratignures, et le cou portait la trace d’ongles comme si la mort avait été causée par strangulation.
Des recherches attentives dirigées dans toutes les parties de la maison n’ayant amené aucune autre découverte, les spectateurs de cette horrible scène pénétrèrent dans la petite cour pavée, située sur le derrière de la maison, où ils trouvèrent le corps de Mme l’Espanaye. Le cou était entièrement coupé ; lorsqu’on essaya de la relever, la tête se détacha. Le corps était, ainsi que la tête, mutilé d’une façon effrayante ; à peine avait-il rien d’humain.
« Jusqu’à présent, cette horrible affaire est enveloppée du plus profond mystère. »
Le lendemain, le journal nous apporta les détails suivants ;
« La tragédie de la rue Morgue. - Un grand nombre d’individus ont été interrogés sur cet extraordinaire et terrible événement, mais jusqu’à présent on n’a pu recueillir aucune lumière. Nous donnons ci-dessous les dépositions des témoins.
« Pauline Dubourg, blanchisseuse, dépose qu’elle connaissait les deux victimes depuis trois ans, ayant blanchi pour elles pendant tout ce temps. La vieille dame et sa fille paraissaient être ensemble dans les meilleurs termes, pleines d’affections l’une pour l’autre. Elles payaient fort exactement. Du reste, le témoin ne sait rien de leur genre de vie ni de leurs moyens d’existence. Elle a cru que Mme l’Espanaye gagnait sa vie en disant la bonne aventure. Cette dame passait pour avoir de l’argent placé. Elle ne rencontra jamais personne chez ces malheureuses, lorsqu’elle y vint pour apporter le linge. Elle est certaine qu’elles n’avaient pas de domestique en ce moment. La maison ne lui parut être meublée qu’au quatrième étage.
« Pierre Moreau, débitant de tabac. Depuis quatre ans, Mme l’Espanaye achetait chez lui de petites quantités de tabac, et de tabac à priser. Il est né dans le voisinage et a toujours résidé dans le quartier. Les deux femmes habitaient depuis plus de six ans la maison où le crime a été commis. Un bijoutier y avait demeuré avant elles. Celui-ci louait à diverses personnes les étages supérieurs. La maison appartenait à Mme l’Espanaye. Ayant eu à se plaindre de ses locataires, elle vint demeurer dans la maison et refusa d’en louer aucune partie. Elle était tombée en enfance. Le témoin a vu la jeune fille cinq ou six fois. Les deux femmes vivaient très retirées ; elles passaient pour être à leur aise. Il a ouï dire à des voisins que Mme l’Espanaye disait la bonne aventure ; il n’en a rien cru. Il n’a jamais vu d’autres personnes entrer dans la maison que la vieille dame et sa fille, un commissionnaire une ou deux fois et un médecin qui fit huit ou dix visites.
Beaucoup d’autres voisins firent des dépositions analogues. Personne n’est cité comme ayant fréquenté la maison de Mme L. On ne connaît de cette dame aucuns parents. Les persiennes des fenêtres donnant sur la rue, étaient rarement ouvertes, celles de la cour étaient toujours fermées, excepté celles de la grande chambre du quatrième étage. La maison était bien bâtie, d’assez récente construction.
« Isidore Muret, gendarme, a été appelé sur les lieux vers trois heures du matin. Il trouva trente à quarante personne sur le seuil de la maison et cherchant à y pénétrer. Il ouvrit la porte d’un coup de baïonnette, et non avec une barre de fer. Il a eu peu de difficulté à l’ouvrir, la porte étant à deux battants et les verrous n’étant pas tirés. Les cris continuèrent jusqu’à ce que la porte fut forcée, et alors ils cessèrent tout à coup ; on eût dit les cris d’une ou plusieurs personnes à l’agonie ; c’étaient des cris forts et prolongés. Le témoin gravit l’escalier. Arrivé au premier étage, il entendit deux voix bruyantes et pleines de colère. L’une était grave, l’autre très aiguë, - une voix étrange. Il put distinguer plusieurs mots prononcés par la première. C’était celle d’un Français. Ce n’était certainement pas une voix de femme. Il entendit les mots sacré et diable. La voix aiguë était celle d’un étranger. Il ne sait si c’était celle d’un homme ou d’une femme. Il put distinguer ce qu’elle disait, mais il pense qu’elle parlait espagnol. Le témoin donna sur l’état de la chambre et des cadavres des détails qui s’accordent en tous points avec ceux que nous avons donnés hier.
« Henri Buval, voisin de Mme L…, et orfèvre, est un de ceux qui entrèrent des premiers dans la maison. Sa déposition vient, en général, à l’appui de celle du gendarme Muret. Aussitôt qu’ils eurent forcé l’entrée, ils refermèrent la porte dans le but de maintenir la foule qui s’amassait, malgré l’heure avancée. D’après ce témoin, la voix aiguë était celle d’un Italien. Il est certain que ce n’est pas celle d’un Français ; il est indécis sur le sexe ; il n’est pas impossible que ce soit la voix d’une femme. Le témoin ne sait pas l’italien. Il n’a pas distingué les mots prononcés, mais il est convaincu que l’accent était italien. Il connaissait Mme L.. et sa fille. Il eut souvent l’occasion de causer avec elles. Il est sûr que la voix aiguë n’était celle d’aucune des deux victimes.
« Odenheimer, restaurateur. Ce témoin offrit lui-même de déposer. Il ne parle pas français et il a fallu recourir à un interprète. Né à Amsterdam, il passait devant la maison au moment où les cris se firent entendre. Ils durèrent quelques minutes, dix minutes peut-être. Ils étaient forts et prolongés, exprimant la terreur et la détresse. Il entra dans la maison. Son témoignage confirme les précédents sauf en un point. Il affirme que la voix aiguë était celle d’un Français, du reste, il n’a pas pu distinguer les mots. Ils étaient forts, vifs, inégaux, exprimant à la fois la crainte et la colère. Cette voix était moins aiguë que criarde. La voix dit à plusieurs reprises : Sacré ! diable ! et une fois : Mon Dieu !
« Jules Mignaud, banquier. Mme L.. avait quelques propriétés. Le témoin lui avait ouvert un compte huit ans auparavant. Elle fit chez lui de fréquents dépôts de petites sommes. Elle ne retira rien jusqu’au troisième jour avant sa mort, où elle vint en personne toucher la somme de quatre mille francs. Cette somme lui fut comptée en or, et un commis la porta chez elle.
« Adolphe Lebon, commis de Mignaud et fils, déclare que le jour en question, vers midi, il accompagna chez elle Mme l’Espanaye, portant les 4000 francs renfermés dans deux sacs. Quand la porte s’ouvrit, Mlle L… lui prit un des sacs, et la mère de celle-ci prit l’autre. Il salua et partit. Il ne vit personne dans la rue. C’est une rue étroite et peu fréquentée.
« William Bird, tailleur, est un de ceux qui entrèrent dans la maison. Il est Anglais ; fixé à Paris depuis deux ans. Il fut un des premiers à monter l’escalier. Il entendit les voix qui se disputaient. La voix grave était d’un Français. Il saisit plusieurs mots, mais il ne peut se les rappeler tous. Il entendit distinctement ; Sacré ! et mon Dieu. Au même moment il lui sembla entendre le bruit d’une lutte. La voix aiguë était très forte, plus forte que la voix grave. Il affirme que ce n’était pas la voix d’un Anglais, il incline à la croire celle d’un Allemand. Peut-être était-ce celle d’une femme. Le témoin n’entend pas l’allemand.
« Quatre des témoins précédents étant rappelés, ont déposé que la porte de la chambre dans laquelle fut trouvé le corps de Mlle L… était fermée en dedans. Le silence était profond ; ni gémissements, ni bruit d’aucune espèce. Lorsqu’on eut forcé la porte on ne vit personne. Les fenêtres, celles du devant, comme les autres, étaient closes, et fortement attachées à l’intérieur. Une porte qui communique entre les deux chambres était fermée, mais non à clef ; une porte qui va de la chambre du devant au corridor était fermée à clef, la clef en dedans. Une petite chambre sur le devant de la maison au quatrième étage, au bout du corridor, était ouverte, la porte entrebâillée. Cette chambre était remplie de vieux bois de lit, de boîtes, etc., qu’on a dérangés et fouillées avec soin.
« Il n’est pas un pouce de la maison qu’on n’ait scrupuleusement sondé. On fit monter et descendre des ramoneurs dans les cheminées. La maison avait quatre étages et des mansardes. Une fenêtre en tabatière était clouée très solidement ; elle ne paraissait pas avoir été ouverte depuis des années. Le temps qui s’écoula entre le moment où l’on entendit les voix et celui où l’on pénétra dans la chambre est diversement apprécié. Les uns l’évaluent à trois, les autres à cinq minutes. La porte a été ouverte avec difficulté.
« Alfonzo Garcio, entrepreneur de pompes funèbres, demeure dans la rue Morgue. Il est Espagnol. Il entra dans la maison, mais il ne monta pas. C’est un homme très nerveux ; il craignit de s’exposer à une émotion trop vive. Il a entendu les voix. La grave était celle d’un Français. Il n’a pu distinguer ce qu’on disait. La voix aiguë était celle d’un Anglais. Il en est sûr. Il n’entend pas l’anglais, mais il a reconnu l’accent.
« Alberto Montani, pâtissier, est un de ceux qui gravirent l’escalier. Il a entendu les voix. La voix grave était celle d’un Français. Il a distingué plusieurs mots. Elle semblait gronder, il ne put distinguer ce que disait la voix aiguë. Elle parlait vite et d’une manière saccadée. Il semble que c’était la voix d’un Russe. Sa déposition confirme les témoignages précédents. Ce témoin est Italien, il n’a jamais causé avec un Russe.
« Plusieurs témoins, ayant été appelés, ont certifié que les cheminées du quatrième étage sont trop étroites pour livrer passage à un homme. C’est à tort qu’on a parlé de ramoneurs ; on s’est borné à introduire dans les cheminées l’une de ces brosses cylindriques dont on se sert pour nettoyer. Il n’y a aucun passage dérobé par où les assassins aient pu fuir pendant que les témoins montaient l’escalier. Le corps de Mlle l’Espanaye était si fortement engagé dans la cheminée, qu’il fallut pour l’en extraire les efforts réunis de quatre ou cinq hommes.
« Paul Dumas, médecin, a été appelé le lendemain du meurtre pour constater l’état des cadavres. Ils étaient étendus tous les deux sur le bois de lit dans la chambre où fut trouvé le corps de Mlle L… .
Le corps de la jeune fille était meurtri et couvert d’écorchures. Ces particularités s’expliquent par le fait seul de l’introduction du corps dans la cheminée. Le cou avait beaucoup souffert. On a constaté plusieurs égratignures profondes, sous le menton et une série de taches livides qui provenaient évidemment de la pression des doigts. La face était affreusement décolorée, et les yeux sortaient à moitié de leurs orbites. La langue avait été en partie coupée par les dents. Une large meurtrissure, résultant, selon toute apparence, de la pression d’un genou, existait sur l’estomac. Dans l’opinion de M. Dumas, Mlle L. avait été étranglée par une ou plusieurs personnes. Le corps de la mère avait été horriblement mutilé. Tous les os de la jambe et du bras droit plus ou moins fracassés ; le tibia du côté gauche, ainsi que les côtes du même côté. Tout le corps était affreusement meurtri et décoloré.
Impossible de dire comment ces blessures ont été faites. Une lourde pièce de bois ou une large barre de fer, une chaise, tout instrument lourd, large, obtus, manié par un homme de grande force, peut produire de semblables résultats. Aucune femme n’aurait pu faire de telles blessures. La tête de la défunte était entièrement séparée du corps quand le témoin l’examina. Elle était broyée ; le cou avait été évidemment coupé avec un instrument tranchant, probablement avec un rasoir.
« Alexandre Etienne, chirurgien, s’est joint à M.Dumas. Il confirme le témoignage de celui-ci et partage ses opinions.
Nulle autre déposition importante n’a été recueillie, quoique plusieurs autres personnes aient été interrogées. Jamais meurtre aussi mystérieux n’a été jusqu’ici commis à Paris, si toutefois il y a meurtre.
La police est complètement en défaut, chose rare dans les affaires de ce genre. Rien ne semble devoir mettre sur la trace.
Dans son édition du soir, la même feuille constatait qu’il régnait toujours une grande agitation dans le quartier Saint-Roch, que la maison en question avait été visitée derechef, et qu’on avait procédé à un nouvel interrogatoire des témoins, le tout sans aucun succès. Cependant un post scriptum annonçait l’arrestation d’Adolphe Lebon. Rien toutefois, dans les faits livrés à la publicité, ne paraissait établir sa culpabilité.
La marche de cette affaire avait singulièrement intéressé Dupin. J’en jugeai ainsi d’après ses manières, car, du reste, il ne fit aucune observation. Ce fut seulement quand il apprit l’emprisonnement de Lebon qu’il me demanda mon opinion.
Avec tout Paris, je ne voyais dans tout cela qu’un insoluble mystère, je n’apercevais nul moyen de trouver la trace des meurtriers.
— Il ne faut pas juger des moyens, dit Dupin, après cet examen parfait. La police parisienne, dont la pénétration est tant vantée, est rusée, rien de plus. Elle procède sans méthode, sauf la méthode du moment. Elle fait une grande parade de mesures ; mais il arrive assez souvent que ces mesures sont si peu adaptées au but qu’elle se propose, que cela nous rappelle M. Jourdain qui demande sa robe de chambre pour mieux entendre la musique. Les résultats obtenus par cette police sont souvent surprenants, mais, le plus fréquemment, elle les doit uniquement à l’activité qu’elle déploie. Quand la diligence et l’activité ne suffisent pas, elle échoue. V…, par exemple, savait bien deviner, et c’était un homme persévérant. Mais sa pensée manquait d’éducation, la profondeur même de ses investigations l’induisait constamment en erreur. Il se blessait la vue en regardant l’objet de trop près. Il voyait peut-être un ou deux points très distinctement, mais il perdait de vue l’ensemble de l’affaire. Il y a moyen d’être trop profond. La vérité n’est pas toujours un puits. Au contraire les connaissances les plus importantes sont toujours superficielles. Vous avez dans l’astronomie un exemple très net de cette source d’erreur. Si vous jetez un rapide coup d’œil sur une toile ou encore si vous regardez de côté en tournant vers elle les parties extérieures de la rétine, plus sensibles que la partie centrale à une faible lumière, vous la verrez distinctement, et pourrez apprécier son détail, tandis qu’au contraire sa lumière s’affaiblit si vous la contemplez fixement. Une profondeur exagérée embarrasse et affaiblit la pensée ; il est possible de faire disparaître Vénus elle-même du ciel, par un examen, trop soutenu, trop concentré ou trop direct.
Quant au meurtre de la rue Morgue, examinons avant d’arrêter notre opinion. Une enquête nous procurera quelque direction (je trouvai l’expression singulière) ; d'ailleurs Lebon m’a rendu toutefois un service dont je lui sais toujours gré. Nous irons voir les lieux. Je connais le préfet de police et je n’aurai aucune difficulté à me procurer l’autorisation nécessaire.
La permission fut accordée, et nous nous rendîmes immédiatement à la rue Morgue. C’est un de ces misérables passages qui voisinent avec la rue Saint-Roch. Nous arrivâmes à une heure avancée de l’après-midi, ce quartier étant fort éloigné de celui que nous habitions. Nous trouvâmes aisément la maison, beaucoup de gens amassés de l’autre côté de la rue, regardant avec une curiosité sans objet les fenêtres fermées. Cette maison ne présentait rien de remarquable ; elle avait une porte cochère, sous l’un des côtés de laquelle était une loge de concierge. Avant d’entrer, nous fîmes quelques pas dans la rue et prîmes une allée qui nous conduisit derrière la maison. Pendant ce temps, Dupin examinait tout le voisinage et la maison elle-même avec une attention minutieuse dont je voyais guères l’objet.
Nous revînmes sur nos pas, nous sonnâmes, et, ayant montré notre laissez-passer, nous fûmes admis à entrer. Nous montâmes dans la chambre où le corps de Mlle l’Espanaye avait été trouvé. Les deux cadavres y étaient déposés. Le désordre de la chambre avait, comme d’habitude, été conservé. Je ne remarquai rien que le journal ne m’eût déjà appris. Dupin soumit tout à un examen scrupuleux, même les corps des victimes. Nous passâmes ensuite dans les autres chambres, puis dans la cour. Un gendarme nous accompagnait. Cet examen nous conduisit jusqu’à la nuit. Pendant que nous retournions chez nous, mon compagnon entra un instant dans les bureaux d’un journal.
J’ai dit que Dupin avait de nombreux caprices que je respectais. Pour le moment son désir était qu’il ne fût plus entre nous question du meurtre jusqu’au midi du lendemain. Il me demanda alors tout à coup si je n’avais rien remarqué de particulier sur le théâtre du crime.
Il y avait dans sa manière de prononcer le mot particulier quelque chose qui me fit frémir, sans que je susse pourquoi.
Non, rien de particulier, répondis-je ; rien de plus que ce que nous avons vu tous deux dans le journal.
— La gazette, reprit-il, n’a pas, je le crains, compris ce qu’a d’inouï cet horrible événement. Mais laissons là l’opinion banale d’un journal. Il me semble que ce meurtre est regardé comme impénétrable par la raison même qui devrait en faire l’explication facile, — c’est-à-dire à cause de l’atrocité du meurtre. La police est déroutée par l’absence apparente de motifs qui aient pu conduire, non à perpétrer le meurtre, mais à l’entourer de circonstances aussi atroces. Il lui semble impossible de concilier l’existence des voix qu’on a entendues avec l’absence d’étrangers dans la maison, d’autant plus qu’il n’y avait aucun moyen de sortir sans être vu par les personnes qui montaient l’escalier. Le désordre extrême de la chambre ; le cadavre introduit la tête en bas dans la cheminée ; l’affreuse mutilation qu’a subie le corps de la vieille dame ; — ces considérations, jointes à celles que j’ai déjà fait valoir ; et d’autres qu’il est inutile d’exposer, ont suffi pour paralyser la police et pour mettre complètement en défaut la perspicacité tant vantée de ses agents. Ils sont tombés dans cette erreur grossière et si commune qui consiste à confondre l’inusité avec l’impénétrable. Mais c’est justement par l’étude des déviations de l’ordre ordinaire des choses que l’esprit en quête de la vérité trouve sa voie, s’il lui est donné de la trouver. Dans une recherche du genre de celle qui nous occupe en ce moment, il faut moins se demander ce qui est arrivé que ce qui n’est jamais arrivé auparavant. En réalité, la facilité avec laquelle j’arrivai, — si je n’y suis arrivé déjà, — à la solution de ce mystère est en raison de l’impossibilité apparente qu’il présente à la police.
Je le regardai avec un muet étonnement.
— J’attends maintenant, continua-t-il en jetant un regard sur la porte de l’appartement, — j’attends quelqu’un qui n’est peut-être par l’auteur de cette boucherie, mais qui doit se trouver pour quelque chose dans sa perpétration. De ce qu’il y a d’horrible dans les crimes commis, il est probablement innocent. Je désire ne pas me tromper en ceci, car c’est là-dessus que je fonde l’espoir de pénétrer ce mystère. J’attends l’homme ici, — dans cette chambre, — d’un moment à l’autre. Il est vrai qu’il peut ne pas venir, mais la probabilité est qu’il viendra. S’il vient, il sera nécessaire de le retenir. Voici des pistolets, et nous savons tous deux nous en servir à l’occasion.
Je pris les pistolets, ayant à peine conscience de ce que je faisais, et doutant de ce que j’entendais, tandis que Dupin continuait, semblant se parler à lui-même. J’ai déjà dit ce qu’en de semblables circonstances, ses manières avaient en quelque sorte d’abstrait. Son discours s’adressait à moi, mais bien qu’il me parlât bas, sa voix résonnait comme s’il eût parlé à quelqu’un qui eût été loin de lui ; ses yeux, pleins d’une expression vague étaient fixés sur le mur.
— Que les voix qu’on a entendues se disputer ne fussent pas celles des femmes elles-mêmes, c’est ce qu’il est prouvé jusqu’à l’évidence. Ceci ne permet pas d’agiter la question de savoir si ce n’est pas la vieille dame qui a assassiné sa fille, et qui ensuite s’est suicidée ; Je ne mentionne ceci, que pour la satisfaction de la méthode, car d’ailleurs Mme l’Espanaye n’eût pas eu le degré de force nécessaire pour mettre le corps de la jeune fille dans la position où il a été trouvé, et la nature des blessures qu’elle a elle-même reçues, éloigne toute idée de suicide. Le meurtre donc a été commis par des tiers, et les voix de ceux-ci sont celles qu’on a entendues se disputer. J’examine maintenant, — non pas tout ce dont on a déposé à l’égard de ces voix, — mais ce qu’il y a de particulier dans le témoignage des témoins. N’y avez-vous rien constaté de particulier ?
Je remarquai que tous les témoins attribuaient unanimement la voix rude à un Français, mais qu’il y avait entre eux un désaccord complet à l’égard de la voix aiguë ou criarde, selon l’expression de l’un deux.
— C’est l’évidence même, répartit Dupin, mais non ce que l’évidence a de particulier. Vous n’avez rien observé de distinctif. Cependant il y quelque chose à noter. Les témoins, comme vous le dites, s’accordent sur la première voix ; ils sont unanimes. — Mais en ce qui concerne l’autre voix, ce qu’il faut noter, ce n’est point la divergence des opinions, — c’est qu’un Italien, un Anglais, un Espagnol, un Hollandais, un Français en essayant d’en donner une idée, l’attribuent chacun à un étranger. Chacun affirme, que ce n’est pas la voix d’un de ses compatriotes. — Chacun y reconnaît, — non la voix d’un étranger dont il parle la langue, — mais tout le contraire. Le Français suppose que c’est la voix d’un Espagnol, et il aurait distingué les mots s’il avait entendu l’espagnol. Le Hollandais reconnaît un Français, mais je remarque que ce témoin n’entendant pas le français, il a fallu avoir recours à un interprète. L’Anglais pense avoir entendu un Allemand, et il ne comprend pas l’allemand. L’Espagnol est certain que c’était un Anglais, mais il juge d’après l’accent, vu qu’il n’a aucune notion de l’anglais. L’Italien croit que la voix était celle d’un Russe, mais il ne s’est jamais entretenu avec un Russe. De plus un second Français diffère du premier ; il est positif pour lui que c’était un Italien, mais ne sachant pas cette langue, il se fonde sur l’accent.
Quelle voix singulièrement inusitée que celle sur laquelle de tels témoignages ont pu être portés ! Une voix où des natifs des cinq grandes divisions de l’Europe n’ont rien trouvé qui leur fût familier. Vous direz que peut-être était-ce la voix d’un Asiatique — d’un Africain. Ni Asiatique ni Africain ne sont nombreux à Paris, mais sans contester la possibilité du fait, j’appellerai simplement votre attention sur trois points. L’un des témoins caractérise la voix en disant qu’elle était plutôt « criarde qu’aiguë. » Deux autres disent qu’elle était « vive et inégale » Nuls mots, — nuls sons ressemblant à des mots — n’ont été par aucun des témoins signalés comme distincts.
Je ne sais, continua Dupin, quelle impression je puis avoir faite jusqu’ici sur votre intelligence ; mais je n’hésite pas à dire que de rigoureuses déductions de cette partie des témoignages — celle qui concerne les deux voix — sont en elles-mêmes suffisantes pour faire naître un soupçon qui peut servir de guide dans l’étude de ce mystère. Je dis de rigoureuses déductions, mais cela n’exprime pas complètement ma pensée. Je veux dire que les déductions qu’on en peut tirer sont les seules convenables, et que la lumière en jaillit inévitablement, comme un simple résultat. Ce qu’est ce soupçon, je ne le dirai pas encore. Je désire seulement que vous admettiez avec moi que ce soupçon était assez fort pour donner un caractère particulier — une certaine tendance — à l’enquête que j’avais à faire sur les lieux.
Maintenant transportons-nous par la pensée dans cette chambre. Que chercherons-nous d’abord ? Les moyens d’évasion auxquels les meurtriers ont eu recours. Ce n’est pas aller trop loin que dire que ni vous ni moi ne croyons aux événements surnaturels. Mme et Mlle l’Espanaye n’ont pas été victimes de purs esprits. Les auteurs de meurtre étaient des êtres matériels, et se sont matériellement enfuis. Comment ? Par bonheur il n’y a qu’une manière de raisonner sur ce point, et il faut que cette manière mène à une conclusion précise.
Examinons un à un les moyens possibles de fuir. Il est clair que les assassins étaient dans la chambre où elle l’Espanaye a été trouvée, ou tout au moins, dans une pièce voisine, quand les témoins montèrent l’escalier. Par conséquent, nous n’avons à nous occuper que des issues de ces deux chambres. La police a soulevé les parquets, dégradé les plafonds et la maçonnerie des murs. Aucune issue secrète n’a pu lui échapper.
Ne voulant pas m’en rapporter à elle, j’ai examiné moi-même. Il n’y a aucune issue secrète. Les portes par lesquelles les deux chambres ouvrent sur le corridor étaient fermées avec soin, les clefs en dedans. Examinons les cheminées. Celles-ci, quoique de largeur ordinaire jusqu’à une hauteur de huit ou dix pieds ne pourraient au-delà donner passage à un gros chat. L’impossibilité de sortir par aucun des moyens que nous venons d’énumérer étant absolue, il ne nous reste plus que les fenêtres. Par celles qui ouvrent sur la rue personne n’eût pu sortir sans être vu par la foule qui stationnait devant la maison. Donc les assassins doivent être passés par celles de derrière. Amenés d’une façon si certaine à une telle conclusion, notre qualité de logiciens s’oppose à ce que nous repoussions sous prétexte d’impossibilité apparente. Il ne nous reste qu’à prouver que ces apparentes impossibilités n’existent pas en réalité.
Il y a deux fenêtres dans la chambre. Devant l’une il n’y a aucun meuble, elle est entièrement visible. La partie intérieure de l’autre est cachée par la tête du lit qui est poussée contre elle. La première a été trouvée exactement fermée en dedans. Elle a résisté aux plus énergiques efforts de ceux qui ont essayé de l’ouvrir. On avait percé, dans son cadre à gauche, un trou où l’on avait enfoncé un gros clou presque entièrement. En examinant l’autre fenêtre, on y trouva un clou pareil, et un effort vigoureux pour ouvrir cette fenêtre fut également impuissant. La police fut alors complètement convaincue que la sortie n’avait pu avoir lieu de ce côté. Aussi fut-il regardé comme inutile de retirer les clous et d’ouvrir les fenêtres.
Mon examen fut plus exact, et il l’était pour la raison que je viens de donner, — parce que c’était ici, je le savais, qu’il fallait prouver que toutes les impossibilités apparentes ne sont pas telles en réalité.
Mes pensées poursuivirent ainsi à posteriori ; les meurtriers s’évadèrent par l’une des fenêtres. Cela étant, ils n’auraient pas pu refermer les fenêtres à l’intérieur comme on les a trouvées fermées ; — Ce fut cette réflexion parfaitement évidente qui arrêta les recherches de la police. Cependant les fenêtres étaient fermées ; il faut donc qu’elles puissent se fermer d’elles-mêmes. Il n’y avait pas moyen d’éviter cette conclusion. Je m’approchai de la fenêtre libre, je retirai le clou avec quelque peine, et j’essayai de l’ouvrir. Ainsi que je l’avais prévu, elle résista à tous mes efforts. Je savais maintenant qu’il devait exister un ressort caché, et cette confirmation me convainquit que mes prévisions au moins étaient exactes, quelque mystérieux que parût encore ce qui se rapportait aux clous. Je découvris bientôt un ressort caché. Je le fis jouer, et, satisfait de ma découverte, je n’ouvris point la fenêtre.
Ensuite je replaçai le clou et l’examinai attentivement. Une personne, sortie par cette fenêtre aurait pu la refermer, et le ressort aurait joué ; mais ce clou n’aurait pu être remplacé. Cette remarque rétrécit encore le champ de mes investigations. Il fallait que les assassins se fussent échappés par l’autre fenêtre. En supposant, donc, que les ressorts des deux fenêtres fussent pareils, ainsi que cela était probable, il fallait qu’il existât une différence entre les clous, ou au moins dans la manière dont ils étaient attachés. Je montai sur le bois de lit, et examinai minutieusement la seconde croisée. Je découvris facilement le ressort, je le pressai, il était comme je l’avais supposé, exactement pareil à l’autre. Puis je regardai le clou, il était aussi gros que l’autre, et fixé apparemment de la même façon, encore presque jusqu’à la tête.
Vous allez dire que j’étais embarrassé, mais si vous pensez cela, vous avez mal compris la nature de mes inductions. Je n’avais pas été une seule fois en défaut. La piste n’était pas perdue un instant. J’avais traqué le secret dans son dernier refuge. Ce clou avait, ainsi que je l’ai dit, l’exacte apparence du clou de l’autre fenêtre, mais ce fait était absolument seul (quelque concluant qu’il pût paraître). Ce clou, me dis-je, est certainement défectueux. Je le touchai, et la tête s’en détacha. Cette fraction était ancienne car ses bords étaient incrustés de rouille), et elle avait été probablement effectuée par un coup de marteau, qui avait en partie enfoncé la tête du clou dans la partie inférieure de la fenêtre. Je réunis les deux fragments, la fissure était invisible. Ayant pressé le ressort, je soulevai doucement la fenêtre de quelques pouces ; la tête du clou monta avec elle. Je refermai la fenêtre et le clou parut de nouveau entier.
Sur ce point l’énigme était résolue. L’assassin s’était échappé par la fenêtre qui donnait sur le lit, et cette fenêtre étant tombé d’elle même à sa sortie (si on ne l’avait fermée), se trouvait retenue par le ressort, dont la résistance avait été attribuée au clou. On n’avait pas cru nécessaire de chercher plus loin.
La seconde question fut le moyen de descendre. Sur ce point, je m’étais satisfait, en faisant avec vous le tour de cette maison. À une distance de cinq pieds et demi environ de cette fenêtre, passe la chaîne d’un paratonnerre. La distance est trop grande pour qu’à l’aide de cette chaîne quelqu’un ait pu atteindre la fenêtre et encore moins entrer dans la maison. J’avais remarqué cependant que les volets du quatrième étage étaient à un seul battant de la forme d’une porte ordinaire, sauf toutefois que la moitié inférieure est une sorte de treillage, qui offre une bonne prise aux mains. Ces volets avaient au moins trois pieds et demi de large. Lorsque nous les vîmes derrière la maison, ils étaient tous les deux à moitié ouverts, — c’est-à-dire, à angles droits avec le mur. — Il était clair, pour moi, vu que si le volet appartenait à la fenêtre située derrière le lit, était repoussé à plat contre le mur, il ne serait plus qu’à deux pieds, tout au plus, du paratonnerre. Dans ce cas, un voleur, doué d’une activité et d’un courage fort rares, pouvait, en saisissant le treillage, puis abandonnant le paratonnerre et appuyant solidement ses pieds contre le mur, fermer le volet à l’aide d’un saut vigoureux, et se lancer dans la chambre pour que la fenêtre en fût ouverte.
Comme il est très rare de rencontrer le degré de hardiesse nécessaire pour une tentative aussi difficile et aussi hasardeuse, je tiens à vous démontrer que la chose est possible ; mais je désire surtout vous convaincre qu’il a fallu, pour accomplir ce tour de force, une agilité très extraordinaire, presque surnaturelle.
Vous direz sans doute que je devrais plutôt sous évaluer qu’estimer pleinement l’activité demandée. Cela reste sans doute dans les idées judiciaires, mais la raison n’admet pas ce procédé. Je ne cherche que la vérité. Maintenant, veuillez allier cette hardiesse dont je viens de parler avec cette voix si singulièrement aiguë et inégale, sur la nationalité de laquelle deux personnes n’ont pu s’accorder et dont on n’a pu saisir aucune syllabe.
À ces mots, une conception vague et indécise de la pensée de Dupin traversa mon esprit, il me sembla que j’étais sur le point de comprendre sans avoir la puissance d’y arriver. Mon ami poursuivit :
— Vous voyez, dit-il, que j’ai changé la question pour étudier, non plus la manière dont le meurtrier est sorti, mais celle dont il est entré. J’ai voulu vous faire comprendre que l’entrée et la sortie furent effectuées de la même façon et au même endroit. Revenons maintenant à l’intérieur de la chambre. Étudions les apparences. Les tiroirs de la commode, a-t-on dit, avaient été pillés, quoiqu’ils continssent encore plusieurs articles de toilette. La conclusion est absurde. Comment pouvons-nous savoir que les vêtements trouvés dans les tiroirs n’étaient pas tout ce que les tiroirs contenaient ? Mme l’Espanaye et sa fille menaient une vie excessivement retirée, ne recevaient personne, ne sortaient que rarement, et par conséquent n’avaient aucun besoin d’une toilette variée. Il est très probable qu’elles possédassent les vêtements d’une meilleure qualité que ceux qu’on a trouvés. Si le voleur en avait emporté, pourquoi n’a-t-il pas pris les meilleurs, pourquoi n’a-t-il pas tout pris ? En un mot, pourquoi a-t-il abandonné quatre mille francs en or pour s’embarrasser d’un paquet de linge. L’or fut abandonné. La somme mentionnée par M. Mignaud fut trouvée presque entière par terre dans des sacs. Bannissez donc de votre esprit le rapport que la police a voulu voir entre les motifs du crime et l’argent porté chez Mme l’Espanaye. Des coïncidences dix fois plus remarquables que celle-ci se présentent à chaque heure de la journée sans attirer la moindre attention. Les coïncidences en général sont de grandes sources d’erreurs pour ceux qui n’ont jamais été initiés à la théorie des probabilités. Dans l’exemple actuel, si l’or avait été emporté, ce fait qu’il avait été reçu trois jours auparavant, eût été plus qu’une coïncidence. Mais dans les circonstances véritables, si nous supposons que l’or fut le motif de cet attentat, il faut supposer aussi que l’assassin est un idiot assez indécis pour avoir complètement perdu de vue l’objet de son crime.
Maintenant, sans perdre de vue les points sur lesquels j’ai appelé votre attention, cette voix étrange, cette rare agilité, et la surprenante absence de tous motifs dans un assassinat aussi singulièrement atroce, jetons un coup d’œil sur le meurtre lui-même. Voici une femme étranglée et poussée dans la cheminée la tête en bas. Des assassins ordinaires n’emploient pas de pareilles manières de tuer. Moins encore choisissent-ils de tels moyens de cacher leurs victimes. Vous admettrez que dans ce fait, il y a une exagération singulière. Pensez aussi quelle force prodigieuse il a fallu pour introduire le corps dans la cheminée de telle façon que plusieurs personnes ont eu peine à l’en retirer.
Voyons maintenant d’autres preuves d’une vigueur merveilleuse. Devant la cheminée on a trouvé des tresses épaisses, — très épaisses, — de cheveux gris. Ceux-ci avaient été arrachés par les racines. Vous savez ce qu’il faut de force pour arracher de la tête même vingt ou trente cheveux. Vous avez vu comme moi les mèches dont il s’agit. Leurs racines (hideux spectacle !) étaient adhérentes à des fragments de chair, preuve évidente de la force prodigieuse qui a été déployée. Le cou de la vieille dame n’était pas simplement coupé, mais la tête absolument détachée du corps ; l’instrument n’était qu’un rasoir. Je vous prie de remarquer la férocité brutale de ces faits. Je ne parle pas des meurtrissures du corps de Mme l’Espanaye. M. Dumas et son digne confrère M. Etienne ont déclaré qu’elle ont été produits par quelque instrument obtus, et en ceci ces messieurs ont raison. L’instrument obtus fut le pavé de la cour sur lequel est tombé le corps de la victime lancé de la fenêtre qui donne sur le lit. Cette idée, toute simple qu’elle paraisse à présent, échappa à la police par la même raison qu’elle ne songea pas à remarquer la largeur des persiennes, la présence des clous semblant leur démontrer l’impossibilité que l’une ou l’autre des fenêtres eût été ouverte.
Si maintenant vous avez convenablement réfléchi au singulier désordre de la chambre, nous avons été assez loin pour combiner les idées d’une étonnante agilité, d’une force surhumaine, d’une férocité brutale, d’un meurtre sans motifs et d’une voix dont l’accent était étranger aux oreilles d’hommes de plusieurs nations, et où l’on ne distinguait aucune syllabe. — A quel résultat arrivez-vous ? Quelle impression ai-je fait sur votre imagination ?
Un frisson parcourut mon corps quand Dupin me fit cette question.
— C’est un fou, dis-je, qui a commis ce meurtre, — c’est quelque maniaque furieux, échappé d’une maison de santé du voisinage.
— Sous quelques rapports, répondit-il, votre idée n’est pas sans fondement. Mais les voix des fous, même dans leurs paroxysmes les plus frénétiques, ne s’accordent pas avec ce qu’on raconte de cette voix particulière entendue sur l’escalier. Les fous sont d’une nation quelconque, et leur langage, quelque incohérentes que soient leurs paroles, se compose toujours de syllabes. D’ailleurs, les cheveux d’un fou ne ressemblent pas à ceux que je tiens à la main. J’ai dégagé cette petite touffe des doigts crispés de Mme l’Espanaye. Dites-moi ce que vous en pensez.
— Dupin, dis-je, complètement épouvanté, ces cheveux sont très extraordinaires, ce ne sont pas des cheveux humains.
— Je n’ai pas dit qu’ils le sont, reprit-il ; mais avant que nous nous décidions sur ce point, je vous prie de regarder la petite esquisse que j’ai tracée sur ce papier. C’est un dessin — « des meurtrissures et de profondes marques d’ongles » qui ont été signalées sur le cou de Mlle l’Espanaye, et d’ailleurs, — par MM. Dumas et Etienne, — Comme une série de taches livides résultant évidemment de la pression de doigts.
Vous vous apercevez, poursuivit mon ami, dépliant le papier, que les doigts n’ont pas glissé. Chaque doigt est resté probablement jusqu’à la mort de la victime, à la place où il s’était d’abord enfoncé. Essayez maintenant de placer tous vos doigts en même temps sur les marques que vous voyez.
Je fis l’essai en vain.
— Nous ne faisons peut-être pas cette épreuve avec exactitude, dit-il. Le papier est étendu sur une surface plane, tandis que le cou humain est cylindrique. Voici une bûche dont la circonférence est à peu près celle du cou. Entourez-la du papier, et refaites l’expérience.
Je le fis ; mais la difficulté ne fut que plus évidente.
Lisez maintenant, dit Dupin ce passage de Cuvier.
C’était l’histoire anatomique et descriptive du grand orang-outang des Indes orientales. La taille gigantesque, la force et l’activité prodigieuses, la sauvage férocité et la disposition imitative de ces animaux sont suffisamment connues. Je compris sur le champ toute l’horreur du meurtre.
La description des doigts, dis-je en terminant la lecture, s’accorde exactement avec le dessin. Je vois qu’aucun être, sauf l’orang-outang, de l’espèce ici mentionnée, n’aurait pu faire ces impressions.
Cette touffe de poils fauves, aussi, est identique à ceux de cette bête. Mais il m’est impossible de comprendre les particularités de cet effrayant mystère. D’ailleurs on a entendu deux voix, et l’une fut sans contredit la voix d’un Français.
C’est vrai, et vous devez vous rappeler ces mots : Mon Dieu, que les témoins ont attribués presque à l’unanimité à cette voix. Ces mots ont été justement caractérisés par Montani, le pâtissier, comme exprimant le reproche et la colère. C’est sur ces deux mots que j’ai fondé mon espoir d’arriver à une complète solution de l’énigme. Un Français eut connaissance du meurtre. Il est possible, — il est même bien plus que probable, — qu’il est innocent. L’orang-outang peut s’être échappé. — Il peut l’avoir poursuivi jusqu’à la chambre ; mais sans les circonstances effrayantes qui eurent lieu ensuite, il n’aurait jamais pu le rattraper. Il est encore en liberté. Je ne poursuivrai pas ces suppositions, — car je n’ai pas le droit de leur donner un autre nom ; — si, le Français en question est, comme je le suppose, innocent du meurtre, cette annonce, que j’ai laissée hier soir aux bureaux d’un journal consacré aux intérêts maritimes et très recherché des marins, nous l’amènera.
Il me tendit un journal et je lus l’annonce suivante :
« Le …(jour de l’assassinat) on a attrapé dans le bois de Boulogne, un orang-outang, très grand, de couleur fauve, de l’espèce Bornèse. Le propriétaire (qu’on a appris être un marin appartenant à un vaisseau de Malte) sera remis en possession de l’animal, pourvu qu’il donne l’exact signalement et moyennant le remboursement de la faible dépense qu’a entraînée sa capture, Rue … n° … Fourbourg-Saint-Germain. »
— Comment est-il possible, demandai-je, que vous ayez su, que l’homme est un marin, et qu’il appartient à un vaisseau maltais ?
— Je ne le sais pas, dit Dupin, je ne suis pas sûr. Voici cependant un morceau qui, d’après sa forme et son apparence graisseuse a dû servir à nouer les cheveux en une de ces longues queues que les matelots affectionnent. De plus, ce nœud est un de ceux que peu de personnes, sauf les matelots, savent faire, et il est particulier aux Maltais. J’ai ramassé le ruban au pied du paratonnerre. Il n’a pu appartenir à l’une ou l’autre des victimes. Si, après tout, le Français n’appartient pas à un vaisseau maltais, je n’aurai toujours fait aucun mal en disant ce que j’ai dit dans l’annonce. Si je suis dans l’erreur, il supposera simplement que j’ai été fourvoyé par quelque circonstance qu’il ne cherchera pas à s’expliquer. Mais si je ne me suis pas trompé, j’ai gagné un point considérable. — Connaissant le monstre, quoique innocent, cet homme hésitera naturellement à réclamer l’orang-outang. Il raisonnera ainsi ; — Je suis innocent ; je suis pauvre, mon orang-outang est d’une grande valeur ; pour un homme dans ma position ; c’est une fortune ; — pourquoi le perdrais-je ? Le voici a ma portée. Il a été trouvé au bois de Boulogne, à une distance très grande de la scène du meurtre. Comment soupçonnerait-on qu’une bête à commis ce crime ? La police est en défaut, — elle n’a pas la moindre trace. Et même si elle découvrait la bête, il lui serait impossible de prouver que j’aie connaissance du meurtre. D’ailleurs, je suis connu, le journal me désigne comme le propriétaire de la bête. Si j’évite de réclamer une propriété d’une valeur si considérable, j’attirerai l’attention sur l’animal. Je répondrai à l’annonce, je reprendrai l’orang-outang, et je l’enfermerai jusqu’à ce que cette affaire soit finie.
En ce moment, nous entendîmes des pas sur l’escalier.
— Tenez-vous prêt, dit Dupin, avec vos pistolets, mais ne vous en servez pas, ne les montrez que lorsque j’en donnerai le signal.
La porte d’entrée de la maison avait été laissée ouverte, et le visiteur étant entré sans sonner, montait lentement l’escalier. Cependant, il nous sembla qu’il hésitait ; il descendit quelques marches. Dupin s’approchait vivement de la porte, lorsque nous l’entendîmes remonter. Il ne recula plus, monta avec décision, et frappa à la porte de notre chambre.
— Entrez ! dit Dupin d’une voix franche et cordiale.
Un homme entra. C’était évidemment un matelot ; un homme grand et vigoureux, avec une expression d’audace qui ne fit pas sur nous une impression défavorable. Son visage, brûlé par le soleil, était plus qu’à moitié caché par des moustaches et ses épais favoris. Il portait un lourd bâton de chêne, mais ne paraissait pas autrement armé. Il nous salua gauchement, et nous souhaita le bonjour ; son accent indiquait une origine parisienne.
— Asseyez-vous, mon ami, dit Dupin. Vous venez, je suppose, pour l’orang-outang. En vérité, je vous l’envie presque, c’est une bête superbe, et sans doute d’une grande valeur ! Quel âge lui donnez-vous ?
Le matelot respira longuement et bruyamment, de l’air d’un homme qui se trouve allégé d’un fardeau insupportable, et répondit alors d’un ton assuré :
— Je n’ai aucun moyen de le dire, mais il ne peut pas avoir plus de quatre ou cinq ans. Est-ce que vous l’avez ici ?
— Oh non ! nous n’avons pu le garder ici. Il est dans une écurie dans une rue voisine. Vous pourrez l’avoir demain matin. Vous êtes sans doute prêt à établir son identité ?
— Certainement, Monsieur.
— Je serai fâché de m’en séparer, dit Dupin.
— Je n’entends pas, Monsieur, que vous preniez toute cette peine pour rien, dit l’homme. Je donnerai volontiers une récompense, quelque chose de raisonnable.
— Eh bien ! répondit mon ami, cela est très juste. Voyons, que me donneriez-vous ? Ah ! je vais vous le dire. — Vous me raconterez tout ce que vous savez des assassinats de la rue Morgue.
Dupin prononça ces derniers mots à voix basse et très tranquillement. Tranquillement aussi il s’approcha de la porte, la ferma, et mit la clef dans sa poche. En même temps, il tira un pistolet de sa poche et le plaça sur la table.
Le visage du matelot se colora comme s’il suffoquait. Il se leva subitement, serra son bâton, puis presque aussitôt retomba lourdement sur sa chaise, tremblant et plus mort que vif. Il ne dit pas un mot. Je le plaignis du fond du cœur.
— Mon ami, dit Dupin doucement, vous vous alarmez inutilement, je vous assure. Nous ne voulons vous faire aucun mal. Sur l’honneur d’un galant homme et d’un Français, nous ne nous proposons rien contre vous. Je sais parfaitement que vous êtes innocent des atrocités de la rue Morgue. Vous ne pouvez cependant nier que vous y êtes en quelque sorte impliqué. De ce que je viens de dire, vous devez conclure que j’ai des moyens de me renseigner sur cette affaire, des moyens dont vous ne vous seriez jamais douté. Voici la chose. Vous n’avez rien fait que vous ayez pu éviter, rien, certainement, qui vous rende coupable. Vous n’avez pas même été coupable de vol, quand vous auriez pu voler impunément ; vous n’avez rien à taire, aucune raison de vous cacher. D’autre part, l’honneur exige que vous révéliez tout ce que vous savez. Un homme innocent est maintenant en prison, accusé du crime dont vous pouvez indiquer l’auteur.
Pendant que Dupin parlait, le matelot avait repris sa présence d’esprit, jusqu’à un certain point ; mais de sa première hardiesse, il n’y avait plus de trace.
— Que Dieu me soit en aide, dit-il après un court silence, et je vous dirai tout ce que je sais de cette affaire ; — mais je ne suis pas assez fou pour m’attendre à ce que vous croyiez la moitié de ce que je vais vous raconter. C’est égal, je suis innocent, et je dirai la vérité, même si elle doit me coûter la vie.
Voici la substance de son récit. Il avait fait récemment un voyage dans l’Archipel indien. Quelques gens de l’équipage, parmi lesquels il se trouvait, débarquèrent à Bornéo, et pénétrèrent dans l’intérieur de l’île ; aidé par un camarade, il s’empara d’un orang-outang. Son compagnon mourut, le laissant seul possesseur de la bête. Après des peines infinies, causées par l’intraitable férocité de son captif pendant le voyage de retour, il réussit enfin à le loger en sûreté dans sa demeure à Paris, où, afin de ne pas attirer la curiosité des voisins, il le tenait soigneusement caché jusqu’à ce qu’il se fût guéri d’une blessure au pied, reçue à bord du vaisseau. Son projet était de le vendre.
La nuit, ou plutôt le matin du meurtre, en revenant d’un souper de matelots, il trouva la bête dans sa chambre ; elle était entrée en brisant la porte d’un cabinet où son maître l’avait crue sûrement emprisonnée. Armée d’un rasoir et le visage couvert de savon, elle était assise devant une glace et asseyait de se raser, comme sans doute elle avait vu faire à son maître en l’épiant par le trou de la serrure du cabinet. Effrayé en voyant ce dangereux instrument entre les mains d’un animal aussi féroce, l’homme ne sut d’abord que faire. Cependant, le fouet ayant toujours eu raison des accès les plus furieux, il y eut encore recours. Voyant cela, l’orang-outang s’élança hors de la chambre, descendit l’escalier, et trouvant une fenêtre malheureusement ouverte, il sauta dans la rue.
Le matelot désespéré suivit le singe. Celui-ci tenait toujours le rasoir à la main ; il s’arrêtait pour regarder en arrière et gesticulait en voyant son maître ; sur le point d’être atteint, il s’enfuyait de nouveau. La chasse continua longtemps. Les rues étaient désertes, il était près de trois heures du matin. En descendant une allée qui passait derrière la rue Morgue, l’attention du fugitif fut subitement attirée par une lumière qui brillait à la fenêtre de la chambre de Mme l’Espanaye, au quatrième étage de la maison. Il s’élança vers la maison, vit le paratonnerre, monta avec une agilité inconcevable, se cramponna à la persienne qui était poussée à plat contre le mur, et par ce moyen s’élança sur la tête du lit. Ce fut l’affaire de moins d’une minute. La persienne fut rejetée contre le mur par un coup de pied que donna l’orang-outang en entrant dans la chambre.
Le marin, cependant fut à la fois réjoui et inquiet. Il avait maintenant son espoir de rattraper la bête, puisqu’elle ne pourrait probablement s’échapper de l’endroit où elle s’était aventurée, à moins de redescendre par le paratonnerre, où il serait facile d’arrêter sa fuite. D’autre part, il y avait grand sujet d’inquiétude sur ce qu’il pourrait faire dans la maison. Cette dernière réflexion engagea l’homme à continuer sa poursuite. Il n’est pas difficile pour un matelot de grimper le long d’un paratonnerre, mais lorsqu’il fut arrivé à la hauteur de la fenêtre qui se trouvait à sa gauche, son ascension fut arrêtée ; tout ce qu’il put, fut de se pencher de manière à jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la chambre.
L’épouvante lui fit presque lâcher prise. C’est en ce moment que s’élevèrent les cris hideux qui ont réveillé en sursaut les habitants de la Morgue. Mme l’Espanaye et sa fille, en toilette de nuit, s’occupaient probablement à ranger des papiers dans le coffre de fer déjà mentionné, et qui avait été traîné au milieu de la chambre. Il était ouvert, et son contenu se trouvait par terre. Il fallait que les deux femmes eussent le dos tourné à la fenêtre, et d’après le temps qu’il s’était passé entre l’entrée de la bête et leurs premiers cris, il est probable qu’elles ne s’était pas immédiatement aperçues de sa présence. Elles ont pu attribuer au vent la brutalité de la persienne.
Au moment où le matelot regardait, l’animal gigantesque avait saisi Mme l’Espanaye par les cheveux, qui étaient épais (elle était en train de les peigner), et il agitait le rasoir autour de sa figure, en imitant les gestes d’un barbier. La jeune fille était étendue par terre, immobile, elle s’était évanouie. Les cris et la résistance de la vieille dame (pendant lesquels les cheveux furent arrachés) changèrent en colère les desseins probablement pacifiques de l’orang-outang. Par un mouvement résolu de son bras musculeux, il sépara presque la tête du corps. La vue du sang porta sa rage jusqu’à la frénésie. Grinçant des dents et ses yeux jetant des éclairs, il se jeta sur le corps de la jeune fille, et en lui enfonçant ses horribles ongles dans la gorge, il les y retint jusqu’à qu’elle eût expiré. Ses regards errants et sauvages tombèrent en ce moment sur le visage de son maître, qui lui apparaissait à la fenêtre. La fureur du singe, qui sans doute se souvenait du fouet, se changea immédiatement en crainte, sachant bien qu’il avait mérité le châtiment ; il paraissait vouloir cacher ce qu’il avait fait, et il se mit à sauter dans la chambre dans un excès d’agitation nerveuse, jetant par terre et brisant les meubles, et tirant les matelas du lit. Enfin, il se saisit du corps de la fille, qu’il enfonça dans la cheminée, où on le trouva ; ensuite il prit celui de la mère, et le lança immédiatement par la fenêtre, dans la cour au-dessous.
Comme le singe s’approchait de la fenêtre, chargé de son fardeau mutilé, le matelot se recula épouvanté, se laissa glisser le long du paratonnerre, et courut chez lui trop heureux dans sa terreur de perdre l’orang-outang.
Les voix entendues de l’escalier étaient les exclamations d’horreur et d’effroi poussées par le matelot, mêlées aux cris diaboliques de la bête.
Je n’ai presque rien à ajouter. L’orang-outang s’était sans doute échappé par la fenêtre, au moyen du paratonnerre, immédiatement avant l’ouverture de la porte. Il fallait qu’il eût fermé la fenêtre en sortant.
Ce fut le propriétaire lui-même qui le rattrapa un peu plus tard ; il en obtint une somme très considérable du Jardin-des-Plantes.
Lebon fut immédiatement mis en liberté lorsque nous eûmes raconté cette affaire au préfet de police. Ce fonctionnaire, quelque bien disposé qu’il fût envers mon ami, ne put entièrement dissimuler le chagrin que lui causait un tel dénouement, ni se défendre de quelques sarcasmes à l’adresse des personnes qui se mêlent des affaires d’autrui.
— Laissez-le parler, dit Dupin, qui n’avait pas cru nécessaire de répondre ; laissez-le discourir, cela allégera sa conscience. Je suis satisfait de l’avoir vaincu sur son propre terrain. Néanmoins, l’échec qu’il a subi n’est pas aussi surprenant qu’il le croit ; car, en vérité, notre ami le préfet est trop rusé pour être profond. Sa sagesse n’a pas de vigueur. Elle est toute tête et n’a point de corps ; mais c’est un bon enfant, après tout. Je l’aime surtout pour un certain chef-d’œuvre de cant qui lui a valu sa réputation de talent.
Je veux parler de son habitude « de nier ce qui est, et d’expliquer ce qui n’est pas (1). »
EDGARD POE
(Traduit de l’anglais par Mme Isabelle Meunier)
(1) Rousseau (Nouvelle Héloïse)