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Honoré de BALZAC

(1799-1850)

Prométhée, Protée, homme à la robe de bure, créateur halluciné immortalisé par Rodin, Balzac a suscité toutes les imageries et toutes les gloses. L’œuvre immense vit, de réédition en réédition : elle est traduite et lue dans le monde entier et la télévision lui a redonné, plus que le cinéma, peut-être, une nouvelle fortune.

La prodigieuse vitalité de cette vie aux multiples entreprises et au gigantesque travail littéraire se développe sur le terrain d’une famille bourgeoise représentative des ascensions de ce temps de mutations. La famille du père, né Balssa, est une famille de paysans du Tarn. Le père, Bernard-François, petit clerc de notaire, monte à Paris à vingt ans et finit comme directeur des vivres aux armées. La mère, née Laure Sallembier, appartient à une famille de passementiers-brodeurs parisiens. Quand Balzac naît à Tours le 20 mai 1799, le père a cinquante-trois ans et la mère vingt et un. Balzac est l’aîné de quatre enfants: Laure, la sœur bien-aimée, naît en 1800 ; Laurence en 1802 ; Henri-François en 1807, vraisemblablement fils naturel de M. de Margonne, le châtelain de Saché. Bachelier en droit, d’abord clerc de notaire et clerc d’avoué à Paris, Balzac décide, à vingt ans, de se consacrer à la littérature. C’est en effet sa principale occupation de 1820 à 1824, puis de 1829 à 1848, deux ans avant sa mort. Mais, de 1824 à 1828, et pendant tout le reste de sa vie, parallèlement à l’œuvre littéraire, les entreprises de tout ordre se sont succédé. En 1825, l’édition. En 1826, l’imprimerie. En 1827, une société pour l’exploitation d’une fonderie de caractères d’imprimerie. C’est l’échec ; ce sont, déjà, les dettes. Après le retour à la littérature, les années 1829-1833 sont des années d’intense activité journalistique. Des ambitions électorales se manifestent en 1831. En 1836, c’est l’entreprise malheureuse de la Chronique de Paris, revue éphémère. En 1838, désireux d’exploiter une mine argentifère, Balzac part pour la Sardaigne, mais, quand il arrive, la place est déjà prise. En 1839, il devient président de la Société des gens de lettres ; il milite pour tenter de sauver le notaire Peytel, accusé du meurtre de sa femme, et qui est condamné à mort par les assises de Bourg. En 1840, il lance la Revue parisienne : c’est un échec. En 1848, il se porte candidat à la députation. Quant à ses candidatures à l’Académie française, elles sont toujours restées sans succès.

Les éléments marquants de sa vie personnelle ont été l’absence d’affection maternelle, l’amitié pour sa sœur Laure, la tristesse ressentie à la mort de sa sœur Laurence, à vingt-trois ans, après un mariage malheureux, l’irritation de voir Henri-François, le frère incapable, toujours adulé par la mère. On ne sait pas quelles informations précises Balzac a pu recueillir sur l’oncle paternel guillotiné à Albi pour l’assassinat d’une fille de ferme. Une longue amitié platonique le lie à Zulma Carraud. Ses amours ont été nombreuses, mais ce qui a surtout marqué sa vie, ce sont la liaison avec Laure de Berny, la Dilecta (de vingt-deux ans plus âgée), qu’il rencontre en 1822 ; la liaison avec la duchesse d’Abrantès (de quinze ans plus âgée), qu’il rencontre en 1825 ; le long roman avec l’« Étrangère », Ève Hanska, riche propriétaire d’Ukraine, dont il reçoit une lettre, postée à Odessa, en 1832, qu’il rencontre pour la première fois à Neuchâtel en 1833, qu’il revoit ensuite épisodiquement pendant dix-sept ans, jusqu’au mariage en 1850, le 14 mars. Balzac meurt rue Fortunée, à Paris (aujourd’hui rue Balzac), à 11 heures et demie du soir, le 18 août.

Quand on essaie d’embrasser l’œuvre gigantesque, on est saisi par la variété de la production, qui n’est pas seulement romanesque, mais philosophique, théâtrale, journalistique, épistolaire, et par la masse des projets laissés dans les cartons, dont nous ne connaissons parfois qu’un titre. La plupart des manuscrits et des épreuves corrigées se trouvent à la bibliothèque Lovenjoul à Chantilly ; les ratures et les ajouts sont multiples et donnent l’impression d’une œuvre en extension perpétuelle, artificiellement interrompue.

L’histoire de la genèse de La Comédie humaine  montre que l’unité organique de l’œuvre ne s’est réalisée que peu à peu, entre 1829 et 1848, pour une « illumination rétrospective », dit Proust. Ainsi, on voit naître successivement les Scènes, les Études, le plan d’ensemble, la technique des personnages reparaissants, puis le titre.

Il est impossible de négliger l’insistante référence de Balzac à la philosophie et aux tenants des diverses « sciences » : naturalistes, physiciens, chimistes, théosophes, illuministes, mystiques... Mais il ne serait pas conforme à l’esprit de l’œuvre de s’en tenir à la doctrine (substance originelle ; homme extérieur et homme intérieur ; unité diversifiée ; vouloir, pouvoir, savoir), sinon pour ce qui favorise la coexistence des contraires. La méthode proprement balzacienne privilégie la « spécialité », intuition spécifique. Elle est à la fois analytique et synthétique, inductive et déductive, comparative et analogique. Elle se propose de tout voir  (l’envers et l’endroit). D’où la technique des contrastes, des contrepoints, de la coexistence.

L’histoire que Balzac s’est proposé de faire est surtout l’histoire d’une société: les deux bourgeoisies, l’aristocratie, la banque et la finance. Mais l’écrivain ne néglige jamais de faire voir comment l’individu vit l’histoire. Par ses silences et ses ellipses, le roman fait que le lecteur sonde les âmes et découvre des « souffrances inconnues ». En particulier les souffrances de l’abandon, les humiliations, les faiblesses secrètes. Dialogique, le roman balzacien interdit toute lecture unidimensionnelle. C’est une œuvre « comi-tragique ». Si bouffonnerie il y a, elle demeure pleine de charité.

 

1. Une œuvre infinie

La masse de l’œuvre impressionne : elle fascine, elle effraie. Un Balzac complet, si l’on recourt aux éditions les plus économes de place, ne compte pas moins, aujourd’hui, d’une quarantaine de volumes.

Balzac avait commencé d’écrire en 1820, mais les deux œuvres de cette première année, Falthurne  et Sténie, ou les Erreurs philosophiques, sont demeurées inachevées ; il en est de même pour un nouveau Falthurne, en 1824, et, dans les années 1823-1825, pour L’Excommunié, roman historique dont Balzac a écrit 98 pages, soit plus du tiers du roman publié en 1837 dans les Œuvres complètes d’Horace de Saint-Aubin, achevé par Belloy et Grammont (le manuscrit a été publié pour la première fois par René Guise dans L’Année balzacienne 1985).

Les premiers romans de Balzac paraissent à partir de 1822 sous deux pseudonymes successifs: L’Héritière de Birague, Jean-Louis  et Clotilde de Lusignan  en 1822, par lord R’Hoone (anagramme d’Honoré) ; Le Centenaire  et Le Vicaire des Ardennes  en 1822, La Dernière Fée  en 1823, Annette et le criminel  (Argow le Pirate) en 1824, Wann-Chlore  (Jeanne la Pâle) en 1825, ces cinq romans sous le pseudonyme d’Horace de Saint-Aubin. Roman signé Balzac, Le Dernier Chouan  (1829) est le premier des quelque quatre-vingt-dix titres de romans ou de nouvelles qui constitueront La Comédie humaine  et auxquels il convient d’ajouter les vingt-cinq ébauches qui s’y rattachent.

Romancier, Balzac était aussi homme de théâtre. Sa première œuvre achevée, en 1820, fut un Cromwell, œuvre mal reçue par ses premiers lecteurs, et qui ne fut pas jouée. Le Nègre, mélodrame écrit en 1822, ne fut pas monté non plus. L’École des ménages  fut à son tour refusée en 1839. Vautrin  fut joué un soir en 1840. Mercadet, en cette même année 1840, fut refusé et, tout autant, Paméla Giraud, écrit fin 1839-début 1840. Mais Paméla Giraud  fut représentée en septembre-octobre 1843, avec un certain succès. Les Ressources de Quinola  connaissent vingt représentations en 1842, La Marâtre  vingt-six représentations en 1848. Mercadet, accepté sous le titre du Faiseur  par la Comédie-Française en 1848, fut joué après la mort de Balzac, au Gymnase en 1851 et au Français en 1868 dans une version défigurée.

Balzac avait aussi projeté d’écrire, sur le modèle des Cent Nouvelles Nouvelles, Cent Contes drolatiques, œuvre où l’auteur se promettait de retrouver l’esprit et la langue du XVIe siècle: il voulait y recréer à la fois le « nerf comique » et la « naïveté » perdue de l’« ancienne physionomie », atteindre, grâce à une « encre rieuse », la plus claire « quintessence de l’art ». Seuls trois dixains furent publiés, respectivement en 1832, 1833 et 1837.

Il faut enfin, pour avoir une vue d’ensemble sur l’activité immense du créateur, citer les Œuvres diverses. Parmi celles-ci, les premières ébauches manifestent la vocation philosophique de Balzac: la Dissertation sur l’homme, en 1820, les sept feuillets du Traité de la prière, en 1823. La curiosité juridique et l’intérêt pour l’histoire se lisent dans les deux ouvrages anonymes de 1824: Du droit d’aînesse  et Histoire impartiale des jésuites. Mais ce qui abonde et impose l’image d’un Balzac polygraphe, ce sont les articles du journaliste, particulièrement entre 1829 et 1833, avec un point culminant en 1830, comme le montre Roland Chollet dans Balzac journaliste : plus d’une centaine d’articles pour cette seule année. Balzac déploie une même verve dans ses articles et dans les formes littéraires à la mode: les Codes  (par exemple le Code des gens honnêtes, ou l’Art de ne pas être dupe, en 1825), les Monographies  (par exemple, Monographie de la presse parisienne, en 1843), les Traités  (par exemple, Traité de la vie élégante, en 1830), les Physiologies  (Physiologie du mariage, 1829 ; Physiologie de l’employé, 1841 ; Physiologie du rentier de Paris et de province, 1841). Certaines de ces œuvres figurent dans La Comédie humaine, comme Physiologie du mariage, ou devaient y figurer, comme Traité de la vie élégante. Beaucoup de ces œuvres sont parues en livraisons dans des publications périodiques, journaux ou revues: en fait, la circulation, chez Balzac, est ininterrompue entre « grandes » et « petites » œuvres. La presse publie souvent les œuvres les plus talentueuses et les plus soutenues de Balzac, mais, non moins souvent, le grand œuvre intègre ce qui paraissait voué à l’éphémère. L’osmose est sans fin d’un secteur à l’autre.

Parallèlement à l’œuvre, la postérité a recueilli quelque 1 600 lettres de correspondance générale et 414 lettres à Mme Hanska. En 1850, lorsque Balzac est mort, à cinquante et un ans, il a laissé la liste des titres d’une cinquantaine de romans qu’il projetait d’écrire. L’ensemble de la production romanesque de Balzac aurait donc dépassé les 175 titres si tous ces projets étaient venus à terme. L’œuvre donne l’impression étrange de s’être comme arrêtée en chemin, alors qu’elle promettait une extension infinie. Impression accrue lorsque nous savons la façon dont procédait Balzac: entre la première idée de l’ouvrage et l’ouvrage imprimé, tout a changé de dimension. Illusions perdues  ne devait être qu’une assez mince nouvelle. Mais, à l’exécution, tout a changé. Les corrections sur épreuves ont été le plus souvent des additions, au cours d’incessants va-et-vient entre l’auteur et l’imprimeur (parfois dix-sept ou dix-huit aller et retour). La « prolifération en corail » de l’œuvre, selon l’expression de Suzanne Jean-Bérard, semble ne s’être arrêtée que par une imprévisible glaciation. Mais l’impression d’une extension à venir de cet univers pourtant clos demeure vivante pour tous les lecteurs, créatrice de mouvement en même temps que d’unité asymptotique. Comme le dit Victor Hugo, dans son oraison funèbre: « Tous ses livres ne forment qu’un livre » ; ajoutons, un livre dont le mouvement ne semble pas s’être encore arrêté, une œuvre infinie.

 

2.  « La Comédie humaine » ou « l’illumination rétrospective »

L’idée de La Comédie humaine  ne vient à Balzac qu’en 1840: sous ce titre général figureront tous les romans écrits depuis 1829 et tous ceux qui vont s’écrire jusqu’en 1847. Proust a magnifiquement parlé, dans La Prisonnière, de la découverte relativement tardive par Balzac de l’unité de son œuvre: « illumination rétrospective », « unité qui s’ignorait, donc vitale, et non logique, qui n’a pas proscrit la variété, refroidi l’exécution » (À la recherche du temps perdu, édité par J.-Y Tadié, La Pléiade, t. III, p. 666). Le grand fleuve met quinze ans à tracer avec précision l’emplacement de son lit, à canaliser avec force et souplesse son immense coulée.

– Le premier roman signé « Honoré Balzac », c’est Le Dernier Chouan, publié en 1829 (ce roman deviendra Les Chouans  en 1834), cependant que, la même année, paraît la Physiologie du mariage, « par un jeune célibataire ».

– En 1830, La Mode  publie El Verdugo, dans sa livraison du 30 janvier: c’est la première œuvre signée « Honoré de Balzac ». En 1830, encore signées « Balzac », paraissent les Scènes de la vie privée, six nouvelles dont le thème est l’échec, toujours semblable, toujours varié, de la « vie privée » : ce sont La Vendetta, Les Dangers de l’inconduite  (qui deviendra Gobseck), Le Bal de Sceaux, Gloire et malheur  (qui deviendra La Maison du chat-qui-pelote), La Femme vertueuse  (qui deviendra Une double famille), La Paix du ménage. Dès cette année 1830 se trouvent inventés le mot, l’usage, le principe des Scènes. Les Scènes de la vie privée  se gonfleront de beaucoup d’autres nouvelles et de maint roman. La section comprendra vingt-sept titres, dont Modeste Mignon, écrit en 1844. Dans la même année 1830, paraissent plusieurs contes ou nouvelles qui ne ressortissent nullement au genre des Scènes : ces œuvres, par exemple L’Élixir de longue vie  et Sarrasine, sont encore indépendantes, elles restent en attente de rubrique, jusqu’au jour où l’idée de la rubrique appropriée sera née.

– À la fin de septembre 1831, un certain nombre des titres isolés de 1830 se regroupent avec La Peau de chagrin, « roman philosophique » paru le 1er août, et quelques autres nouvelles parues en revue au cours de cette année 1831, soit douze contes en plus de La Peau de chagrin : l’ensemble est mis en vente sous le nom de Romans et contes philosophiques.

– En 1832, parallèlement à des publications isolées (La Femme abandonnée, La Transaction, futur Colonel Chabert), non encore intégrées à ces Scènes, une deuxième édition des Scènes de la vie privée  paraît en 4 volumes, ainsi que de Nouveaux Contes philosophiques  (dont Louis Lambert).

– En 1833, nouvelle étape: Balzac signe un contrat pour la publication des Études de mœurs au XIXe siècle, comprenant, outre Scènes de la vie privée, Scènes de la vie de province  et Scènes de la vie parisienne. La première livraison, composée du début des Scènes de la vie de province, paraît en décembre, avec, inédits, Eugénie Grandet  et L’Illustre Gaudissart.

– 1834 constitue un moment décisif. De même que les Scènes, nées en 1830, se sont étendues, ordonnées, systématisées en 1832, les Études, nées en 1833, se diversifient et se classent selon un système d’ensemble en 1834. La lettre du dimanche 26 octobre 1834 à Mme Hanska révèle que le plan d’ensemble de l’œuvre à venir est déjà au point. Études philosophiques, intitulé calqué sur Études de mœurs, remplace Romans et contes philosophiques  de 1831. Le troisième volet s’appellera Études analytiques. L’édifice aura la forme d’une pyramide: en bas, les Études de mœurs  représentent les « effets sociaux » ; les Études philosophiques  forment la « seconde assise » et indiquent les « causes » ; les Études analytiques  recherchent les « principes ». « Et, sur les bases de ce palais, moi enfant et rieur, j’aurai tracé l’immense arabesque des Cent Contes drolatiques »  (Lettres à Mme Hanska, t. I, p. 270). En décembre paraît la première livraison des Études philosophiques : l’Introduction, signée Félix Davin, mais d’une plume que guide le plus souvent la main de Balzac, expose l’économie des diverses Scènes  déjà en place. Chaque groupe doit correspondre à un âge de la vie humaine: les Scènes de la vie privée  illustrent « des fautes commises moins par volonté que par inexpérience des mœurs et par ignorance du train du monde » ; les Scènes de la vie de province  sont consacrées à l’âge mûr, « cette phase de la vie humaine où les passions, les calculs et les idées prennent la place des sensations, des mouvements irréfléchis » ; enfin, les Scènes de la vie parisienne  décrivent la vieillesse, ce moment où « les passions ont fait place à des goûts ruineux, à des vices ». À cela s’ajoute l’annonce des Scènes de la vie de campagne  et des Scènes de la vie politique. Il ne manquera plus que les Scènes de la vie militaire, qui ne verront le jour qu’en 1845 et ne comporteront que Les Chouans  et Une passion dans le désert. Sans doute, la conception des œuvres déjà écrites et publiées avant 1834 n’avait pas obéi à une vue aussi rigidement planificatrice, mais on peut observer, d’œuvre en œuvre, une sorte de poussée qui suit son cours puissant en se canalisant sans cesse davantage. Des rectifications font souvent migrer, au fil des éditions, les ouvrages d’une section à une autre: La Recherche de l’Absolu, rangée dans les Scènes de la vie privée  en 1834, figure dans les Études philosophiques  en 1845 ; Sarrasine, œuvre présente dans les Romans et contes philosophiques  en 1831 et en 1833, prend place dans les Scènes de la vie parisienne  en 1835.

– À la charnière de l’année 1834 et de l’année 1835, dans Le Père Goriot, se met en place une découverte capitale, celle des personnages reparaissants. Sans doute Balzac avait déjà fait reparaître plusieurs personnages, dont Henri de Marsay, dans les trois romans qui composent l’Histoire des Treize  ; Pauline de Villenoix figurait dans Le Curé de Tours  et dans Louis Lambert. Mais l’application du procédé restait d’une ampleur très limitée. Dorénavant, Balzac unifie son œuvre en débaptisant un certain nombre de personnages des romans publiés depuis six ans et en les rebaptisant, en leur donnant le nom des personnages qu’il vient de créer. Jean-Frédéric Mauricey, dans L’Auberge rouge, devient donc le banquier Jean-Frédéric Taillefer. Dans l’édition Delloye et Lecou de La Peau de chagrin  en 1838, tel anonyme devient Rastignac et un personnage « réel » comme le docteur Prosper Ménière devient Horace Bianchon. Désormais, des liens se tissent d’un roman à l’autre, à la faveur de ces réapparitions, des échos surgissent, qui donnent, grâce à des éclairages nouveaux, des dimensions insoupçonnées aux personnages. Un roman nouveau mobilise des souvenirs d’un roman plus ancien, qui sont parfois des anticipations de destinée ; car l’ordre de la création peut épouser l’ordre chronologique de la fiction et donner une suite à une destinée déjà amorcée. Mais aussi, un nouveau roman peut donner un passé à un personnage que l’on avait lu d’abord à une étape ultérieure de sa vie. Ce système des personnages reparaissants impose des reliefs mobiles, crée la stéréoscopie vivante, multiplie les apparitions éclairantes, mais aussi les vides qui intriguent, entre les pièces diverses du puzzle des destins. Après 1835, anciens personnages, dans de nouvelles aventures, et personnages nouveaux progressent de conserve. Il seront quatre mille, si l’on prend en compte les anonymes. Certains d’entre eux demeurent les héros d’un seul roman: quelques-unes des figures les plus connues de la fiction balzacienne, le père Grandet, le père Séchard, le père Goriot, le cousin Pons, Chabert ou la cousine Bette illustrent cette catégorie. Toute la biographie de ces personnages tient en un seul livre, alors que pour beaucoup d’autres, la grande majorité, il faut aller de roman en roman pour recomposer une biographie fictive, biographie en relief, et mobile, née de la superposition de trois ordres: l’ordre de la fiction, l’ordre de la création et l’ordre de la lecture. Le champion du nombre des réapparitions est le médecin Horace Bianchon, présent dans une trentaine de romans, mais qui semble voué au rôle de témoin et de catalyseur, sans jamais avoir la chance d’un grand destin romanesque. On peut se faire une idée de la cohérence éclatée des personnages balzaciens en consultant l’Index des personnages fictifs établi par A.-M. Meininger et P. Citron au t. XII de La Comédie humaine  dans la Bibliothèque de la Pléiade, répertoire aujourd’hui le plus complet, après ceux, plus anciens, de Cerfberr et Christophe et du docteur Lotte. Cet Index des personnages fictifs côtoie un deuxième Index, celui des personnes « réelles », qui, dans l’ensemble de l’œuvre, sont environ trois mille. En entrant dans l’œuvre romanesque ces trois mille noms de figures historiques ou de personnages appartenant à d’autres fictions donnent aux héros fictifs le poids de la réalité. L’imbrication du monde de Balzac et du monde réel, à la fois systématique et imprévisible, assure à l’un et à l’autre la double dimension de l’historique et de l’imaginaire.

– Entre 1836 et 1839, les Études de mœurs au XIXe siècle  se terminent, les Études philosophiques  s’étoffent, mais aucune « invention » particulière ne vient enrichir les perspectives de l’œuvre. Pendant cette période se multiplient les éditions de romans par livraisons successives en revue, première manifestation d’une pratique à laquelle Balzac consacrera lui aussi, dans le sillage d’Eugène Sue, à partir de 1843, celle du roman-feuilleton. Ainsi paraissent en revue La Vieille Fille  (1836), Le Cabinet des Antiques  (1838), Une fille d’Ève  (1838-1839), Le Curé de village  (1839), Béatrix, ou les Amours forcées  (1839), La Princesse parisienne  [Les Secrets de la princesse de Cadignan ] (1839).

– En 1840, année de moindre production, Balzac trouve le titre de son grand œuvre: La Comédie humaine, titre qui, semble-t-il, s’impose en référence à celui de l’œuvre de Dante, La Divine Comédie.

– En 1842, cependant que les œuvres nouvelles de Balzac continuent d’être publiées en feuilleton, Balzac signe avec quatre libraires, dont Furne, un contrat pour la publication de ses Œuvres complètes, qui porteront le titre de La Comédie humaine : cette édition sera désignée dorénavant par les lecteurs et les commentateurs comme « édition Furne ». Balzac rédige, d’autre part, un Avant-propos qui précise son ambition immense, à la fois scientifique, philosophique, historique et littéraire.

– De 1842 à 1846 paraissent les seize volumes de La Comédie humaine. Balzac possédait un exemplaire de ces seize volumes où étaient regroupés, dûment classés, tous les romans écrits depuis 1829. Il fit encore quelques corrections manuscrites sur ces volumes imprimés. Toutes les éditions actuelles tiennent compte des ultimes modifications portées sur cet exemplaire, couramment désigné comme « Furne corrigé ». Un dix-septième volume fut publié par Furne en 1848: il contenait La Cousine Bette  et Le Cousin Pons. On n’a pas retrouvé l’exemplaire de ce dix-septième volume possédé par Balzac. Enfin, un dix-huitième volume fut publié en 1855 par Houssiaux, successeur de Furne, donc cinq ans après la mort de Balzac. Ce dernier volume contenait la quatrième partie de Splendeurs et misères des courtisanes  (La Dernière Incarnation de Vautrin), la deuxième partie de L’Envers de l’histoire contemporaine  (L’Initié), Les Paysans  (roman inachevé) et Petites Misères de la vie conjugale. Ultérieurement furent intégrés à La Comédie humaine  deux romans inachevés: Le Député d’Arcis, qui avait été publié en 1854, et Les Petits Bourgeois, publié en 1856.

On pourra constater, à la lecture du tableau d’ensemble de La Comédie humaine  (voir ci-contre), que les trois étapes de l’œuvre sont de taille très inégale. À peu près les trois quarts de l’ensemble se trouvent constitués par les Études de mœurs. Celles-ci se subdivisent en une série de Scènes. Aucune subdivision, en revanche, dans les Études philosophiques. Quant aux Études analytiques, elles ne comptaient, dans les éditions du XIXe siècle, que deux titres: Physiologie du mariage  et Petites Misères de la vie conjugale. Diverses éditions plus récentes, dont celle de la Pléiade, par Pierre-Georges Castex, ont pris le parti d’intégrer à cette dernière section la Pathologie de la vie sociale  (Traité de la vie élégante  ; Théorie de la démarche  ; Traité des excitants modernes), cela en pleine conformité avec les intentions de Balzac. Les éditions récentes conformes au « Furne corrigé » ont procédé comme l’avait fait cette édition globale, contemporaine de Balzac, en supprimant les têtes de chapitres qui figuraient dans les premières éditions des œuvres isolées. Certaines éditions, fidèles à l’origine, infidèles à « Furne », ont rétabli la division en chapitres avec leurs intitulés souvent feuilletonesques.

L’histoire de cette œuvre, où se conjuguent une telle volonté organisatrice et tant de hasards, est un bon guide pour le lecteur, qui ne doit jamais être affolé par la masse de ce qu’il ne connaît pas encore, ni rassuré par les cadres dans lesquels Balzac inscrit son œuvre. Chaque élément de l’œuvre, chaque ouvrage isolé vit de sa vie propre, autonome, suffisant à l’heure et au moment de la lecture. Mais, avant ou après, à côté, au-dessus ou au-dessous, d’autres éléments existent, prévus ou imprévisibles, avec lesquels le lecteur a toujours la ressource de recréer des liens, de percevoir des échos ou de susciter des prolongements.

 

3.  Balzac penseur ?

Depuis le Balzac  d’E.-R. Curtius (1923), toute une famille de la critique balzacienne accorde la première place, dans l’interprétation de l’œuvre, à la réflexion théorique, aux idées, voire au système de pensée de l’auteur. Pour M. Bardèche, cet aspect est essentiel et fondateur. Pour P. Nykrog, A. Allemand, H. Gauthier et Max Andréoli, la philosophie de Balzac fournit le meilleur principe d’explication de La Comédie humaine.

La curiosité de Balzac pour la philosophie et pour la science est attestée. Selon le témoignage de sa sœur Laure, Balzac suit à dix-sept ans, en même temps que des cours de droit, des cours de philosophie à la Sorbonne (ceux de Victor Cousin ?), et des cours au Muséum. En 1818-1819, il commence à rédiger un essai sur l’Immortalité de l’âme, où se perçoit l’influence du matérialisme unitaire de La Mettrie. En 1819, il prend des notes sur Descartes et Malebranche, rédige une Dissertation sur l’homme, où il réfléchit, en particulier, sur le phénomène des langues. Il aura longtemps en vue un Essai sur les forces humaines. On a vu comment aux Romans et contes philosophiques  de 1831 succèdent Nouveaux Contes philosophiques  en 1832, et Études philosophiques  en 1834, destinées à constituer le deuxième étage de l’édifice. Parmi celles-ci, une place déterminantes doit être accordée aux trois derniers ouvrages qui formaient en 1836 Le Livre mystique. En effet, c’est dans cet ensemble que la « pensée » de Balzac semble s’exprimer de la façon la plus théorique, la moins mêlée de fiction: ce sont Les Proscrits, Louis Lambert  et Séraphîta. Mais il ne faut pas pour autant négliger quelques textes essentiels, c’est-à-dire, outre l’Avant-propos de 1842, Les Martyrs ignorés  (1837) – une des œuvres ébauchées – et la Théorie de la démarche  (1833).

Même si sa connaissance est plutôt de seconde main, l’intérêt de Balzac pour Leibniz apparaît très tôt et ne se dément jamais. Celui qu’il nomme « le plus beau génie analytique » dans la Théorie de la démarche  le retient, dès l’Avertissement du Gars  en 1828, en tant que penseur unitaire: l’auteur, écrit-il, est comme un « miroir concentrique de l’univers », expression que l’on retrouve dans la Préface de La Peau de chagrin  en 1831: « [l’écrivain] est obligé d’avoir en lui je ne sais quel miroir concentrique où, suivant sa fantaisie, l’univers vient se réfléchir ». L’aspiration à la synthèse, mais liée à l’analyse, est donc première chez Balzac. Elle est confirmée par sa curiosité à l’égard de Needham (dont on sait combien il avait retenu l’attention de Diderot). Needham croyait à la « force végétative » présente dans tous les êtres et songeait déjà à l’unité de composition. De même La Mettrie, un des penseurs inspirateurs de Balzac, écrivait dans L’Homme machine : « Il n’y a dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée. »

Chez les naturalistes, Balzac allait trouver ce qu’il dit être l’« idée première de La Comédie humaine », qui lui « vint d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité ». C’est à l’imitation des naturalistes que Balzac allait pratiquer le classement de ses personnages en genres et en espèces, en types dûment inventoriés, différenciés et apparentés. Premier à tous égards des naturalistes inspirateurs: Buffon. Chez Buffon, Balzac s’attache à l’idée de l’homo duplex, qu’il fera sienne. Et Buffon, pour reprendre les termes de Goethe dans un article datant de 1832, « avait pressenti la grande et abstraite unité dont se rapproche Geoffroy ». Sans doute, ce n’est pas avant 1835 que Balzac rencontre Geoffroy Saint-Hilaire, et c’est à ce moment seulement qu’il adopte explicitement ses thèses sur l’unité de composition. Avant cette rencontre, il paraissait être le zélateur de Cuvier, le tenant des conceptions analytiques, l’ennemi de Geoffroy Saint-Hilaire. C’est à la manière de Cuvier que Louis Lambert pratique l’anatomie comparée. Dans Entre savants, le baron Total est, comme Cuvier le « promoteur des divisions absolues. Il est analyste », alors que le professeur Des Fondrilles, tout comme Geoffroy Saint-Hilaire, en tient pour la synthèse. Mais Balzac ne dissocie pas totalement les deux savants: il perçoit que, depuis Buffon et Bonnet jusqu’à Geoffroy Saint-Hilaire via  Cuvier, il n’y a pas rupture absolue. En réalité, chez Balzac, il n’existe jamais de complète dissociation entre l’analyse et la synthèse. Et c’est bien de Cuvier l’analyste qu’il écrit, dans son Traité de la vie élégante, que, dans ses recherches d’anatomie comparée, il avait « révélé les lois unitaires de la vie animale ». Mais, dans les thèses formulées par Geoffroy Saint-Hilaire, Balzac trouve la confirmation scientifique de ses idées propres sur l’unité. Gall et Lavater vont apporter de l’eau à son moulin. Gall, l’« homme aux bosses », l’anatomiste et physiologiste allemand, a créé la phrénologie. Lavater, théologien suisse, philosophe et poète, a inventé la physiognomonie. L’un et l’autre fournissent à Balzac une méthode et un discours métaphorique, sinon une science ; ils permettent à l’écrivain de dire le moral par le physique, de paraître découvrir la vraie nature des personnages en les décrivant si minutieusement, alors qu’il en exprime, par ce moyen, la réalité une et globale, alors qu’il fait de cette description une des pièces maîtresses de son symbolisme créateur et de sa poétique romanesque. Mais Balzac n’avoue pas la fonction poétique de cette science: selon lui, Lavater a inventé une « véritable science ». Et chaque personnage est doté à l’occasion par Balzac de cette « science » physiognomoniste, telle maman Vauquer, dans Le Père Goriot, qui diagnostique le fort tempérament de Goriot à partir de son nez, qu’il avait fort développé.

On pourrait relever aussi la vive curiosité de Balzac à l’égard des physiciens comme Galvani ou Volta, des chimistes comme Berzelius, et, en général, à l’égard de toute la science de son temps. Dès l’origine, Balzac lui-même et un grand nombre de ses personnages manifestent un insatiable « besoin de connaître ». De ses premiers héros jusqu’à Louis Lambert se repère un même souci faustien. Dès lors, comment concilier avec cette constante aspiration à la connaissance scientifique l’intérêt de Balzac pour les adeptes du mysticisme et de l’illuminisme ? Comme l’écrit Madeleine Ambrière-Fargeaud (Balzac et « La Recherche de l’Absolu »), « Balzac a manifesté une prédilection, parmi les naturalistes, pour ceux qui étaient en même temps des philosophes et même des voyants, et parmi les mystiques, pour ceux qui « voyaient » le monde et l’expliquaient de manière rationnelle et scientifique ». Nous sommes ici à la source d’une pensée bien balzacienne, qui vise un but unique par des voies apparemment opposées, et qui tend à faire coexister les contraires dans une visée de totalité. Balzac matérialiste ? Oui, mais en même temps spiritualiste. Balzac positiviste ? Oui, et, dans le même temps, mystique. Coexistence des contraires qui doit s’entendre sans le moindre réductionnisme, sans que cette pensée cède à un quelconque éclectisme signifiant réduction des extrêmes ou scepticisme conciliateur.

Une semblable orientation pousse Balzac vers Swedenborg, le théosophe suédois que lui avait révélé Édouard Richer ; il ne devient pas théosophe à la suite de Swedenborg, mais il rencontre en lui un même souci de découvrir les causes dernières et de percevoir l’unité du grand et du petit, de l’origine et de la fin, de la terre et du ciel. Cette orientation à la fois religieuse et scientifique séduit Balzac beaucoup plus que celle de Mesmer et de son magnétisme purement rationnel, beaucoup mieux que celle de Saint-Martin et de son indifférence à l’égard de la science. Dans Swedenborg, Richer a découvert une idée qui deviendra une idée balzacienne : « L’univers visible est lié par une union indissoluble à l’univers immatériel, le tout est un par essence et varié par nature » (La Nouvelle Jérusalem). Le mysticisme swedenborgien permet l’accord, toujours souhaité par Balzac, entre l’esprit et la matière, entre l’âme et l’ordre du monde.

L’influence de la pensée philosophique et scientifique du XVIIIe siècle ou du début du XIXe siècle se combine peu à peu avec celle des penseurs politiques et sociaux, au premier rang desquels se situe Bonald, le « philosophe de l’Aveyron ». D’abord diffuse, cette influence se précise après 1840, à l’époque où l’écrivain rédige son Catéchisme social, où il écrit l’Avant-propos de La Comédie humaine. On connaît la célèbre phrase : « J’écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament... » Balzac qui, avant 1830, avait été assez profondément marqué par la pensée de Rousseau, qui manifestait certaines tendances libérales et républicaines, avait espéré que la révolution de 1830 amènerait au pouvoir une jeunesse trop longtemps écartée des affaires par une véritable gérontocratie. Mais Juillet l’a profondément déçu, comme en témoignent avec acuité les Lettres sur Paris, parues en 1830-1831. En 1832, il adhère au parti légitimiste et sa pensée s’oriente dans le sens des principaux inspirateurs de ce parti, en tête desquels Bonald. Comme lui, il se voudra « instituteur des hommes », et il estime nécessaire de contribuer à l’amélioration de l’homme dans le cadre de la société. Car l’homme, au contraire des animaux, écrit Bonald, naît imparfait, mais perfectible. Or, selon le mot de Benassis dans Le Médecin de campagne, « le christianisme est un système complet d’opposition aux tendances dépravées de l’homme ».

On ne saurait toutefois réduire la « pensée » de Balzac aux systèmes idéologiques professés par ses personnages, ni à certaines de ses déclarations et proclamations politiques, morales et religieuses. Comment expliquer, sinon, l’intérêt manifesté par Marx ou par Engels pour l’analyse économique et sociologique qu’il poursuit dans son œuvre ? On peut relever des « concepts clés », comme l’a fait Per Nykrog, ou des « schèmes », comme Max Andréoli. Mais peut-on parler de « système » comme ce dernier ? Oui, si l’on donne à ce mot sa valeur originelle : un tout constitué par des éléments qui se connectent les uns aux autres. Non, si l’on donne au mot son sens sclérosant et appauvrissant d’idéologie constituée donnant réponse à tout. Oui, s’il s’agit d’une tension, d’une visée organisatrice à l’intérieur d’un monde complexe et varié : les propos que Félix Davin prête à Balzac dans l’Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle  sont éclairants, car, en disant qu’il « faut être un système », Balzac entend qu’il faut posséder « un but quelconque », qu’il faut être « architecte », que l’unité de l’œuvre, c’est « d’être le monde », donc synthétique, mais en même temps d’être « une œuvre souple et toute d’analyse ». Rien de plus opposé, donc, dans ce système, à l’esprit de système. Comme l’écrit excellemment Félix Davin, ce qui doit être recherché dans l’œuvre de Balzac, c’est « la science inconnue dont la pensée conduit l’auteur malgré lui ».

L’essentiel de la « pensée » de Balzac se trouve sans doute dans sa méthode : de même que Diderot, Balzac voulait écrire les mœurs en action, et son œuvre témoigne aussi d’une pensée en action. Les romans nuancent, diversifient, enrichissent le noyau originel de la pensée balzacienne, dont il est possible de rappeler les lignes de force avant d’exposer le détail de sa mise en œuvre, de sa « méthode ». Balzac garde constamment présente l’idée d’une substance originelle qui s’est diversifiée dans les différentes manifestations d’une humanité conçue comme « un être organisé vivant », selon la formule de Geoffroy Saint-Hilaire. Parmi les différenciations variées qui font l’homme, il faut retenir la division en diverses sphères, héritières des « monades » leibniziennes, et l’opposition entre l’« homme extérieur » et l’« homme intérieur », opposition qui peut être aussi bien harmonie. L’œuvre témoignera par sa cohérence et sa variété de la totalité une et variée de l’univers, car l’écrivain génial dont le modèle hante l’imagination de Balzac veut « usurper sur Dieu » (Préface de l’Histoire des Treize). Les formules qui rendent compte de l’aspiration balzacienne à la cohérence dans le désordre universel sont légion. On en trouve dans Splendeurs et misères des courtisanes : « Dans la vie réelle, dans la société, les faits s’enchaînent si fatalement à d’autres faits qu’ils ne vont pas les uns sans les autres. » Ou encore dans La Recherche de l’Absolu : « De part et d’autre, tout se déduit, tout s’enchaîne. La cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à une cause. »

Tels Faust ou Prométhée, selon les cas, l’auteur et certains de ses personnages, qui en sont la figure représentative, visent à connaître le secret de l’homme et du monde. Trois pôles balisent le champ de l’énergie humaine : Vouloir, Pouvoir, Savoir. On peut laisser ici la parole au marchand de curiosités de La Peau de chagrin, qui propose un résumé exact d’une pensée centrale de La Comédie humaine : « Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur de ma longévité. Vouloir  nous brûle et pouvoir  nous détruit, mais savoir  laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. » Les formes du « vouloir » sont multiples : désir, volonté de puissance, volonté de savoir, toutes les formes de la libido  (sentiendi, dominandi  ou sciendi) sont à l’œuvre dans ce que Balzac appelle, selon l’occasion, volonté  ou pensée. Dans tous les cas un « vouloir-vivre » s’exprime, une énergie, une force vitale, qui est fondamentalement « mouvement ». C’est « ce je-ne-sais-quoi que nous dépensons en haine, en amour, en conversation et en digression! », écrit Balzac dans Théorie de la démarche  (la plaisanterie ne retire rien à la force de la phrase). Cette dépense peut être celle du sentiment (le père Goriot ou Louise de Chaulieu dans Mémoires de deux jeunes mariées), de la gourmandise et de la passion collectionneuse (l’une et l’autre présentes chez le cousin Pons), ou bien de l’« analyse » et de la quête de l’absolu (chez un Balthazar Claës dans La Recherche de l’Absolu, ou d’un Louis Lambert, dans Louis Lambert). Dans tous les cas, le ravage de l’« idée » s’exerce et le mythe de la peau de chagrin, dès 1831, donnait à cette idée centrale de la pensée de Balzac sa forme la plus achevée : Raphaël de Valentin a reçu du marchand de curiosités une peau de chagrin qui a le pouvoir d’exaucer tous les désirs, mais, à chaque satisfaction du désir, la peau se rétrécit et, lorsque la peau sera réduite à néant, Raphaël mourra. Pour tenter de retarder l’issue fatale, il ne reste plus au héros qu’à vivre au ralenti, à repousser toute espèce de désir, ce qui est une autre façon de mourir. Balzac donne une autre illustration de l’opposition entre la pensée qui tue et la sagesse qui conserve ou, si l’on veut, entre la curiosité folle et désespérée et la science sereinement rationnelle et sans horizon : « Un fou est un homme qui voit un abîme et y tombe. Le savant l’entend tomber, prend sa toise, mesure la distance, fait un escalier, descend, remonte et se frotte les mains [...]. Mais ils meurent tous deux. » On pourrait adopter comme résumé de la théorie balzacienne de la « pensée » la conclusion du passage de la Théorie de la démarche : « Il n’y a pas un seul de nos mouvements, ni une seule de nos actions qui ne soit un abîme où l’homme le plus sage ne puisse laisser sa raison et qui ne puisse fournir au savant l’occasion de prendre sa toise et d’essayer à mesurer l’infini. Il y a de l’infini dans le moindre gramen. »

 

4. « C’est un créateur de méthode » (Baudelaire)


Penser le monde et écrire le monde mettent en œuvre une même méthode. Postulat du discours balzacien de la méthode : la nécessité d’observer. « L’observateur est incontestablement homme de génie au premier chef » (Théorie de la démarche). « Penser, c’est voir », précise Louis Lambert. Cette observation, cette vue capables de « pénétrer les mystères » (Félix Davin), de « surprendre le sens caché », selon les termes de l’Avant-propos, c’est l’intuition. Les idées que Balzac a mises en tête de Théorie de la démarche, il les a eues « sans autre secours que celui de l’intuition ». Et encore dans Splendeurs et misères des courtisanes : « Le génie en toute chose est une intuition. » L’intuition proprement balzacienne, c’est la « spécialité ». Ce que la « spécialité » permet de voir, ce n’est pas seulement ce que perçoit la « prunelle extérieure et visible » (Avertissement du Gars). C’est une espèce de vue intérieure qui pénètre tout » (Séraphîta). Balzac, ou du moins son alter ego, le narrateur de Facino Cane, en définit ainsi la nature : « Chez moi, l’observation était déjà devenue intuitive ; elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs qu’elle allait sur-le-champ au-delà ; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et Une Nuits  prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles. » Le corps et l’âme, l’extérieur et l’intérieur, l’un et l’autre indissociables, bien que pouvant être perçus et présentés analytiquement dans leurs différences, telle sera la façon de procéder du romancier, mimant la Spécialité, jouant les espions, amenant les lecteurs à se faire eux-mêmes espions ou détectives, à devenir lucides et savants investigateurs. Tous les éléments de la fiction sont proposés au lecteur comme des faits à découvrir, comme les objets d’une étude minutieuse et approfondie, qui devront ensuite être « coordonn[és] et compos[és] » (Des Artistes).

Témoignage parlant de la pensée balzacienne éprise à la fois de variété et d’unité, de vérité dans le détail et dans l’ensemble, cette démarche est à la fois analytique et synthétique, inductive et déductive, comparative et analogique.

Analytique, l’observation vise à atomiser le réel en ses plus petits détails significatifs. Baudelaire a signalé « [le] goût prodigieux [de Balzac] pour le détail ». Au romancier comme à l’historien, il faut « mille détails » (Préface d’Une fille d’Ève). Pour toute espèce de personne, de fait ou de chose, il faut noter les « imperceptibles différences », les « nuances délicates », les « finesses imperceptibles ». Rien de plus éclairant que cette liste de 429 mots notés par Balzac (le document est conservé à la bibliothèque Lovenjoul à Chantilly) qui désignent des objets, meubles, éléments du costume destinés à son Traité de la vie élégante  et propres à témoigner pour l’avenir, alors que mots et choses seraient perdus, de la réalité d’un moment. Analytique, cette chasse aux « circonstances » n’en est pas moins synthétique, car ces « accessoires de l’existence » permettent d’aller à l’essentiel. Le détail permet de remonter à l’ensemble d’un personnage et même à l’ensemble d’une histoire. La loupe du père Grandet a valeur de signe sur les mœurs de l’avare, mais aussi sur les mœurs du Saumurois et de la Restauration en province. Les chaussures résument toute l’histoire des Chouans, puisque les chaussures confortables désignent les vrais Chouans et disent le soutien que l’Angleterre accorde à leur cause. Les cannes et badines de Lucien de Rubempré marquent nettement les étapes d’Illusions perdues. Ainsi le romancier peut «  deviner vrai sur simple échantillon » et faire adopter au lecteur la même démarche, parce que le détail « mène logiquement à l’ensemble », parce que les nuances les plus fines et les petits faits « vrais » sont le moyen de découvrir « l’ensemble [...] qui les rend solidaires ».

Cette remontée du particulier au global constitue l’essentiel de la démarche inductive. Le romancier imite Cuvier : « quand M. Cuvier aperçoit l’os frontal, maxillaire ou crural de quelque bête, n’en induit-il pas toute une créature, fût-elle antédiluvienne, et n’en reconstruit-il pas aussitôt un individu classé [...]? » Souvent la démarche déductive vient compléter l’inductive. On peut s’en rendre compte dans la présentation célèbre de la pension Vauquer, au début du Père Goriot : «... enfin toute sa personne [Mme Vauquer] explique la pension, comme la pension implique sa personne ». Mme Vauquer est cause, et de sa personne on peut déduire la pension. La pension étant ce qu’elle est, on peut en induire que ses habitants sont des laissés-pour-compte de la société, des espèces mutantes, de passage vers la mort ou vers le succès. Cette complémentarité entre les deux manières de prendre le problème joue également entre l’individuel et le typique, entre le singulier et le général. Selon le programme qu’il a affiché, Balzac s’est proposé d’« individualiser le type » et de « typiser l’individu ». Ces deux expressions marquent le double souci de penser et d’observer, sans jamais séparer l’une de l’autre les deux opérations. L’imagination, la mémoire, l’observation assurent la modulation, l’incarnation d’un type préalablement conçu. D’où les séries balzaciennes de personnages d’une même catégorie, mais que leur histoire individuelle différencie radicalement. Illustrant le type de l’avare, on peut égrener les figures très dissemblables de Grandet, l’avare homme d’affaires ; Gobseck, l’avare usurier ; Gigonnet, l’usurier escompteur ; Elie Magus, l’avare collectionneur ; Rigou, l’avare jouisseur. On pourrait aussi bien dresser la liste des deux groupes respectifs d’artistes que sont les artistes inventifs, sinon géniaux, créateurs, généreux, pleins de verve joyeuse, et les artistes inaccomplis, talents bâtards, généralement secs de cœur autant que d’inspiration. À la première catégorie appartiennent le peintre Joseph Bridau (sorte d’Eugène Delacroix) ou bien l’écrivain Félicité des Touches, qui accomplit sa destinée au couvent de la Visitation, après avoir répudié ses livres. À la seconde catégorie se rattachent le peintre Pierre Grassou (l’avocat tartufe Théodose de La Peyrade déclare significativement dans Les Petits Bourgeois  qu’il préfère ce peintre à Joseph Bridau), un romancier comme Nathan baptisé Charnathan par le banquier Du Tillet, un journaliste comme Claude Vignon, l’« illustre poète » qu’est le baron de Canalis, « fabricant de ballades », le sculpteur Steinbock, « célèbre par ses avortements autant que par l’éclat de ses débuts », ou encore Blondet, « un des écrivains les plus spirituels, mais les plus paresseux de l’époque », et surtout le musicien Conti, « artiste bouillant », qui est « froid comme une corde à puits ».

La méthode balzacienne, dans ses rangements et ses classements, juxtapose et confronte ; elle compare et oppose, mais, de façon plus originale, elle pratique constamment l’analogie. Deux exemples témoignent de l’extension de cette figure. On peut, en effet, considérer comme un cas d’analogie la métaphore fréquente du type « Napoléon de la parfumerie », désignant le parfumeur César Birotteau, ou bien celle de « Catherine II de comptoir », pour nommer la femme de César. Tout est une affaire d’échelle : dans leur ordre, l’un et l’autre, quelle que soit leur petitesse, sont des sortes de Napoléon ou de Catherine II, plus petits que les vrais, sans doute, et cette comparaison ne manque pas d’ironie. Mais, au-delà de la dérision, il y a en eux de la grandeur. La méthode de l’analogie mène à faire que le petit soit vu dans le miroir de la grandeur, et vice versa. On pourrait étendre la réflexion sur l’analogie balzacienne en s’attachant à la solidarité métaphorique du détail et de l’ensemble. La maison des Claës à Douai dit toute l’histoire de La Recherche de l’Absolu  et le cabinet des Antiques celle de la famille d’Esgrignon à Alençon. Les brouillards, le givre et les nuages des Chouans  ne sont pas décoratifs, mais symboliques et fonctionnels. Toute l’histoire du Lys dans la vallée  se mire dans les eaux qui baignent le roman, selon l’heure bénéfiques ou maléfiques. L’espace de la Grand-Rue de Nemours n’est pas simple décor pour l’action d’Ursule Mirouët, mais relais analogique pour l’ensemble du livre. Il en va de même pour le tableau de Paris qui fait l’ouverture de L’Envers de l’histoire contemporaine, pour la symphonie en rouge à Montégnac, lieu du Curé de village.

Il suffit, pour conclure sur la méthode balzacienne, d’élargir le postulat : voir, c’est tout  voir. La surface et la profondeur, l’endroit et l’envers, le pour et le contre. Ainsi le romancier mime l’exploration du « troisième dessous », selon une métaphore qui lui est chère (il s’agit, dans un théâtre, du troisième sous-sol de la scène). Le roman dit à la fois l’illusion et le processus de la désillusion, parfois tonique, parfois désenchantée. Le lecteur est mis dans le secret de la première et de la plus constante des illusions, celle du personnage sur lui-même : la vanité mène Lucien de Rubempré à se mentir constamment, à se persuader qu’il aime celle qu’en réalité il n’aime pas, à ne plus aimer celle qu’en réalité il pourrait aimer, Mme de Bargeton. Balzac montre aussi l’illusion des personnages sur le monde. Il y a ceux qui savent tirer la leçon de leur désillusion. Rastignac peut, à la fin du Père Goriot, lancer son défi à Paris : « À nous deux maintenant! » Son défi ne mentira pas. En revanche la fascination que la « belle réalité » parisienne exerce sur Lucien de Rubempré est fondée sur le mensonge. Et quand les yeux de Paul de Manerville se dessillent, à la fin du Contrat de mariage, sa seule réaction, qui le condamne aux yeux de Balzac, c’est de dire : « Qu’est-ce que je leur ai fait ? » Balzac énonce toujours, face à face, l’apparence mensongère d’une réalité frelatée et l’opinion mensongère de chacun sur cette réalité ; après quoi il décrit la triste et comique réalité sans fard. Quelques exemples de l’écriture balzacienne de la désillusion : Gourdon, dans Les Paysans : « il passait dans le département pour un grand naturaliste » et « cet homme avait fini par se regarder comme une des célébrités de la Bourgogne » ; ou encore le moment où Marie de Vandenesse rencontre Nathan, dans Une fille d’Ève : « Ce manteau de pourpre que la célébrité drapait pour un moment sur les épaules de Nathan éblouit cette femme ingénue. » La loi qui préside au mensonge généralisé de la société moderne est formulée par Béatrix : « L’égalité moderne, développée de nos jours outre mesure, a nécessairement développé dans la vie privée, sur une ligne parallèle à la vie politique, l’orgueil, l’amour-propre, la vanité, les trois grandes divisions du Moi social. »

Balzac ne démontre pas seulement : il montre, il dispose devant le lecteur toutes les pièces du puzzle, il déroule ses histoires sur un temps assez long pour que le lecteur soit en mesure, par simple constat, de façonner sa propre philosophie et de voir comment, le temps aidant, la situation évolue, les êtres se révèlent, contrairement quelquefois à toute attente, mais parfois aussi conformément aux signes peu remarquables, épars, que le lecteur avait omis de lire dans les débuts de son histoire. Balzac oblige à avoir une vue perçante et un vol d’aigle qui permette de prendre sur le monde le point de vue le plus élevé. Pour juger du Cousin Pons  et de La Cousine Bette, il faut voir l’ensemble des deux romans : « Tout est double, même la vertu. Aussi Molière présente-t-il toujours les deux côtés de tout problème humain », écrit Balzac dans sa dédicace des Parents pauvres. Il ajoute que ses deux nouvelles sont « mises en pendant comme deux jumeaux de sexe différent », et encore que « la plupart des disputes humaines viennent de ce qu’il existe à la fois des savants et des ignorants, constitués de manière à ne jamais voir qu’un seul côté des faits et des idées ; et chacun de prétendre que la face qu’il a vue est la seule vraie, la seule bonne ». Même diptyque avec César Birotteau  et La Maison Nucingen : « Qui lit César Birotteau  devra donc lire La Maison Nucingen, s’il veut connaître l’ouvrage entier. Toute œuvre comique est nécessairement bilatérale. » Fulgence Ridal, membre du Cénacle, dans les Illusions perdues, est « obligé, comme les grands poètes comiques, comme Molière et Rabelais, de considérer toute chose à l’endroit du Pour et à l’envers du Contre ». Or George Sand fait compliment à Balzac d’avoir lui-même cette aptitude : « C’est le propre de toutes les grandes intelligences de sentir si vivement et si naïvement le pour et le contre » (lettre de février 1842).

Cette sensibilité amène Balzac à disposer ses personnages par couples antithétiques, à l’intérieur d’un même roman, et à mettre en place, pour chaque personnage, les éléments de sa contradiction. Mais, malgré ce jeu des oppositions et des contrastes, il n’est pas du tout manichéen, pas plus qu’il n’est sceptique et désenchanté face à cette révélation du double. Il raconte des histoires qui, si on les lit bien, sont conformes au précepte de Blondet : « Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. Les idées sont binaires. » Il n’est que de choisir parmi cette multiplicité de couples qu’offre le monde. Balzac dispose dans toute son œuvre un nombre considérable de contrepoints, il organise les coexistences d’éléments variés, qui permettent toutes les distances et tous les choix, il suscite, comme au hasard, toutes les rencontres. Exemples de contrepoints : tant de sourires, révélateurs, pour qui sait voir et lire, d’intentions cachées et de drames souterrains, qui viennent fissurer la quiétude générale, imposer la présence du tragique au milieu d’un récit ou d’une scène pleins de sérénité. C’est cet « éclat de rire burlesquement intempestif » de Raphaël de Valentin dans La Peau de chagrin. C’est l’apparition de Pons sur les boulevards : sa physionomie suffit à « glac[er] la plaisanterie sur les lèvres » des témoins assis sur le trottoir. Certaines de ces dissonances, de ces stéréoscopies sont désopilantes, tout autant que sinistres : dans La Femme de trente ans, Me Crottat, désigné comme « spirituel notaire » (lisons « stupide notaire »), empêche les deux amants (Julie d’Aiglemont et Charles Vandenesse) de poursuivre leur tête-à-tête amoureux. Ailleurs (dans Modeste Mignon), la simple notation d’un geste module les paroles d’un dialogue, leur donne relief, nuances, et finalement signification véritable : Balzac aurait pu, a priori, applaudir des deux mains à la déclaration du baron de Canalis, le « grand poète » : « Que prouvons-nous dans toutes nos discussions ? L’éternelle vérité de cet axiome : tout est vrai et tout est faux » ; il suffit du « geste de grand homme » qui accompagne le propos et les paroles pourtant justes et très balzaciennes du « grand homme » pour qu’elles deviennent truisme et fausse profondeur.

Enfin, que de rencontres, d’où jaillit une signification inattendue! Charles Grandet, le cousin d’Eugénie, dont le départ et l’abandon avaient voué sa cousine à la solitude et à la tristesse, accueille, à la fin du roman, « d’un air hébété » la révélation que sa cousine avait déjà dix-sept millions. Quel carrefour romanesque, cette scène du pacte de Lucien avec Vautrin! Tandis que Carlos Herrera, alias Vautrin, chemine avec Lucien le long d’une route, le faux prêtre devient songeur en apercevant au loin la demeure familiale des Rastignac ; c’est la scène que Proust appela « la Tristesse d’Olympio de l’Homosexualité ». Lucien pose alors une question qui n’est ingénue ni pour Balzac, ni pour Vautrin, ni pour le lecteur du Père Goriot, qui connaît les efforts anciens, sans doute infructueux, de Vautrin pour conquérir le jeune Eugène de Rastignac. Rastignac ? Oui, Herrera connaît. Les  Rastignac, cette noble famille provinciale ? Sûrement pas.

La méthode de Balzac est à tous égards la meilleure pour donner au lecteur l’envie de lire le monde comme il lit Balzac, avec la certitude de milliers d’occasions de connexion, de question et de découverte.

 

5.  « Plus historien que romancier »

Le constant souci de parvenir à la synthèse par l’analyse, l’incessant va-et-vient du tout à la partie et de la partie au tout, ce sont là, déjà, méthodes d’historien. Que Balzac ait voulu se faire l’historien de son siècle, il l’a en mainte occasion proclamé. Il a « pour idée fixe », écrit-il dans la Préface de La Femme supérieure  (devenu Les Employés), « de décrire la société dans son entier, telle qu’elle est » et même ajoute-t-il, il est « plus historien que romancier ». Dès la Préface du Dernier Chouan, il proclamait : « les choses parlent d’elles-mêmes et parlent [...] haut ». Faire parler les choses, faire parler l’histoire de son siècle, « la grande comédie de ce siècle », telle est son ambition. Il veut appliquer à l’histoire récente, à la société présente les méthodes qu’il avait vu appliquer au passé médiéval par Walter Scott, lu par lui dès le printemps de 1820. Balzac trouve en effet chez le romancier la réponse à deux questions essentielles. La première : comment éviter de faire une histoire « sèche », une « peinture sèche des faits et gestes », une « nomenclature sèche » ? La seconde : quelle solution littéraire adopter pour qui veut « faire concurrence à l’état civil » dans un roman, dans une fiction ? Mieux encore que Scott ne l’avait fait, Balzac a cherché à « coordonner une histoire complète dont chaque chapitre eût été un roman ».

Balzac n’a pas pour autant entièrement négligé l’événementiel pour faire, en quelque sorte, une histoire des mentalités. Les références aux personnages historiques sont nombreuses. En tête, et de très loin, vient Napoléon. En second, Catherine de Médicis, pour ses mots : « Eh bien, nous irons au prêche », quand elle croyait perdue la bataille de Dreux ; pour sa devise : Odiate e aspettate!  (Haïssez et attendez!). Quant aux personnes réelles de la société contemporaine dont les personnages de Balzac seraient la copie conforme, s’il est légitime d’y songer souvent, on ne saurait les considérer comme des modèles absolus, et surtout pas comme des modèles uniques. On avait longtemps pensé que Nucingen était  Rothschild, mais J. H. Donnard a démontré que les seuls points communs, c’était l’origine juive, le sens des affaires et l’accent tudesque, et que, pour le reste, si l’on devait trouver à Nucingen des modèles, il faudrait chercher du côté de Girardin, d’Ouvrard, de Laffitte et d’Humann. De tous, un peu. Certes, ce n’est pas pure coïncidence que les prospectus du parfumeur Piver soient si exactement ceux de César Birotteau, comme l’a montré M. Ambrière-Fargeaud. Troublant le rapprochement entre le Des Lupeaulx de Balzac (Les Employés) et Lingay-Maisonnette, éminence grise de la Restauration et de la monarchie de Juillet, comme l’a montré A.-M. Meininger. Mais on peut préférer la démarche inverse : retrouver dans le monde réel la réplique de ceux que La Comédie humaine  nous a si bien fait connaître...

Si Balzac est historien, c’est surtout parce qu’il a su recréer une évolution d’ensemble sur plus de deux générations. C’est aussi parce qu’il a su démonter les mécanismes d’une société et les remettre en mouvement dans sa société de fiction. Une dizaine de récits seulement se situent, pour l’essentiel, avant la Révolution. Ils appartiennent tous sauf un, Sarrasine, aux Études philosophiques. Ce sont donc surtout les Études de mœurs  qui écrivent, pour reprendre la juste expression de George Sand, les « mémoires du demi-siècle ». Mémoires écrits, à quelques exceptions près, pendant la monarchie de Juillet. Aussi était-il intéressant d’établir, comme l’a fait Pierre Abraham, dans Créatures chez Balzac  (1931), l’écart moyen qui sépare la date où les romans ont été écrits de la date où se situe l’action principale. Cette « distance » moyenne est de l’ordre de quinze ans, moyenne établie entre les romans présentant une distance de trente ans et plus et ceux dont l’action n’est pas antérieure de plus de trois ou quatre ans par rapport à la date de rédaction. Or on observe une tendance générale au raccourcissement de cette distance au fur et à mesure que l’œuvre de Balzac avance. Deux exemples : celui du Dernier chouan, ou la Bretagne en 1799  (premier titre des Chouans), écrit en 1828-1829, soit une distance de trente ans ; celui des Parents pauvres  (Cousine Bette  et Cousin Pons), respectivement écrits en 1846 et 1846-1847, dont les actions se déroulent en 1844 et en 1846. L’historien du passé tend à laisser de plus en plus la place au témoin du présent, la conscience critique du mémorialiste à la transcription de plus en plus hallucinée d’un passé tout proche, encore brûlant.

La période de la Révolution et de l’Empire, bien qu’elle soit très souvent évoquée, ne donne pas lieu à une exploration systématique ; rien de comparable avec le quadrillage de la Restauration ni avec les sondages en profondeur sur la monarchie de Juillet que constituent en particulier Béatrix, La Cousine Bette, Le Député d’Arcis, Le Cousin Pons, ou Les Comédiens sans le savoir. Mais la Révolution et l’Empire sont l’objet de maint retour en arrière, et Balzac parvient à communiquer au lecteur la vision que la génération suivante a pu avoir de la période des troubles et de la gloire. Fond de tableau étrange, fascinant et démodé pour le temps des conquêtes bourgeoises. Il est impossible, dit le roman balzacien, de dissocier, en histoire, le présent du passé ; indispensable de lire le passé à la lueur du présent. L’Empire, par exemple, est donné à comprendre par l’inadaptation des survivants ou, du moins, leur relatif décalage de style avec le présent. Mais ceux-ci finissent par s’intégrer dans le nouveau paysage historique, et c’est l’un des traits du génie de Balzac que de faire voir au lecteur la mue des héritiers d’hier fabriquant le présent. Soudard et bête, le général marquis Victor d’Aiglemont ne meurt qu’en 1833, ayant refait fortune. Philippe Bridau, ignoble demi-solde, n’aurait peut-être pas été aussi diabolique sans Waterloo ; il meurt pendant la guerre d’Algérie. Autre demi-solde qui végète, Max Gilet, tué en duel par Philippe Bridau. Castanier, l’ancien chef d’escadron, est devenu caissier, et, qui plus est, malhonnête. Que de destins tragiques dans cette population des survivants de l’Empire! Montefiore, Michaud meurent assassinés ; de Sucy se suicide ; Athanase Granson, fils unique d’un lieutenant-colonel tué à Iéna, se suicide par amour pour Rose Cormon, la vieille fille! En revanche, Hulot, comte de Forzheim sous l’Empire, finit comme maréchal en 1841, mais il meurt de chagrin à cause des indélicatesses de son frère Hector. Le colonel de Montriveau devient général sous la Restauration. Mais, en 1831, il en est réduit à attendre la mort de Rogron l’imbécile, pour pouvoir épouser la belle Bathilde Rogron, née de Chargebœuf. Le général Gouraud finit par devenir pair de France : c’est parce qu’il a épousé la fille du droguiste Matifat. De leur côté, Sixte du Châtelet ou Gravier, qui n’étaient déjà pas, sous l’Empire, des foudres de guerre, continuent de mener sous la Restauration, à des niveaux différents de réussite sociale, une vie sans tribulations : l’un comme préfet, puis député d’Angoulême, et mari de Louise-Anaïs de Bargeton ; l’autre comme receveur des contributions à Sancerre, éternel soupirant de la muse du département.

La vieille aristocratie provinciale sauve superbement la face, mais ne saurait plus être qu’une survivance. Balzac fond de tendresse devant les Du Guénic, à Guérande, ou les d’Esgrignon, à Alençon, mais il les sait condamnés par l’histoire.

Dans la période troublée et glorieuse, on pouvait souvent trafiquer et faire fortune. Le romancier historien n’oublie jamais l’économie et il surveille attentivement, en suivant la Bourse et les destins, le passage de l’hier au demain. Pons, l’Homme-Empire, meurt tragiquement, abandonné et spolié, mais sa collection, dédaignée de son vivant, sera le plus beau fleuron de la couronne des Camusot de Marville. Goriot, devenu riche pour avoir vendu ses farines dix fois leur prix sous la Révolution, meurt solitaire, mais sa fille Delphine a épousé Nucingen et sa petite-fille sera l’épouse du ministre Rastignac. Quant à Du Bousquier, ancien entrepreneur de vivres de l’armée française de 1793 à 1799, après avoir connu la richesse, puis la gêne, il joue à la hausse les économies de sa femme, Rose Cormon ; il est impuissant mais devient en 1838 le « roi d’Alençon ».

Sur l’ensemble de la Restauration et de la monarchie de Juillet, Balzac fait de l’histoire économique et sociale en mettant à nu les mécanismes et en montrant comment ils se meuvent. Deux grands moteurs, la soif d’argent et la soif de pouvoir, permettent à la bourgeoisie de poursuivre, à travers heurs et malheurs, son imperturbable ascension. Pour la boutique, le processus est double : c’est le travail et le mariage qui assurent au commis la succession du patron. Dur travail et mariage heureux avec une jeune fille ou courageuse, ou riche, ou fille du patron, parfois les trois ensemble. On peut ainsi observer, sur trois générations, que l’on commence petit commis chez un drapier, un mercier, un quincaillier, un parfumeur ou un droguiste et que, en bout de ligne, on se retrouve à la mairie de son arrondissement de Paris, député, ministre, comte et pair, sans oublier le passage, comme juge, puis comme président, au tribunal de commerce de Paris. Sur trois générations, telles sont les carrières des Cardot, Guillaune, Pillerault, Ragon, puis Lebas, Birotteau, Camusot et, pour finir, Crevel ou Popinot (Anselme). La fortune de l’héritière peut quelquefois tenter un jeune homme de bonne souche et l’avenir s’annonce brillant, à la fin de La Comédie humaine, pour Cécile Beauvisage, fille (mais ce n’est pas tout à fait vrai) du bonnetier d’Arcis et épouse de Maxime de Trailles, qui s’est promis de la « désembonnetdecotonner ».

La bourgeoisie de robe n’occupe pas une place moins importante. Juges, avoués et notaires se distribuent de la même manière sur trois générations. Chez les avoués, un même cabinet voit se succéder Bordin, Derville et Godeschal. La fortune politique de ces personnages est sans doute moins élevée que celle de la bourgeoisie commerçante, mais ils jouent un rôle d’accoucheur dans l’évolution sociale, rôle important de témoin et d’agent. Balzac a fortement opposé, chez les notaires, deux générations, c’est-à-dire deux styles de société qui s’affrontent dans Le Contrat de mariage : le vieux style, fidèle aux conventions et à la probité, représenté par Me Mathias (ce pourrait être tout aussi bien Me Chesnel, d’Alençon), et le nouveau style, affairiste et sans scrupule, de Me Solonet. Même clivage chez les juges, entre Popinot, si intègre, et, de ce fait, dessaisi de l’affaire d’Espard (L’Interdiction), et, d’autre part, Camusot de Marville, promis aux honneurs. La population des besogneux avides, promis à la plus rapide ascension, est richement représentée par les Fraisier, Goupil, Petit-Claud, Vinet. Dans le corps des médecins, troisième catégorie des « robes noires » qui dominent le XIXe siècle, un Fraisier espère être payé de ses « services » par une place de médecin-chef dans un hôpital.

L’aristocratie continue, pendant toute la période, d’occuper les plus hauts postes de l’État : de Marsay est Premier ministre ; le comte de Sérisy fait partie de son équipe ministérielle ; Eugène de Rastignac devient ministre de la Justice. Mais des forces plus ou moins occultes se développent, qui mettent en question ces prééminences. L’aristocratie doit composer, ici avec la Congrégation, comme la famille de Listomère dans Le Curé de Tours  ; là, et presque toujours, avec la Finance. Le monde de La Comédie humaine  est régi par le tout-puissant réseau de la Banque, dont Balzac lui-même détaille les trois couches : « En haut, la maison Nucingen, les Keller, les Du Tillet, les Mongenod ; un peu plus bas, les Palma, les Gigonnet, les Gobseck ; encore plus bas, les Samanon, les Chaboisseau, les Barbet ; enfin, après le Mont-de-Piété, cette reine de l’usure, qui tend ses lacets au coin des rues, pour étrangler toutes les misères et n’en pas manquer une, un Cérizet! »

Balzac a perçu avec une grande acuité comment allait évoluer la société dans laquelle il vivait. Les Paysans  constituent un modèle d’analyse économico-sociale. L’espace social se répartit ici entre trois groupes : le « château », c’est-à-dire le général Montcornet ; les « bourgeois », que domine le triumvirat Rigou, Gaubertin, Soudry ; les « paysans » (en fait, plutôt des prolétaires ruraux que des exploitants agricoles). Grâce à un habile travail sur l’opinion, Montcornet est obligé de quitter Les Aigues. La propriété est divisée, Rigou demeure le seul grand vainqueur.

L’histoire écrite par Balzac est une histoire en marche, dont on voit les périodes glisser les unes sur les autres comme de grandes plaques architectoniques. On en perçoit clairement les lignes de force, mais aussi les minuscules grains de sable, les infiniment petits, qui seront peut-être les éléments déterminants du changement. C’est une histoire qui demeure énigmatique et provocante. Les grands déterminismes historiques sont lisibles, mais ils sont vécus par les individus de façon libre et imprévisible. Balzac historien nous dit comment l’histoire fait les hommes et comment ceux-ci la vivent.

 

6.     Les reins et les cœurs

Balzac romancier de l’histoire des mœurs et de la société ne dissocie jamais les individus et les groupes. Romancier de l’affrontement des forces sauvages, déchaînées aussi bien sur les arènes publiques que dans le secret des demeures, de Paris ou de la province, Balzac est aussi un grand romancier du secret des cœurs et des âmes. Combien, dans La Comédie humaine, de « scènes ensevelies dans les mystères de la vie privée » (La Rabouilleuse)! Mais surtout que de silences sur le fond des consciences!

L’orgueil d’Émilie de Fontaine lui fait supporter avec hauteur les conséquences de ses réactions de caste : elle ne révèle rien de ses pensées, le roman l’abrite derrière un rire « convulsif » (Le Bal de Sceaux). Rosalie de Watteville cache ses secrets derrière les murs d’une chartreuse (Albert Savarus). Le lecteur est réduit aux conjectures sur les raisons qui poussent Honorine à se dérober à son mari (Honorine). Julie d’Aiglemont meurt brusquement sur une simple allusion de sa fille ; elle « agita les bras comme si elle voulait lutter ou parler » (La Femme de trente ans), mais la mort empêche la confession.

Du fait de ces silences, se développe dans l’œuvre de Balzac le thème des « souffrances inconnues » (c’est le titre d’une des parties de La Femme de trente ans). La souffrance des femmes abandonnées atteint de grandes profondeurs, accrues pour le lecteur de ce qu’elles restent murées. Le silence est une des sources du pathétique d’Eugénie Grandet : il enveloppe la totalité d’une vie. Quant à Mme de Beauséant, trahie par M. de Nueil, c’est l’auteur lui-même qui la place, pour finir, à une grande distance, ignorant le suicide de son ancien ami, perdue pour nous dans le lointain poignant d’un temps aveuglant (La Femme abandonnée).

Rien n’atteint la force du silence et du secret où s’enfouissent, en Balzac, le sentiment de l’humiliation, celui du désir trahi ou celui du remords. Que subit donc la pauvre, bien peu ouverte aux beaux-arts, certes, mais si touchante Augustine Guillaume, épouse de Théodore de Sommervieux, peintre et aristocrate, lorsque Balzac écrit : « Il serait odieux de peindre toute cette scène à la fin de laquelle l’ivresse de la colère suggéra à l’artiste des paroles et des actes qu’une femme moins jeune qu’Augustine aurait attribués à la démence » (La Maison du chat-qui-pelote) ? Un silence épais, poignant, succède, dans La Vieille Fille, aux soirées joyeuses pleines de mauvaises mais tonitruantes plaisanteries, avant le mariage de Rose Cormon, quand elle pouvait encore espérer connaître l’amour ; après son mariage, un vide se crée : ni le narrateur, ni les autres personnages ne semblent pouvoir approcher Mme du Bousquier. Que dire de l’humiliation d’Adeline Hulot ? D’abord lorsque Crevel, humilié lui-même par un premier refus, l’oriente vers Beauvisage (on voit alors « sa honte sur son visage », puis un tremblement qui « ne la quitta plus », « le sang abandonna ses joues, elle devint blanche et ses yeux furent secs »), ensuite lorsqu’elle découvre une dernière avanie de son mari qui la trompe avec une maritorne et promet à celle-ci : « Ma femme n’a pas longtemps à vivre, et si tu veux tu pourras être baronne » ; trois jours après, Adeline Hulot est morte, en effet. De semblables humiliations sont infligées à Pons convié à rester pour le dîner : «... le dîner est prêt, les domestiques le mangeraient » ; ce que ressent Pons est traduit par l’ictère qui va l’abattre presque aussitôt. À nous de faire le diagnostic, de tenter une traduction dans le langage intérieur.

Quelle conscience Béatrix de Rochefide a-t-elle de la machination humiliante dont elle est le jouet de la part de La Palférine et consorts, à la fin de Béatrix ? Le roman reste muet sur ce point : méprisée, manipulée, Béatrix ne dit mot, et c’est la force romanesque de cette fin. Merveilleux silence aussi après le dernier « regard rouge » que Dinah de La Baudraye aura échangé avec Lousteau ; rien sur l’éventuel état d’âme de cette femme de caractère qui vient une dernière fois de céder à celui qu’elle méprise. Mais, dix jours après, l’hôtel de La Baudraye était fermé (La Muse du département).

Trois romans dénouent ce silence par la confession, l’expiation de la faute, le rachat par la charité et l’activité. Ce sont les trois ouvrages les plus didactiques de Balzac, ceux où il expose longuement son utopie de l’homme et de la cité régénérés. Mais, avant les confessions et les professions de foi, Balzac a mis en scène, par l’attente, le silence et le mystère, la faute ancienne et la souffrance dans ces trois romans du péché et du rachat : L’Envers de l’histoire contemporaine, Le Médecin de campagne  et Le Curé de village.

Il arrive souvent à Stendhal de rester muet sur les moments de bonheur (« On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détail »). Balzac pratique plutôt l’ellipse du malheur, du cauchemar intérieur. Rien n’est plus significatif de sa manière et, chez cet auteur souvent accusé d’intempérance verbale, de sa discrétion si éloquente, que ces trois périodes de deux mois pendant lesquelles Lucien de Rubempré demeure « hébété », dans Illusions perdues. Le raccourci n’a pas systématiquement cette valeur : lorsque Balzac écrit que Lucien eut « pendant un mois son temps pris », l’ellipse du récit est une manière d’accélérer, de faire vivre le tourbillon, le « courant invincible » qui happe fatalement « le grand homme de province à Paris », sorte de cauchemar extérieur. Mais les plages de « deux mois » pendant lesquelles l’emploi du temps du héros est caché correspondent à autant de détresses. Le héros est dit alors « imbécile et fiévreux » ; il vit « le paroxysme de l’abattement » ; il traverse « un mauvais rêve ». Ces trois périodes sont celle qui suit le duel, celle que crée l’« affreuse situation » des dettes et de la protection de Camusot, celle que provoque la mort de Coralie. De tels silences nous situent très exactement à la frontière qui sépare le cours des choses et la façon dont le personnage les vit, au plus près de sa faiblesse morale, de sa liberté. Avant qu’il ait vendu son âme au diable Vautrin, de telles périodes disent, en toute discrétion, la faiblesse, l’abattement, l’abandon.

Balzac, il est vrai, avec sa célèbre « impartialité », ne juge pas, au milieu des combats du bien et du mal. Mais d’où vient que Vautrin, à la fin de son parcours, laisse un tel sentiment d’échec, lui qui donnait, dans les trois romans du « cycle Vautrin » une formidable impression d’énergie et de puissance ? Ce « froid railleur » demeure pendant une heure entière perdu « dans une rêverie comme en doivent avoir ceux qui font un Dix-Huit Brumaire dans leur vie » (Splendeurs et misères des courtisanes). Il manque peut-être à Vautrin d’avoir été un créateur, plutôt que d’avoir eu des créatures ; il lui manque de faire une œuvre comme les authentiques artistes. Mais, encore une fois, pour répondre avec sûreté, il faudrait sonder cette heure de silence.

 

7.     Le drame et la verve

S’il convient d’insister sur le non-dit balzacien, c’est que l’impression première est celle d’un trop-dit. De la même façon, il convient de faire échapper le roman balzacien au moule où l’exclusive lecture de deux ou trois œuvres l’a trop vite enfermé. Il y a un Balzac « standard », qu’a imposé la lecture d’Eugénie Grandet, à vrai dire mal lue. Or, même dans le cas d’Eugénie Grandet, le début de l’ouvrage n’est pas une description, encore moins une description statique, que suivrait, sitôt passée cette zone si longue et si ennuyeuse à lire, le drame, né d’un événement cristallisateur. Après quoi la lecture se précipiterait, enfin! d’une seule traite jusqu’au dénouement! D’abord, le « drame » est présent dès le début. Ensuite, une certaine allégresse du ton donne à l’exposition elle-même un mouvement tout proche de l’oralité. Que l’on s’imagine lire l’ouvrage à haute voix, et les interpellations, les plaisanteries, les mots en italique, les citations de paroles du Saumurois reprennent vie et relief, la phrase retrouve toute sa verve, souvent satirique. La « description » est d’un moraliste et d’un homme d’esprit tout à la fois, l’un et l’autre doublés d’un auteur dramatique ayant le sens du mot juste. Et, avant toute chose, si l’on échappe au carcan des habitudes et de la seule esthétique de la représentation, on retrouvera le sens quelquefois perdu de la lecture de Balzac, qui est, avant tout, un inépuisable conteur, l’auteur, comme il voulait l’être, des « Mille et Une Nuits de l’Occident ». Pour illustrer ce propos, voici deux phrases du début d’Eugénie Grandet : « Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le père Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idées, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes » ; et encore : « M. Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l’intérêt de la ville d’excellents chemins qui menaient à ses propriétés. » Il n’est aucun roman de Balzac qui ne supporte cette relecture revitalisante, presque toujours possible parce que fuyant, comme l’avait fait Diderot dans ses meilleurs récits, la platitude monocorde du sérieux monologique.

Il n’est pas question de nier le tragique de l’ensemble de La Comédie humaine. Mais toute la pensée de Balzac, toute sa méthode, tout le mouvement qui soulève sa création visent à maintenir la tension d’éléments contradictoires, à jouer des variations de perspective, des contrastes de ton, parfois de l’humour et plus souvent de l’ironie. L’adjectif qui conviendrait à maint roman de Balzac, c’est celui que, semble-t-il, il a créé : « comi-tragique » (« Encore la civilisation! [...], répéta le médecin d’un air comi-tragique », Échantillon de causerie française). Jankélévitch utilise également le mot dans son ouvrage sur l’ironie, alors que Ionesco recourt à comico-tragique. Là est le paradoxe d’une œuvre dont les romans sont autant d’histoires fascinantes, dont le mouvement dramatique oblige le lecteur à se prendre et à se laisser prendre au récit de tant de destinées malheureuses, qui constituent pourtant une œuvre dont l’écriture est créatrice de distance, de mouvement et de stéréoscopie. « Les petits paillassons piteux de sparterie » n’empêchent pas d’imaginer la nauséabonde odeur de la pension Vauquer, et pourtant le jeu des syllabes est là, et il faut le lire. Le Lys dans la vallée  demeure un grand roman lyrique, mais Balzac a inventé, dans un deuxième temps de la rédaction de son manuscrit, que le récit fait par Félix de Vandenesse attendri et nostalgique serait un récit écrit, adressé à Natalie de Manerville, dont il souhaite faire la conquête, que le roman commencerait donc par un billet d’envoi à cette jeune femme ; il a inventé dans le même temps que le billet de réponse de Natalie de Manerville serait la conclusion du roman, et ce billet est un billet d’adieu, critique et ironique, qui épingle Félix pour sa « sécheresse de cœur ». Quelle ironie! Faut-il dire aussi que Le Cousin Pons, le plus noir et le plus sinistre roman qui soit, est peut-être aussi le plus drôle, si l’on veut bien lire vraiment toutes les plaisanteries que Balzac prête à l’ignoble Mme Cibot.

Le drame, le tragique ne doivent pas empêcher de lire le récit, drôle si souvent. Quant à la drôlerie, qui est parfois dérision, elle est aussi éloignée que possible du « grotesque triste » d’un Flaubert. Le récit passe très souvent par l’humour, voire l’humour noir, mais il le dépasse. Baudelaire aurait pu penser à Balzac quand il écrivait dans Fusées : « L’esprit de bouffonnerie peut ne pas exclure la charité, mais c’est rare. »

 

Art. de l’Encyclopædia Universalis

 

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Dernière mise à jour : 23 octobre 2010