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René DESCARTES

(1596-1650)

1.   La vocation intellectuelle
2.   L’œuvre et sa publication
3.  La méthode et le projet de science universelle
4.  La science cartésienne
5.  Science et métaphysique
6.  La métaphysique : le doute et le « je pense »
7.  La métaphysique : les idées et Dieu
8.  La véracité divine et le problème de l’erreur
9.  L’homme concret
10. La générosité cartésienne

René Descartes est à la fois le plus célèbre et le plus grand des philosophes français. En France, cependant, sa célébrité ne tient pas toujours à son génie, mais à une simplification désastreuse de sa doctrine, où l’on ne voit qu’un rationalisme étroit et à courte vue : chacun, alors, croit pouvoir invoquer à tout propos l’autorité de Descartes, et se dire cartésien. En réalité, la philosophie de Descartes est d’une extraordinaire complexité, et sa richesse telle qu’on y peut découvrir la source de toute la philosophie moderne. Les grands métaphysiciens du XVIIe siècle (Malebranche, Spinoza, Leibniz) ont construit leurs systèmes en réfléchissant sur celui de Descartes dont, bien entendu, ils s’éloignent souvent, mais par rapport auquel ils se situent toujours. Les analyses de Locke, de Berkeley, de Hume ont leur source dans le cartésianisme. La fameuse « révolution copernicienne » de Kant n’est, en un sens, qu’une reprise de la primauté, accordée par Descartes, au sujet pensant sur tout objet pensé. Hegel tient Descartes pour un héros. Et, plus récemment, Edmund Husserl a donné à ses conférences prononcées à Paris en 1929 le titre de Méditations cartésiennes. 

Il est donc difficile de parler de cartésianisme. Le cartésianisme, c’est ce que, dans les esprits les plus divers, la philosophie de Descartes est devenue. Il y a un cartésianisme méthodologique, qui consiste à ne se fier qu’à l’évidence rationnelle, un cartésianisme scientifique, qui se confond avec le mécanisme, un cartésianisme métaphysique, qui tient l’existence de notre pensée pour notre première certitude. Aux yeux de Malebranche, Descartes est celui qui a permis d’édifier une philosophie véritablement chrétienne, aux yeux des femmes savantes de Molière, il est l’auteur de la théorie des tourbillons, aux yeux de Victor Cousin, il est le soutien du spiritualisme. Pour mettre tout cela en ordre, et pour apercevoir le lien entre des affirmations qui, souvent, peuvent paraître opposées, il faut donc revenir à Descartes lui-même.

 


1.     La vocation intellectuelle

René Descartes naquit le 31 mars 1596 à La Haye, petite ville de Touraine qui a abandonné son nom pour prendre celui du philosophe. Son père est Joachim Descartes, conseiller au Parlement de Rennes, sa mère Jeanne Brochard. En 1606, à l’âge de dix ans, il est admis au collège royal de La Flèche, tenu par les jésuites. Il y reçoit un traitement de faveur, dû à ses dons et à sa fragile santé : il peut se lever tard, réfléchir longuement dans son lit, habitude qu’il conservera toute sa vie. La première partie du Discours de la méthode nous entretient de ces années d’études. Descartes remarque vite que les leçons qu’il reçoit ne lui donnent, dans la vie, aucune assurance. Il rêve d’une science proposant à l’homme des fins, et veut fournir à la morale une certitude qu’il ne rencontre alors que dans les mathématiques.

La « science admirable »

En 1614, Descartes quitte La Flèche. En 1616, il passe, à Poitiers, son baccalauréat et sa licence en droit. En 1618, il se rend en Hollande et s’engage dans l’armée de Maurice de Nassau. C’est au mois de novembre de cette même année qu’il fait la rencontre, capitale pour lui, de Beeckman. Plus âgé que Descartes, Beeckman venait de prendre, à l’Université de Caen, ses grades de licencié et de docteur en médecine. Très informé des progrès scientifiques du moment, il tenait journal de ses réflexions et du résultat de ses recherches. Il professait le mécanisme, et c’est pour le mécanisme que Descartes s’enthousiasme aussitôt. C’est pour Beeckman, avec lequel du reste il devait se fâcher plus tard, qu’il rédige ses premiers écrits, et un petit Traité de musique (1618).

En avril 1619, Descartes quitte la Hollande, gagne le Danemark, puis l’Allemagne, où il s’engage dans les troupes du duc Maximilien de Bavière. Le 10 novembre, se trouvant aux environs d’Ulm, dans ce qu’on a appelé son poêle (il s’agit d’une pièce chauffée par un poêle situé en son centre), Descartes connaît une nuit d’enthousiasme où, après avoir découvert « les fondements d’une science admirable », il fait des rêves étranges et exaltants. Sa vocation intellectuelle se précise, et, dès 1620, il renonce à la vie militaire pour entreprendre un voyage qui, par l’Allemagne du Nord et la Hollande, le ramène en France en 1622.

L’obligation de philosopher

Là, il règle ses affaires de famille, et se trouve assez de fortune pour n’avoir pas à gagner sa vie. Il recommence alors à voyager, visite l’Italie, et revient en France en 1625. Durant deux ans, il y mène, surtout à Paris, une vie à la fois scientifique et mondaine. Car, d’une part, il fréquente les salons, se bat en duel pour une femme, et, d’autre part, recherche la compagnie des savants : Morin, Mersenne, Mydorge, Villebressieu. En 1627, chez le nonce du pape, il rencontre le cardinal de Bérulle, qui lui fait une obligation de conscience de se consacrer à la philosophie.

Descartes se retire alors à la campagne. C’est en Bretagne qu’il passe l’hiver de 1627-1628. Sans doute espère-t-il un instant pouvoir mener à bien son projet en demeurant en France. Mais il se persuade bientôt que la Hollande sera plus favorable à ce dessein. Au printemps de 1629, il s’installe donc aux Pays-Bas, et, cette fois, de façon définitive. À cette date, il a déjà écrit les Règles pour la direction de l’esprit, ouvrage inachevé qui ne sera publié qu’après sa mort. Mais c’est en Hollande que Descartes va réaliser son œuvre.

Quelle vie, cependant, y mène-t-il ? L’étrange est que, déclarant n’avoir d’autre souci que celui de son repos, il change sans cesse de résidence : on le trouve à Franeker, à Amsterdam, à Leyde, à Deventer, à Sandport, à Hardenwijk, à Endegeest, à Egmond de Hoef, et son biographe, Baillet, pourra déclarer que son ermitage « n’eut presque rien de plus stable que le séjour des Israélites dans l’Arabie déserte ». Pourquoi ces changements incessants ? Faut-il y voir l’effet du sage désir d’éviter les importuns, ou le signe d’une incurable inquiétude ? Nous ne saurions, en ce domaine, rien affirmer.

Descartes et les thèses sur le mouvement de la Terre

Baillet nous apprend encore que Descartes n’aime pas le centre des villes : il préfère les faubourgs, et même « les villages et les maisons détachées au milieu de la campagne ». Nous savons cependant qu’à Amsterdam il a habité, au cœur de la ville, dans la Kalverstraat. C’est le quartier des bouchers, que sans nul doute il a choisi pour opérer plus aisément ses nombreuses dissections. Car Descartes continue ses recherches, reste en contact avec de nombreux savants. Dès 1629, il entreprend l’étude des météores. En 1631, à propos du problème de Pappus, que lui avait proposé Golius, il découvre les principes de la géométrie analytique. Il étudie l’optique. Et, en 1633, il a terminé son grand ouvrage : le Traité du monde ou de la lumière (dont faisait partie ce que nous appelons aujourd’hui le Traité de l’homme). Il y soutient le mouvement de la Terre.

Mais, le 22 juin 1633, l’ouvrage de Galilée, Massimi Sistemi, paru en 1632, est condamné par le Saint-Office, lequel interdit d’affirmer le mouvement de la Terre, « même si on le propose à titre d’hypothèse ». En novembre, Descartes apprend cet arrêt (qui, du reste, rappelait une condamnation plus ancienne de l’héliocentrisme, celle de 1616). Il renonce aussitôt à publier Le Monde.  La décision de Descartes fut-elle inspirée par la peur, la prudence et le souci de son repos, sa haine des polémiques, sa soumission à l’Église, son incapacité à prendre parti en une querelle où, pour sa part, il voit surtout une querelle de langage ? Il est malaisé d’apprécier la force de ces différents motifs. De toute façon, la théorie de Descartes sur le mouvement de la Terre ne sera reprise qu’en 1644, dans les Principes de la philosophie, et en des termes tels que le Saint-Office n’y puisse rien trouver à redire. Quant au Monde  et à L’Homme, ces ouvrages ne seront publiés qu’après la mort de leur auteur.


2.     L’œuvre et sa publication

Descartes, cependant, ne renonce pas à éditer son œuvre. Il décide seulement de la présenter sous une autre forme, d’aborder le public par d’autres voies. Ainsi s’élaborent le Discours de la méthode et les trois essais (la Dioptrique, les Météores, la Géométrie) qui lui feront suite. Ces ouvrages paraissent en un volume, sans nom d’auteur, le 8 juin 1637, chez Jean Maire, à Leyde. Cette publication devait marquer, pour Descartes, le début de ces polémiques qu’il n’aimait pas mais qui l’occuperont jusqu’à la fin de sa vie.

De 1637 à 1641, Descartes vit surtout à Santpoort. Il fait venir auprès de lui Hélène, la servante et amie dont, en 1635, il a eu une fille, Francine. Mais Francine meurt en septembre 1640, laissant à Descartes « le plus grand regret qu’il eût jamais senti de sa vie ». Un mois après sa fille, Descartes perd son père, alors doyen du Parlement de Bretagne et âgé de soixante-dix-huit ans. Le 31 mars 1641, il s’installe dans le petit château d’Endegeest, agrémenté d’un beau jardin, de vergers et de prairies. C’est là qu’il recevra l’abbé Picot, l’abbé de Touchelaye, le conseiller Desbarreaux et de nombreux amis.

Les controverses

Les travaux et les réflexions de Descartes se poursuivent cependant, mêlés à de constantes polémiques. Il s’oppose à Fermat au sujet des tangentes, discute avec Plempius sur le mouvement du cœur, soutient Waessenaer contre Stampioen. En 1641 paraissent à Paris, chez Soly, les Meditationes de prima philosophia (Méditations métaphysiques), suivies de six séries d’objections (celles de Caterus, de Mersenne, de Hobbes, d’Arnauld, de Gassendi et d’un groupe de philosophes, de géomètres et de théologiens qui se réunissaient chez Mersenne), et des réponses de Descartes. La seconde édition de l’ouvrage paraîtra à Amsterdam, chez Louis Elzevier, en 1642. Elle ajoutera aux textes de 1641 les septièmes objections, celles du P. Bourdin, avec les réponses de Descartes, et une lettre de l’auteur au P. Dinet.

Pour ses Méditations, Descartes avait longtemps espéré, mais en vain, l’approbation de la Sorbonne. D’autre part, les attaques dont il est l’objet de la part des jésuites l’affectent beaucoup. Mais ce sont bientôt les théologiens hollandais qui combattent le cartésianisme avec le plus de violence. Le plus grand ennemi de René Descartes est alors Voetius (Gilbert Voet, professeur de théologie à l’université d’Utrecht). En 1641, il fait soutenir des thèses contre Regius, disciple de Descartes, et contre Descartes lui-même. Il obtient, contre ses adversaires, un arrêt du conseil de ville (Vroedschap). En 1643, Descartes se défend en faisant paraître, contre Voet, l’Epistola Renati Descartes ad celeberrimum virum Gisbertum Voetium (Lettre de René Descartes au très célèbre Gilbert Voet). Le conseil de ville prend le parti de Voet ; Descartes, de son côté, obtient un jugement favorable de l’université de Groningue. Il fait intervenir l’ambassadeur de France et, en juin 1645, adresse une lettre au Vroedschap d’Utrecht. Mais il se fâche avec Regius, et, contre un placard inspiré par ce dernier, écrit ses Notae in programma (Remarques sur un placard). Malgré cette agitation, Descartes avait pu faire paraître, en 1644, un de ses plus importants ouvrages, les Principia philosophiae (Principes de la philosophie) chez Louis Elzevier, à Amsterdam. Les quatre parties des Principes  exposent l’ensemble de la métaphysique et de la science cartésiennes.

Mais, en 1647, la querelle reprend avec l’université de Leyde. Cette fois, ce sont les théologiens Revius et Triglandius qui attaquent Descartes, lequel répond dans sa Lettre aux curateurs de l’université de Leyde.  Le conflit s’envenime jusqu’à ce que le prince d’Orange impose silence aux anticartésiens. Excédé par de tels combats, Descartes songe, pour la première fois, à quitter la Hollande pour la France où il se rend, en effet, en 1647 et en 1648. Il y rencontre Roberval, Hobbes, Gassendi et aussi le jeune Blaise Pascal, auquel il prétendra avoir suggéré ses expériences sur le vide.

Mais, décidément, la France ne convient pas à Descartes. L’atmosphère de Paris le déçoit : il y est gêné par les importuns, et n’y trouve pas la paix qu’il recherche. Il est vrai que son second voyage coïncide avec le début de la Fronde, et qu’il ne reçoit pas la pension qu’on lui avait promise. Il revient donc en Hollande, où il s’efforce à nouveau de protéger sa retraite.

Perspectives du moraliste

En 1647, Descartes avait publié, après les avoir revues, une traduction française des Meditationes, due au duc de Luynes et à Clerselier, et une traduction des Principia, due à l’abbé Picot, traduction qu’il avait augmentée d’une importante lettre-préface. Mais, depuis 1645, sa correspondance avec Elisabeth, princesse de Bohême, l’avait conduit à écrire sur la morale. C’est de là qu’est né le traité des passions. Ce traité, Les Passions de l’âme, paru en 1649 (tantôt sous la marque de Louis Elzevier, tantôt sous celle d’Henri Le Gras, à Paris), est le dernier ouvrage paru du vivant de Descartes.

En octobre 1649, en effet, Descartes arrive à Stockholm. La reine Christine et Chanut l’avaient prié, dans les termes les plus pressants, de venir en Suède. Malgré la répugnance que lui inspirait ce voyage, répugnance dont sa correspondance contient les marques les plus claires, Descartes s’était décidé à partir. À la demande de Christine, il compose, encore que malgré lui, les vers d’un ballet pour la fête donnée en l’honneur de la paix de Westphalie. À la fin de janvier 1650, se rendant au palais où le mandait la reine, il prend froid. Le 2 février, une pneumonie se déclare. Descartes refuse les soins de Weulles, médecin de la reine, et se soigne à sa guise. Au huitième jour de sa maladie, il reconnaît son erreur, mais estime que Dieu « avait permis que son esprit demeurât si longtemps embarrassé dans les ténèbres, de peur que ses raisonnements ne se trouvassent pas assez conformes à la volonté que le Créateur avait de disposer de sa vie ». Descartes fait alors chercher le P. Viogué, son directeur de conscience. Il meurt à Stockholm, le 11 février 1650 au matin.

Son corps fut inhumé au « cimetière des enfants morts sans baptême ou avant l’âge de raison ». Lors de son retour en France, en 1667, il fut gravement mutilé : le crâne et plusieurs ossements en furent dérobés. Les restes de Descartes se trouvent aujourd’hui en l’église de Saint-Germain-des-Prés, en une chapelle située à droite du chœur.


3.     La méthode et le projet de science universelle

L’œuvre de Descartes semble tout entière inspirée par un triple souci : substituer à la science incertaine du Moyen Âge une science dont la certitude égale celle des mathématiques, tirer de cette science les applications pratiques qui, selon la célèbre formule du Discours de la méthode, rendront les hommes « comme maîtres et possesseurs de la nature », situer enfin cette science par rapport à l’Être, en donnant ainsi une solution au conflit qui, à cette époque, oppose science et religion. En suivant ces trois préoccupations essentielles, on examinera successivement, chez Descartes, la méthode, la science et la métaphysique. Et l’on terminera en indiquant la conception que Descartes se fait de l’homme, et de sa liberté.

L’unité des sciences

Rappelant, dans la première partie du Discours de la méthode, le cours de ses études à La Flèche, Descartes écrit : « Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons, mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé. » On peut trouver en cette phrase l’origine de son projet : Descartes rêve d’étendre la certitude mathématique à l’ensemble du savoir, de fonder une mathesis universalis , une mathématique universelle. L’espoir en cette science se trouve chez lui dès 1619, et l’idée d’un ordre unique des connaissances, analogue à l’ordre mathématique, domine les Règles pour la direction de l’esprit. 

Aux yeux de Descartes, l’unité des sciences a sa condition suffisante dans l’unité de l’esprit connaissant. « Toutes les sciences, écrit-il dans la Règle I, ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire. » Cependant, cette idée rejoint chez lui une autre idée, prise peut-être à Galilée : le monde tout entier est fait d’une même et unique matière, en sorte que l’astronomie, la physique, la biologie même, doivent obéir aux mêmes lois.

Ces lois, cependant, il faut les découvrir. Et, pour les découvrir, il faut une méthode. Car, comme le dira le Discours : « Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, le principal est de l’appliquer bien. » Et Descartes, dans la Règle IV, définit ainsi la méthode : « Ce que j’entends par méthode, c’est un ensemble de règles certaines et faciles, par l’observation exacte desquelles on sera certain de ne prendre jamais le faux pour le vrai, et, sans dépenser inutilement les forces de son esprit, mais en accroissant son savoir par un progrès continu, de parvenir à la connaissance vraie de tout ce dont on sera capable. »

Éviter l’erreur

À vrai dire, la méthode cartésienne peut être considérée sous deux aspects. Sous son aspect critique, elle est le fruit d’un effort de la volonté grâce auquel, résistant à notre penchant à juger vite, nous refusons notre assentiment à tout ce qui n’est pas clair et distinct. Est claire  l’idée qui est immédiatement présente à l’esprit, qui se manifeste à lui au sein d’une intuition directe. Est distincte  l’idée dont le contenu nous apparaît de façon assez nette pour que nous puissions séparer aisément ce qui lui appartient et ce qui ne lui appartient pas, autrement dit pour que nous puissions séparer l’idée elle-même de toutes les autres. Sources d’erreur, la prévention (c’est-à-dire l’ensemble de nos préjugés) et la précipitation  nous amènent à juger sans avoir d’idées claires et distinctes. Le propre de la méthode est au contraire de ne juger que lorsque notre volonté sera sollicitée par de telles idées. D’où la première règle formulée dans le Discours : « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire [...] éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et [...] ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. »

Découvrir la vérité

Mais, sous un second aspect, la méthode est un ensemble de procédés de découverte. Il ne s’agit pas seulement, en effet, d’éviter l’erreur mais de trouver la vérité. Sur ce point, il faut avouer que les règles de Descartes sont plus nombreuses et plus souples. Peut-être même l’inachèvement des Règles pour la direction de l’esprit  témoigne-t-il de l’impossibilité où se trouva leur auteur de résoudre, par des procédés semblables, tous les problèmes. Ces procédés universels, il les cherche pourtant sans cesse. Quel que soit le problème, nous examinerons d’abord son énoncé pour dénombrer ses différentes données, pour séparer le connu de l’inconnu. Nous désignerons chaque quantité par un caractère invariable. Nous mettrons les termes en ordre, en nous efforçant de découvrir la raison de leur série, c’est-à-dire le rapport constant de chaque terme avec celui qui le suit. Nous les disposerons de telle sorte qu’en connaissant le premier terme de la série nous puissions reconstituer la série tout entière. Nous ramènerons graduellement les propositions compliquées et obscures aux plus simples, et tenterons ensuite, en partant de l’intuition des plus simples, de nous élever, par degrés, à la connaissance de toutes les autres. Dans le Discours, ces préceptes multiples seront ramenés à trois : « diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre » ; « conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour remonter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés [...] » ; « faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre ». Telles sont les règles dites de l’analyse, de la synthèse, et du dénombrement.

Trois notions dominent tout cela : celles d’intuition, de déduction et d’ordre. L’intuition, base et fondement de la connaissance, présente chaque terme et permet de l’apercevoir. La déduction (appelée parfois inférence, et même induction) permet de passer d’un terme à l’autre, en apercevant, par intuition, leur rapport. Un tel raisonnement diffère du syllogisme scolastique, lequel opère en faisant rentrer les uns dans les autres des concepts d’extension et de compréhension diverses. La relation qui, chez Descartes, fonde le raisonnement n’est pas l’inhérence. Elle est un rapport entre quantités, rapport qui permet de fixer la place de ces quantités dans l’ordre.  Parvenir à remplacer l’apparent chaos de l’expérience par un complexe ordonné et rationnellement reconstruit, tel est bien le but de la science cartésienne.


4.     La science cartésienne

Quelle science, cependant, Descartes est-il parvenu à constituer par une telle méthode ? À vrai dire, ses résultats paraissent fort inégaux selon les domaines considérés.

Les mathématiques

En mathématiques, Descartes a réformé le système des notations. Les signes en usage étaient alors les signes cossiques, signes complexes, tirés des alphabets grec et hébreu, signes malaisément maniables. Descartes ne se sert plus – sauf en ses tout premiers écrits – que des lettres de l’alphabet latin, des signes des quatre opérations arithmétiques et de la racine carrée ou cubique. Il désigne d’abord les quantités connues par les lettres minuscules, les quantités inconnues par les lettres majuscules. Mais, en 1637, il remplace ces majuscules par les dernières lettres de l’alphabet : x, y  et z . Il invente aussi une méthode pour abaisser le degré des équations.

Mais la grande découverte mathématique de Descartes est celle de la géométrie analytique. Au reste, loin d’accorder à celle-ci toute l’importance que nous y attachons aujourd’hui, Descartes y voit une simple présentation algébrique de la géométrie des anciens. Seulement attentif à trouver une correspondance commode entre l’équation et la courbe géométrique, il n’expose, en sa Géométrie , le principe de sa méthode qu’en une phrase très courte, et passe tout de suite à l’examen de problèmes spécifiés. En tout cela, tendant à l’utile, il semble moins soucieux d’une véritable rationalisation des mathématiques que de la découverte de procédés permettant à la pensée des opérations plus aisées.

La physique

La découverte fondamentale de Descartes en physique est celle de la loi de la réfraction, contenue dans Le Discours second de la Dioptrique.  Là encore, il faut interpréter ce qu’il dit pour découvrir la fameuse formule : (sin i)/(sin r) = n, ou sin i = n  sin r . Dans la Dioptrique , en effet, Descartes ne parle pas explicitement de sinus, et, pour trouver cette expression, il faut recourir au Journal de Beeckman, relatant la loi de Descartes, et à une lettre de Descartes à Mersenne. De même, ayant découvert la notion moderne de travail, et l’ayant parfaitement utilisée dans son petit traité de la mécanique Explication des engins par l’aide desquels on peut avec une petite force lever un fardeau fort pesant, Descartes ne la définit par aucun terme précis.

Tout cela peut surprendre. Mais, en réalité, ce n’est pas à ses véritables découvertes scientifiques que Descartes s’est le plus attaché. Ce qui lui importe, c’est de détruire les barrières et les séparations qui divisaient alors les divers domaines, c’est de montrer qu’avec de l’étendue et du mouvement on peut rendre compte de tout, de la lumière, du Soleil et des étoiles, des planètes, des comètes, de l’arc-en-ciel, de l’aimant, et même, nous le verrons, des êtres vivants. Rejetant les notions aristotéliciennes et médiévales de forme et de matière, d’acte et de puissance, tenant les qualités sensibles pour de simples états de notre conscience qui ne représentent en rien les choses, Descartes réduit l’essence du monde à celle d’un espace homogène, offert à un savoir proprement géométrique. Des trois espèces de mouvement que distinguait Aristote, il ne retient que le mouvement spatial, défini par le changement de lieu. C’est ce mouvement, mathématiquement exprimable, qui se répand dans la nature entière, selon les lois du choc que l’on trouve formulées dans les Principes. Essentiellement dirigé en ligne droite, mais provoquant, en fait, des déplacements circulaires nommés « tourbillons », le mouvement permet de distinguer des parties dans le bloc homogène et sans vide que constitue la matière. C’est en ce sens que Descartes a pu écrire que sa physique « n’est autre chose que géométrie ».

Aux yeux d’un physicien actuel, elle constitue plutôt un vaste roman de la nature, au sein duquel toute chose trouve son explication, mais bien souvent, hélas, une explication inexacte. Telle est, par exemple, celle de la pesanteur. Descartes ne songe en rien à une attraction des corps par la Terre. La pesanteur résulte pour lui d’une sorte de pression exercée sur le corps pesant par la matière environnante, en l’espèce celle du ciel terrestre qui, tournant autour de la Terre et tendant à s’en éloigner en vertu de la force centrifuge, pousse vers la Terre les corps pesants : ceux-ci, étant donné l’impossibilité du vide, tendent à prendre sa place. Et en lisant, par exemple, la fin de la seconde partie des Principes de la philosophie, on s’étonne de voir Descartes s’obstiner à défendre des lois qu’il prétend déduire avec évidence, mais qu’il sait fort bien être contredites par l’expérience. Ne va-t-il pas jusqu’à déclarer superbement : « Et les démonstrations de tout ceci sont si certaines qu’encore que l’expérience nous semblerait faire voir le contraire, nous serions néanmoins obligés d’ajouter plus de foi à notre raison qu’à nos sens » ?

La biologie

En biologie comme en physique, Descartes s’élève d’abord contre l’idée qu’il pourrait y avoir dans la nature des domaines spécifiques et des forces cachées : là encore, tout se doit expliquer à partir de l’espace et du mouvement. Il en est des vivants comme de ces automates que Descartes nous dit avoir aperçus « aux jardins de nos rois », et qui ne peuvent surprendre que les ignorants. Que l’on se représente, en effet, dans un espace clairement imaginé, comment les diverses parties de ces faux êtres agissent les unes sur les autres, et tout deviendra clair. Or, il n’y a, dans le vivant, rien de plus que dans l’automate. Tout au plus faut-il dire que, construites par Dieu, les machines vivantes sont plus complexes, et que leurs ressorts sont plus petits et plus subtils. Pour comprendre un vivant, il s’agit donc de l’agrandir par la pensée, de découvrir en lui ses ressorts minuscules. Mais l’animal n’est que machine, et l’homme, considéré quant à son corps, n’est que machine aussi. S’il diffère de l’animal, c’est que Dieu, à son corps, a joint une âme.

Descartes décrit donc le corps comme une machine hydraulique parcourue de tuyaux, dans lesquels s’effectue une constante circulation de fluides. Dans les artères et les veines circule le sang : le moteur de cette circulation est l’ébullition que connaît le sang quand il pénètre dans le cœur, organe que Descartes, cette fois d’accord avec Aristote, tient pour plus chaud que tous les autres. La dilatation du sang est la cause de son augmentation de pression, et donc de son entrée dans les artères. L’examen de cette théorie permet de découvrir la source la plus habituelle des erreurs de Descartes : c’est son refus d’admettre tout ce qui peut rappeler, de près ou de loin, une force occulte scolastique. Descartes a merveilleusement décrit l’anatomie du système sanguin. Il a eu le mérite de croire, à une époque où elle était contestée, à la circulation du sang. Mais il rejette avec force l’idée d’Harvey selon laquelle c’est par la contraction du cœur que le sang se trouve expulsé dans les artères. Pourquoi ? Parce qu’Harvey lui semble supposer, dans le cœur, une sorte de vertu pulsatile ; notion que Descartes refuse, comme il a refusé, en physique, la force d’attraction, pour ramener tout effet d’un phénomène sur l’autre à un effet de contiguïté et de choc.

Les nerfs sont, eux aussi, des tuyaux. Ils contiennent des filets, c’est-à-dire de petits fils, qui, tirés, à la manière de cordes, par les organes des sens, sont les moyens de transmission de la sensibilité. Mais, compte tenu du filet, il demeure encore, dans le nerf, assez de place pour livrer passage aux esprits animaux, petits corps agités qui, cette fois, vont du cerveau vers la périphérie, et provoquent le mouvement de nos membres, en venant gonfler les terminaisons nerveuses intérieures aux muscles. Tout s’explique donc, en notre corps, par des actions mécaniques de traction, de pression, de gonflement.

Descartes aime à le répéter : la nature n’est pas une déesse. Il n’y a en elle ni secrets ni forces cachées. Elle est faite d’un espace homogène, partout semblable à soi, qui ne doit pas nous étonner. Expliquer n’est pas approfondir ce qui, en réalité, n’a pas de fond. C’est étaler dans l’espace, et permettre de voir. L’objet offert à l’immédiate vision de l’esprit, l’objet spatialement et, par là, techniquement défini, devient le modèle unique sur lequel est conçue la nature. De celle-ci, quand nous aurons découvert tous ses ressorts, nous pourrons donc, sans difficulté, nous rendre maîtres.

 

5.     Science et métaphysique

Au début de sa recherche, Descartes ne semble pas s’être beaucoup soucié de trouver, à sa méthode et à sa science, des fondements philosophiques. Le Discours de la méthode  en fait l’aveu. Parlant des années 1619-1628, « toutefois, déclare-t-il, ces neuf ans s’écoulèrent avant que j’eusse pris encore aucun parti touchant les difficultés qui ont coutume d’être disputées entre les doctes, ni commencé à chercher les fondements d’aucune philosophie plus certaine que le vulgaire ». Autrement dit, Descartes a commencé par embrasser la cause du mécanisme en pur savant, et sans s’interroger sur son rapport avec la métaphysique.

Une métaphysique appelée par la science

Et pourtant, la méthode et la science cartésiennes semblent appeler cette métaphysique qui, dans le système achevé, constituera leur racine. Les critères de vérité invoqués dans les Règles pour la direction de l’esprit sont relatifs non au réel, mais au seul sujet. La simplicité, signe du vrai, n’est jamais pour Descartes celle d’un élément objectif : elle est non dans la chose, mais dans l’acte de l’esprit qui la saisit. La vérité de la déduction est elle-même définie par rapport au seul ordre de notre connaissance, et la Règle XII déclare : « Chaque chose doit être considérée d’une autre façon selon que l’on se réfère à l’ordre de notre connaissance ou que l’on parle d’elle selon l’existence réelle. » D’autre part, Descartes emploie volontiers les mots de rêveries, de « fable » de son monde, et semble n’être pas assuré de la correspondance de ses constructions et du réel.

Et pourtant, le problème du rapport de la science et de l’être était posé, à son époque, avec une particulière intensité, par les conflits qui allaient se multipliant entre la connaissance rationnelle et la religion. Déjà beaucoup d’auteurs, comme Agrippa de Nettesheim ou Sanchez, avaient proclamé « l’incertitude et la vanité des sciences et des arts ». L’affaire Galilée semblait rendre plus urgente la solution du problème. Pour Descartes, on le verra, cette solution sera d’équilibre et de distinction des plans.

La création des vérités éternelles

La première thèse proprement métaphysique affirmée par Descartes est celle de la création des vérités éternelles. Formulée, dès 1630, dans les lettres à Mersenne, maintenue, semblable à elle-même, jusqu’à la fin, elle ne figure pourtant dans aucun des exposés systématiques du cartésianisme. Les vérités éternelles, ce sont les évidences logiques, les structures mathématiques, les essences des choses et, aussi, les valeurs morales. Pour saint Thomas et pour Suarez, les essences font partie de la vérité intelligible de Dieu. Dieu les contemple en se contemplant. Il ne les crée pas. Selon Descartes, au contraire, Dieu est l’auteur « de l’essence comme de l’existence des créatures », il les a librement posées dans l’être. Assujettir Dieu aux évidences logiques, c’est « parler de lui comme d’un Jupiter ou d’un Saturne », le soumettre « au Styx et aux destinées ». Il ne faut donc pas croire que Dieu ait voulu que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits « parce qu’il a connu que cela ne se pouvait faire autrement », mais c’est « parce qu’il l’a voulu que cela est vrai ».

Il n’est pas douteux que la théorie de la création des vérités éternelles ne soit liée, chez Descartes, à la doctrine de la distinction des idées. Si toute essence allait rejoindre l’essence divine, rien ne pourrait être véritablement et intégralement connu par l’homme. Pour qu’une idée puisse être totalement offerte à notre intuition, il faut qu’elle soit finie, séparée des autres. Il faut, en d’autres termes, qu’elle soit une créature. En ce cas, comme en bien d’autres, Descartes a recours à Dieu pour libérer la connaissance humaine et affirmer sa suffisance.

Mais, d’autre part, il est clair que la théorie de la création des vérités éternelles distingue le plan de l’Être créateur et celui des choses créées, et, par là, sépare la science de l’ontologie. En affirmant Dieu, l’esprit dépasse le monde des objets, qui lui est offert et où il pourrait se croire pris, tout en reconnaissant, du reste, la structure définitive et contraignante de ce monde. Le réel se divise en deux domaines : celui du connaissable et du compréhensible, que nous appellerions aujourd’hui domaine de l’objet ; celui de l’Être, fondement du connaissable. En ce sens, la théorie de la création des vérités éternelles apparaît comme l’origine, et comme le berceau, de la métaphysique de Descartes.

Dieu comme fondement de la connaissance

Cette théorie, du reste, est complétée par une autre, dite de la création continuée, que l’on trouve aussi bien dans le Discours  que dans les Méditations.  Selon cette doctrine, il ne faut pas reporter l’acte créateur aux origines du monde. Toute substance finie n’est maintenue dans l’être que par un acte incessant de Dieu, qui la recrée à chaque instant. Et l’action par laquelle Dieu conserve le monde est « toute la même que celle par laquelle il l’a créé ».

La théorie de la création continuée peut, comme celle de la création des vérités éternelles, être considérée sous deux aspects. En physique, elle sert à distinguer, du mouvement géométriquement défini, la force motrice, dont Descartes place l’origine en Dieu. Métaphysiquement, elle prive le monde de toute réalité véritable, de toute profondeur et de toute autonomie. Rappelons-le : la nature, pour Descartes, « n’est pas une déesse ». Elle est étalée, spatiale, sans initiative, sans force propre, sans consistance ontologique. Elle est donc maniable. Mais, par là même, elle ne peut être pensée que sur fond d’infini.

On voit ainsi se préciser cette sorte d’appel que, sans cesse, la science de Descartes semble adresser à la métaphysique. C’est pourtant par une autre voie que la métaphysique deviendra, selon l’image de la lettre-préface des Principes, la racine de l’arbre de la philosophie (arbre, dit Descartes, dont la physique est le tronc, et dont la médecine, la mécanique et la morale forment les principales branches). Dieu, en effet, y sera moins invoqué comme auteur du monde que comme fondement et garantie de notre connaissance.


6.     La métaphysique : le doute et le « je pense »

Le point de départ de la métaphysique de Descartes est le doute. Cette métaphysique n’est pas formée d’un ensemble d’affirmations pouvant être présentées dans un ordre quelconque. Elle est constituée par une suite de moments intellectuels dont chacun suppose celui qui le précède et engendre celui qui le suit. Elle se présente donc comme une suite de démarches vécues, qui se succèdent naturellement dans un ordre ne pouvant être modifié. Nous en possédons, à vrai dire, plusieurs exposés : celui de la quatrième partie du Discours de la méthode, celui des Méditations métaphysiques, celui de la première partie des Principes de la philosophie.  Mais, à quelques différences près (ainsi en ce qui concerne l’ordre des diverses preuves de l’existence de Dieu), ces exposés suivent la même voie. Tous commencent par le doute.

Le doute et ses degrés

Cela ne veut pas dire, du reste, qu’ils aient le même degré de profondeur. Il est clair, par exemple, que, dans le Discours de la méthode, le doute garde un caractère scientifiquement sélectif, alors que le doute des Méditations met en jeu l’existence même du monde. De même, dans le Discours, le « je pense donc je suis » répond moins à un problème ontologique qu’à la recherche d’un critère de vérité scientifique. Toujours, cependant, le même enchaînement est conservé, et domine la métaphysique cartésienne : je doute, je pense, je suis, Dieu est, Dieu garantit ma connaissance.

La plupart de nos jugements sont conditionnés par l’habitude, notre connaissance est faite d’opinions, opinions qui, du reste, s’opposent souvent entre elles. Pour entreprendre la recherche de la vérité, il faut donc « une fois » en sa vie douter « de toutes les choses où l’on aperçoit le moindre soupçon d’incertitude ».

Ainsi, nous avons l’impression de vivre au milieu d’objets. Ces objets existent-ils réellement dans le monde ? Nous n’en saurions, à vrai dire, avoir aucune preuve, car nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, et le monde se réduit à l’ensemble de nos sensations. Or nos sens nous trompent parfois, et, en rêve, nous prenons pour réels des objets imaginaires. Nous douterons donc d’abord de la réalité des choses sensibles.

Pourtant, remarque Descartes, même si les objets sensibles n’existent pas, « ils ne peuvent être formés qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable ». Et il en vient alors à la considération des essences, de la figure, du nombre, de la grandeur, et, en un mot, des principes mêmes de la science qu’il veut fonder. Mais il faut douter aussi de ces principes, et des démonstrations mathématiques. Pour cela, Descartes invoque d’abord une raison très générale, à savoir « qu’il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières ». Mais, dans les Méditations, il porte plus loin son analyse, et envisage la possibilité d’un Dieu trompeur. En effet, la raison profonde du doute est que Descartes n’est pas encore en possession du fondement métaphysique de l’intuition intellectuelle elle-même, fondement qui ne peut se trouver qu’en Dieu. Il est des vérités qui nous semblent certaines. Mais comment pouvons-nous être assurés de la vérité de ce qui nous semble certain ? La seule garantie que nous possédions de la vérité d’une proposition est l’impression d’évidence que celle-ci produit sur notre esprit. Or comment savoir ce que vaut une telle impression avant de savoir ce qu’est notre esprit lui-même, avant de connaître sa nature et son origine, autrement dit avant d’être assurés que le Dieu qui nous a créés n’est pas trompeur ?

L’hypothèse du malin génie et l’affirmation du moi pensant

À la fin de la Méditation première, et, cette fois, par un pur procédé méthodologique, Descartes suppose même l’existence d’ « un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant », qui aurait « employé toute son industrie à me tromper ». Cette hypothèse n’est plus une raison, mais un moyen de douter. Mais cela même révèle la nature du doute cartésien. Il émane, avant tout, de notre volonté, il consiste dans la suspension volontaire de notre jugement. Il n’est pas sceptique mais méthodique. En suspendant notre jugement, notre volonté sauvegarde notre intelligence, que menacent des pressions extérieures à elle, pressions venues des sensations, de la mémoire, de l’imagination. Et Descartes ne se contente pas de douter. Il va jusqu’à tenir les opinions douteuses pour fausses, afin de plier le jugement, ainsi qu’une branche tordue, dans le sens inverse de celui de ses habitudes. En cela, son doute est hyperbolique.

La première des certitudes

Mais il est aussi provisoire. Sa fin est de préparer les voies de la certitude, en éliminant de la science tout ce qui n’est que probable. Et, la multiplicité contradictoire de nos opinions étant rejetée, le doute rendra possible une philosophie une, et pouvant se dérouler selon l’ordre. Au reste, le doute a pour conséquence immédiate la découverte de la première des vérités : celle du moi pensant. De négation, il devient alors affirmation, affirmation de la pensée qui doute. Car au moment où je doute de tout, et du fait que je doute de tout, je suis assuré de l’existence de la pensée qui doute. C’est le fameux : « je pense donc je suis » du Discours de la méthode , le «  cogito  ergo sum » de la première partie des Principes.  Dans la Méditation seconde, Descartes écrit de même : « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit ni aucun corps. Ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. » Et il tient ainsi « pour constant que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ».

Au caractère incertain et douteux de toutes choses, le « je pense donc je suis » oppose d’abord une exception de fait. J’existe, et je suis certain d’exister. Mais il oppose aussi une exception de droit, en révélant une liaison nécessaire et logique entre le « je pense » et le « je suis ». Car il est évident que, si je n’étais pas, je ne penserais pas, ou, encore, que « pour penser il faut être ». En ce sens, l’évidence irrécusable du « je pense donc je suis » renvoie à la vérité du principe selon lequel « pour penser il faut être » comme à son fondement a priori, à sa structure. Le cogito ergo sum devient ainsi l’exemple et le modèle de toute vérité.

Le primat de la pensée

Là ne se borne pas, cependant, sa fécondité. Le cogito  permet d’affirmer le primat de la pensée sur tout objet connu, ce qui ouvre la voie à l’idéalisme, au kantisme, à la phénoménologie. À la fin de la Méditation seconde , la célèbre analyse dite du morceau de cire établit que la perception des corps se réduit à une « inspection de l’esprit », et que l’apparente présence des choses est, en fait, le fruit de nos jugements. Rien n’est donc plus certain que la pensée, puisque toute affirmation suppose celle de son existence.

Cette pensée, cependant, Descartes n’en fait pas un pur milieu de connaissance. Il la rattache à un moi, à une chose pensante, autrement dit à une âme. Et, ce qu’établit le cogito, c’est l’existence de l’âme. Si, en effet, la plupart des hommes considèrent l’existence de leur corps comme assurée et doutent de celle de leur âme, c’est que, prisonniers de la connaissance sensible et de ses habitudes, ils reportent sur l’objet une certitude qu’il convient de réserver à l’affirmation du sujet de toute perception possible. Le sujet est une âme, mens, et sa nature est de penser. Ce pourquoi, selon Descartes, l’âme pense toujours.

Enfin, le cogito annonce la distinction de l’âme et du corps (distinction qui, cependant, ne sera pleinement fondée que par la véracité divine). Dès la Méditation seconde, je suis assuré d’avoir une âme alors que je ne sais pas encore s’il existe un corps. Et la notion que je possède de mon âme n’emprunte rien aux attributs du corps, telles la figure et l’étendue. L’âme ne doit donc pas être conçue comme corporelle. En cela, Descartes s’oppose aux philosophes anciens, qui distinguaient en l’âme diverses zones, dont certaines, telle la végétative, ne se pouvaient concevoir à part du corps, et à saint Thomas, qui estimait que l’homme, composé essentiel d’une âme et d’un corps, ne peut atteindre par intuition la nature même de son âme. Pour Descartes, l’âme est pure conscience, elle est esprit.


7.     La métaphysique : les idées et Dieu

Dans la Méditation seconde, le cogito s’était imposé à titre de première certitude. Mais, au début de la Méditation troisième, au thème de l’affirmation de ma pensée succède celui de sa solitude. Le moi pensant ignore s’il existe des choses extérieures à lui, et le doute, sur ce point maintenu, suspend ainsi toute connaissance objective. Pourtant, la pensée appelle un être extérieur à elle, puisque toutes ses idées, dont elle est pour l’instant l’unique support ontologique, sont, par essence, des renvois à l’extériorité. Descartes les examine donc une à une, en les considérant dans leur « réalité objective », c’est-à-dire dans leur contenu représentatif, et à titre de signes possibles de quelque extériorité.

Réalité objective et structure des idées

Les idées, en effet, ne sont pas seulement des modes de mon moi. Elles représentent des objets et, en ce sens, elles diffèrent entre elles. Il ne suffit donc pas d’avoir expliqué mes idées en y voyant seulement des états de ma pensée, en affirmant qu’elles sont d’étoffe mentale. Il faut encore les expliquer selon leur contenu, et comprendre qu’en ce qu’elles ont des contenus différents elles requièrent des causes diverses. Ce n’est pas tout : comme l’indique le début de la Méditation cinquième, les idées ont une essence. En ce sens encore, elles s’imposent à moi, et il est clair que, tout jugement d’existence étant suspendu, je dois cependant attribuer au cercle ou au triangle, selon les idées que j’en ai, les propriétés qui leur appartiennent. Comme modes du moi, les idées sont toutes semblables : or elles diffèrent entre elles. Comme modes du moi, les idées ne devraient exercer sur ma liberté aucune contrainte. Or elles lui imposent leur structure avec nécessité. En tout cela, les idées semblent bien exiger quelque extériorité, et requérir quelque autre cause que le seul esprit humain.

Ainsi Descartes, qui n’est encore assuré que d’une seule réalité, celle de sa pensée, se met en quête d’un être autre que le sien, être pouvant être cause de ses idées. Mais comment découvrir cet être, puisque, précisément, le doute a établi son incertitude, puisque je ne sais pas encore s’il existe un Dieu non trompeur, puisque j’ignore si un malin génie ne s’attache pas, sans cesse, à m’induire en erreur. C’est pourquoi, au début de la Méditation troisième, Descartes est sans cesse ramené vers la solitude de son moi. Rien ne prouve en effet que les idées ne soient pas causées par moi-même. Le fait qu’elles possèdent une réalité objective, et même une structure, n’y change rien : n’ai-je pas, dans le rêve, l’expérience d’idées qui diffèrent entre elles, s’imposent à ma liberté, et qui, pourtant, sont produites par mon esprit ?

Dieu, cause de son idée

Il est cependant une idée qui ne saurait trouver sa cause en moi : celle de Dieu. Cette idée me représente « une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante, toute-puissante ». Sa réalité objective dépasse donc ma réalité formelle. Or, selon le principe de causalité (principe qui, on le voit, chez Descartes, est donné par une évidence rationnelle et logique), il est évident qu’il ne peut y avoir plus de réalité dans l’effet que dans sa cause. Car une sorte de réalité supplémentaire qui, présente dans l’effet, serait absente de sa cause, apparaîtrait comme n’étant causée par rien, comme ayant pour cause le néant, ce qui est l’absurdité même. Descartes découvre donc que l’idée de Dieu ne peut être produite, en moi, que par Dieu lui-même. Car, dit-il, si je pense à Dieu, je lui trouve des « avantages si grands et si éminents que plus attentivement je les considère et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et, par conséquent, il faut nécessairement conclure [...] que Dieu existe ; car, encore que l’idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. »

Bien que reposant sur la causalité, cette preuve diffère fort de celles de saint Thomas. Elle invoque la cause de la réalité objective de l’idée alors que, pour le thomisme, le contenu représentatif d’une idée n’est pas une réalité et ne demande pas de cause. Elle ne repose pas sur l’existence du monde puisque, loin de penser, avec saint Thomas, que l’on puisse prouver Dieu à partir des choses, Descartes estime au contraire que, pour être assuré de l’existence du monde extérieur, il faut d’abord connaître Dieu. Dieu est donc invoqué comme cause de sa seule idée.

Mais peut-être, pour cette raison même, Descartes a-t-il craint que sa preuve ne paraisse suspecte aux thomistes. Il va donc, dans la Méditation troisième, la présenter encore sous deux formes différentes, et invoquer Dieu, non plus comme cause de son idée, mais comme cause du moi ayant son idée. Je m’aperçois comme fini, comme contingent. Il est donc clair que je ne me suis pas créé moi-même et que, comme le diront les Principes, « ce qui connaît quelque chose de plus parfait que soi ne s’est pas donné l’être ». La doctrine de la création continuée permet de reprendre encore, avec plus de force, un tel raisonnement. Le temps, fait d’instants, est discontinu. L’analyse du cogito me révèle que mon existence se borne au moment présent, sans garantie pour l’avenir. Si donc mon être se conserve, c’est qu’il est continuellement créé par Dieu. Mais, rappelons-le, les preuves s’élevant à Dieu comme cause de moi reposent elles-mêmes sur le fait que le moi a l’idée de Dieu. Aussi Descartes pourra-t-il écrire, dans les Premières Réponses : « J’ai demandé [...] si je pourrais être en cas que Dieu ne fût point, non tant pour apporter une raison différente de la précédente que pour expliquer la même plus exactement. »

La preuve ontologique

On trouve pourtant, chez Descartes, une autre preuve de l’existence de Dieu, celle que Kant nommera la preuve ontologique.

Dans les Principes , elle est exposée la première. Dans les Méditations, elle se trouve dans la Méditation cinquième. Il s’agit, cette fois, de conclure l’existence de Dieu de l’analyse même de son idée, par un procédé conceptuel analogue à ceux des mathématiques. Ainsi, de la seule idée du triangle, et, bien entendu, sans supposer à l’avance qu’il existe un triangle, je puis conclure, non qu’un triangle existe, mais que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits. De même, de la seule idée de Dieu, être souverainement parfait, c’est-à-dire possédant toutes les qualités positives, je puis déduire que Dieu est. Car, si Dieu ne possédait pas l’existence, il lui manquerait une perfection, ce qui est contraire à sa définition même.

Cette preuve fut, elle aussi, attaquée par les thomistes. Saint Thomas, en effet, avait déjà condamné une preuve semblable, celle de saint Anselme. Et, de fait, on s’est demandé si, dans la Méditation cinquième, Descartes ne s’était pas contenté de reprendre la preuve de saint Anselme en lui donnant une forme mathématique. Les deux preuves, il est vrai, diffèrent de façon assez profonde, surtout par le climat qui est le leur. Et pourtant, lorsque Descartes insiste sur le fait que, pour comprendre son argument, il faut se délivrer des préjugés et des habitudes du monde, lorsqu’il met en lumière le caractère inné de l’idée de Dieu, idée présente en nous et faisant partie de nous-mêmes, à la différence des idées adventices ou factices, lorsqu’il nous demande de nous élever à cette unique idée de l’infini, au niveau de laquelle se révèle l’Être, il retrouve bien cette élévation spirituelle sans laquelle, en effet, la preuve ontologique apparaîtra toujours comme un sophisme. Le but des Méditations est de détacher l’esprit des sens, abducere mentem a sensibus.  La voie qu’elles nous proposent n’est pas seulement celle d’un enchaînement de raisons, mais celle d’un itinéraire vécu.


8.     La véracité divine et le problème de l’erreur

La connaissance de Dieu n’est pourtant pas, chez Descartes, une fin en soi. Elle est le fondement de la science. C’est pourquoi, après avoir atteint Dieu, la métaphysique cartésienne se soucie de revenir au monde. Il faut, pour cela, sortir du doute qui suspend encore l’affirmation de tout objet, et n’a été vaincu qu’en ce qui concerne le moi et Dieu. Or, ce qui va permettre de sortir du doute, c’est la découverte de la véracité divine.

La véracité de Dieu, fondement de la science

Nous savons qu’il y a un Dieu, parfait, infini, tout-connaissant et tout-puissant. Il est clair qu’un tel Dieu ne saurait être trompeur. Cela serait contraire à son unité même. Supposer que Dieu est trompeur serait lui attribuer deux créations divergentes, celle des choses, celle de notre pensée. La véracité divine garantit la valeur de cette dernière. Tant qu’elle ne juge que selon des idées claires et distinctes, notre pensée est infaillible. Ainsi le rationalisme est fondé.

Il faut encore, cependant, retrouver l’existence des choses. C’est ce que fera la Méditation sixième.  La véracité divine qui, dans la Méditation cinquième, avait garanti notre connaissance des essences, y jouera un rôle nouveau : elle s’appliquera à l’inclination naturelle qui nous conduit à croire que nos sensations sont produites par des corps. Mais cette inclination naturelle doit être avec soin distinguée des mauvaises habitudes prises en notre enfance, et qui nous font imaginer les corps comme semblables à ce que le sensible nous offre, autrement dit comme possédant chaleur, odeur ou couleur. Ces qualités n’appartiennent, en réalité, qu’à notre conscience, et donc à notre esprit : en eux-mêmes, comme nous l’apprend la physique, les corps se réduisent à l’étendue.

Le rôle essentiel de la véracité divine est donc bien de fonder la science des idées claires. Mais, là même, il importe de préciser sa stricte extension. C’est pourquoi, dès la Méditation quatrième, Descartes semble reprendre un instant à son compte l’objection que l’on peut adresser à tout dogmatisme rationaliste : si notre pensée est, comme telle, ordonnée au vrai, comment se fait-il que nous nous trompions ? Ou encore, dit Descartes, « si je tiens de Dieu tout ce que je possède, et s’il ne m’a point donné de puissance pour faillir, il semble que je ne me doive jamais abuser ». Or il est de fait que je me trompe.

L’erreur et la liberté

En examinant ce problème, Descartes se propose, en réalité, un double but : il veut légitimer Dieu, et montrer qu’il n’est pas la cause de l’erreur, il veut fonder philosophiquement sa méthode. La théorie de l’erreur devra établir que celle-ci ne vient pas de Dieu, mais de nous et que, par conséquent, il nous appartient de l’éviter. Pour découvrir les sources de l’erreur, Descartes va donc considérer notre nature. Celle-ci est finie, et l’on peut dire en ce sens qu’elle participe « en quelque façon du néant ou du non-être », ce qui, déjà, permet de rendre compte de l’erreur comme manque ou comme défaut. Mais l’erreur n’est pas seulement négation. Elle est ou semble être privation. Certes, je ne puis être parfait au sens où Dieu est parfait, c’est-à-dire infini. Mais, sortant des mains de Dieu, ne dois-je pas être parfait au sens où doit l’être un ouvrage ? Ne dois-je pas posséder tout ce qui est dû à ma nature ? Or, par essence, ma nature est connaissante et, connaître, c’est connaître la vérité. Comment donc expliquer l’erreur ?

Descartes s’efforce d’établir que nous n’avons pas à nous plaindre, que nous ne sommes privés de rien de ce qui nous est dû, que les facultés que nous a données Dieu sont, comme telles, irréprochables, et que l’erreur a son unique source dans le mauvais usage que nous en faisons. L’erreur ne peut se rencontrer que dans le jugement. Or le jugement résulte du concours de deux facultés : l’entendement, qui perçoit les idées, et la volonté, qui donne ou refuse son consentement. Sans doute un jugement ne peut-il se produire que si l’entendement est, en quelque mesure, éclairé. Mais le jugement est avant tout un acte. Il est déclenché par la volonté. Il n’est pas pure contemplation, mais décision mentale.

Notre entendement est fini, par sa nature même d’entendement créé. Mais, nous l’avons dit, il connaît parfaitement ce qu’il connaît. De ce côté, donc, nous n’avons pas à nous plaindre. Quant à notre volonté, elle est infinie, puisque parfaitement libre : la liberté est un tout, qui ne peut avoir de degrés. Et, là encore, nous ne saurions nous plaindre de ce que Dieu nous a créés libres.

Décisions et idées claires

Le caractère infini de la liberté est pourtant la cause de nos erreurs. Car la volonté, étant plus étendue que l’entendement, peut déclencher le jugement avant que l’entendement ne soit pleinement éclairé. L’entendement est susceptible de degrés, ses idées sont plus ou moins claires. Au contraire, toute décision est un absolu. Nous pouvons donc affirmer des propositions dont les termes ne sont que confusément connus. Dans ce cas, et par l’illégitime usage que nous faisons de nos facultés, nous nous trompons. Éviter l’erreur en retenant le jugement dans les strictes bornes des idées claires, tel est, au contraire, l’objet de la méthode.

Et pourtant, peut-on toujours juger avec certitude ? N’y a-t-il pas des cas où, nécessairement, la véracité divine sera prise en défaut ? Ce dernier problème sera posé dans la Méditation sixième, à propos des états affectifs. Ceux-ci, selon Descartes, sont les signes de l’utile et du nuisible. Mais comment s’y fier toujours ? Et comment, si l’on ne peut toujours s’y fier, maintenir que la véracité divine garantit nos inclinations vraiment naturelles ? Car c’est bien par un désir naturel que l’hydropique désire boire, alors que boire augmentera son mal. Il reste donc, dit René Descartes, « à examiner comment la bonté de Dieu n’empêche pas que la nature de l’homme [...] soit fautive et trompeuse ».

La réponse de Descartes à cette difficulté sera qu’il suffit, pour justifier Dieu, de montrer que la nature humaine n’est trompeuse qu’exceptionnellement, et, d’autre part, que l’erreur, quand elle se produit, résulte du fait que l’âme est unie à un corps dont les lois ne sont pas les siennes. Dans le domaine de l’affectif, on ne peut donc demander une certitude comparable à celle que peut atteindre l’entendement pur. Mais on voit assez qu’en cela Descartes aborde un nouvel ordre de réflexions, et considère l’homme concret.


9.     L’homme concret

Des questions embarrassantes

En dehors de Dieu, substance incréée et infinie, il existe, selon Descartes, deux sortes de substances, des substances créées, immatérielles et pensantes : les âmes ; des substances créées, matérielles et étendues : les corps. Nous pouvons penser l’âme sans faire intervenir l’idée du corps, et réciproquement. Nous avons donc de l’âme et du corps deux idées « distinctes » et, la véracité divine garantissant la correspondance entre la distinction des idées et celle des choses, nous pouvons conclure que l’âme n’a pas besoin du corps pour exister, ni le corps de l’âme, autrement dit que la substance spirituelle et la substance corporelle sont réellement distinctes.

Il n’en reste pas moins que l’homme est composé de ces deux substances, et résulte de l’union, voulue par Dieu, d’une âme et d’un corps. Or, dans les années qui suivent la publication des Méditations, Descartes est amené à réfléchir, plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, sur les problèmes posés par cet homme concret. D’une part, son disciple Regius, se croyant fidèle à la philosophie de Descartes, soutient que l’homme est un être par accident (ens per accidens), c’est-à-dire une rencontre. Une telle affirmation, opposée à la doctrine de l’École, lui vaut maint ennui, et Descartes doit préciser que, selon lui, l’homme est, sinon, à proprement parler, une substance, du moins un être par soi (ens per se). D’autre part la princesse Élisabeth, avec laquelle, à partir de 1643, la correspondance de Descartes est abondante, pose de bien embarrassantes questions. Fidèle aux enseignements du cartésianisme, elle ne parvient pas à concevoir l’union de l’âme et du corps, et demande à Descartes de l’éclairer. Comment comprendre en effet qu’une volonté puisse mouvoir la matière, ou qu’un mouvement de matière puisse produire une douleur ? Ayant divisé l’homme en deux substances, Descartes pourra-t-il les réunir ?

En vérité, Descartes avait déjà noté que l’âme n’est point dans le corps « ainsi qu’un pilote en son navire ». Si, en effet, remarque-t-il en la Méditation sixième, l’âme avait une telle position par rapport au corps, « lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt en son vaisseau ». Autrement dit, un esprit uni du dehors à un corps verrait ce corps à titre d’objet. L’expérience de l’affectivité prouve suffisamment que tel n’est pas le cas pour l’homme.

Mais cette constatation n’est pas une explication. Et il faut reconnaître que, aux questions que lui pose Élisabeth, Descartes ne fournit aucune réponse proprement explicative. Pour caractériser l’union de l’âme et du corps, il invoque une troisième notion primitive, et déclare que c’est « en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps ». Renonçant même à la règle de la distinction des idées, il supplie Élisabeth « de vouloir attribuer [....] matière et [...] extension à l’âme, car cela n’est autre chose que la concevoir unie au corps ». On le voit, cela revient à dire que le problème de l’union se situe en dehors de la philosophie, et même qu’on ne peut concevoir cette union qu’en cessant de philosopher.

Les passions et la liberté

Et pourtant, s’il en est ainsi, ne faut-il pas renoncer à la morale ? Car la morale s’adresse à l’homme concret, à l’homme fait de désirs et de passions, à l’homme désirant le bonheur. Dans la troisième partie du Discours de la méthode, Descartes avait proposé, en attendant que la science soit constituée, une « morale par provision ». Elle consistait à « obéir aux lois et aux coutumes » du pays, à se gouverner « suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès », à être « le plus ferme et le plus résolu » qu’il est possible, en suivant jusqu’au bout, même si elle est douteuse, une opinion à laquelle on s’est « une fois déterminé », enfin à « tâcher toujours plutôt » à se « vaincre que la fortune, et à changer » ses désirs plutôt que « l’ordre du monde ». Mais, maintenant, la science est constituée. Le moment n’est-il pas venu de proposer une morale définitive ?

La raison appréciative

Sur ce point encore, ce sont les demandes d’Élisabeth qui amènent Descartes à écrire sur un sujet que, selon les termes de l’Entretien avec Burman, il ne traite pas volontiers. Voulant aider Élisabeth à vivre, Descartes lui affirme que le bonheur est toujours accessible, qu’il dépend de nous-mêmes, et du « droit usage de notre raison ». Car seule notre raison nous permet « d’examiner la juste valeur des biens ». De quelle raison s’agit-il cependant ? Non, cette fois, d’une raison mathématicienne, qui ne peut connaître que des rapports de grandeur. Il est donc question d’une raison appréciative, capable de saisir l’ordre des perfections. De cette raison, il faut bien reconnaître que Descartes ne nous a pas laissé une théorie élaborée. C’est pourquoi ses conseils joignent souvent des préceptes tirés de systèmes divers ; ainsi le stoïcisme, l’épicurisme, le désir technique de dominer le monde se mêlent souvent en eux.

De ses observations, cependant, Descartes songe bientôt à dégager celles qui ont trait aux passions humaines. Dès 1646, il trace un « premier crayon » de l’ouvrage qui, en 1649, paraîtra sous le titre : Les Passions de l’âme.  Peut-on dire que, dans cet ouvrage, le problème de l’unité de l’homme concret soit véritablement approfondi ? Bien plutôt l’œuvre est dominée par deux principes, qui nous renvoient à la distinction de l’âme et du corps : les passions sont, comme telles, des états de l’âme, mais ces états de l’âme sont causés par le corps.

Descartes commence donc par résumer sa physiologie, et à en tirer une explication générale des passions, à partir de la considération du mouvement des esprits animaux. Ainsi, la peur s’explique par l’action sur l’âme des esprits animaux, qui, au niveau de la glande pinéale, à laquelle l’âme est particulièrement unie, se dirigent vers les nerfs et les muscles aptes à commander la fuite. L’âme sent alors un équivalent de la volonté de fuir, qui n’est cependant pas la volonté de fuir. Et il en est de même dans les autres passions.

Utiliser la nature et agir sur elle

On le voit : les passions « incitent et disposent » l’âme des hommes « à vouloir des choses auxquelles elles préparent leur corps ». Elles ont du reste une fin utile, et leur usage est « d’inciter l’âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque façon plus parfait ». En ce sens, les passions sont toutes bonnes. L’âme n’a donc pas à les rejeter : elle doit seulement les utiliser, et s’en rendre maîtresse. Pour cela, elle doit faire appel à la nature même, laquelle n’a pas joint les mouvements corporels à la volonté de produire directement ces mouvements, mais à la volonté d’atteindre la fin à laquelle ils collaborent. Ainsi, ma prunelle s’élargit quand je veux regarder au loin, et non quand je veux élargir ma prunelle. Il faut donc, pour dominer ses passions, se représenter les choses « qui ont coutume d’être jointes avec les passions que nous voulons avoir, et qui sont contraires à celles que nous voulons rejeter ».

Au reste, cette utilisation indirecte de la nature n’empêche pas que nous soyons souvent capables d’agir directement sur la nature elle-même. Car la liaison naturelle entre un mouvement et une pensée n’est pas d’un autre ordre qu’une liaison acquise et associative. La nature est homogène à l’habitude. L’habitude peut donc se substituer à elle. Si le dressage a réussi à changer la nature des animaux, quelle puissance les hommes doivent-ils pouvoir acquérir sur leur propre nature! Ainsi se retrouve l’inspiration du premier rêve technicien, et la morale rejoint la médecine.


10.  La générosité cartésienne

Toutes les passions tirent leur origine de six passions primitives : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Descartes les étudie, au cours d’analyses d’une grande richesse psychologique. Mais, ce qui inspire ses analyses, c’est le sentiment aigu qu’il garde de la valeur unique de notre liberté. Déjà, en 1645, les lettres à Mesland avaient insisté sur le pouvoir absolu de notre libre arbitre. Notre puissance de nous déterminer est capable de nous amener à refuser le bien et le vrai, même en face de leur évidence. C’est là rendre l’homme totalement responsable de sa destinée. Dans le traité des Passions , ces considérations aboutissent à la célèbre théorie de la générosité. « Je crois, écrit Descartes, que la vraie générosité qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer consiste seulement, partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon parce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures : ce qui est suivre parfaitement la vertu. »

On voit ainsi que Descartes n’a pas été seulement le philosophe des idées claires et de la méthode. En réfléchissant sur l’homme concret et la liberté, il croit pouvoir retrouver une sagesse, en un temps où l’univers médiéval vient d’être brisé. Mieux que quiconque, il met en sa pleine lumière la situation de l’homme moderne dans un monde dominé par la science et la technique. Cette science, cette technique, il les subordonne à l’irremplaçable et suprême valeur de la liberté.


Art. de l’Encyclopædia Universalis

 

 
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Dernière mise à jour : 23 octobre 2010