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François RABELAIS

(1483 (?)- 1553)

1.      Le livre et le siècle
2.      Paroles gelées
3.      De la geste des géants à la quête initiatique
4.      Sens ou non-sens ?
5.      L'homme de bonne volonté
6.      La dérision
7.      Un autre monde

Libre penseur ou chrétien sincère, soutien de la politique royale ou esprit subversif, philosophe ou conteur facétieux : ces rôles, et quelques autres, les commentateurs les ont prêtés à Rabelais, dont l'oeuvre polymorphe échappe à tout classement. Les quatre romans publiés de son vivant donnent à rire et à penser, dans une dualité qui ne facilite pas l’interprétation. Ces textes où l’on débat de tout sont eux-mêmes source de réflexion critique.

1.     Le livre et le siècle

L’expérience qui nourrit les romans de Rabelais est double, comme il arrive souvent au XVIe siècle. Dans une certaine mesure, l’expérience livresque précède celle de la vie, à chaque étape de son existence.

Rabelais naît sans doute en 1483, encore que la date de 1494 ait parfois été proposée. Son père, avocat royal, possédait une propriété à la Devinière, près de Chinon, et la tradition veut que l’écrivain y ait vu le jour. Son enfance, il la passe dans cette Touraine qui va laisser dans son œuvre tant de souvenirs et de noms familiers. Mais la première expérience qui ait compté dans sa formation est celle de la vie monastique, d’un couvent à l’autre. Sans doute entre-t-il en 1510 ou 1511 comme novice chez les cordeliers de la Baumette, près d’Angers. En 1521, le voici moine au couvent des cordeliers de Fontenay-le-Comte. Or il apprend le grec, une curiosité mal vue dans un ordre qui n’était guère intellectuel. On lui retire ses livres de grec. En 1524, cependant, il passe chez les bénédictins de Maillezais, dans un milieu plus cultivé. Il a la chance de connaître l’évêque Geoffroy d’Estissac, qui va le protéger, et qui l’emmène dans ses déplacements. Rabelais fréquente le poète Jean Bouchet ou le juriste André Tiraqueau. Toute cette période semble dominée par la découverte de la littérature grecque, source d’idées, de citations, de termes pittoresques.

Aussi déterminante sera l’expérience du milieu médical, comme nous le savons maintenant. Rabelais s’intéresse à la médecine. Pour suivre des cours, il quitte l’habit de moine, sans autorisation ecclésiastique. En septembre 1530, il s’inscrit à Montpellier, université moderne et prestigieuse. Rapidement reçu bachelier, ce qui prouve qu’il avait une connaissance antérieure de la théorie médicale, il peut dès lors enseigner, et il commente dans le texte grec Hippocrate et Galien, les autorités antiques. Il assiste à une dissection pratiquée par le maître Rondelet, qui sera un des modèles du médecin Rondibilis dans le Tiers Livre . En novembre 1532, il est nommé médecin à l’hôtel-Dieu de Lyon, ville ouverte et vivante, où il rencontre imprimeurs et poètes. Au cours de cette même année 1532, il publie, d’une part, des éditions savantes d’Hippocrate et de Galien et, d’autre part, un livret populaire et facétieux, le Pantagruel , son premier roman. L’année suivante, il s’amuse à composer la Pantagruéline Prognostication , parodie de l’astrologie divinatoire.

Cette nouvelle étape a permis à Rabelais d’approfondir ses connaissances scientifiques, et ses écrits vont en bénéficier. C’est à Hippocrate qu’il doit la thèse d’une thérapeutique par le rire. Développée dans les prologues sur le mode burlesque, cette théorie semble avoir inspiré le projet de l’œuvre entière.

Cet esprit curieux de tout était fait pour le voyage. Après les milieux érudits, voici l’expérience romaine, qui nous est bien connue grâce à de récentes recherches dans les archives. L’évêque Jean du Bellay, en partance pour l’Italie, a besoin d’un médecin : en 1534, Rabelais fait un séjour à Rome, la future Papimanie du Quart Livre . C’est sans doute dans les premiers mois de l’année 1535 qu’il publie le Gargantua , bien que l’on ait parfois daté de 1534 la parution de ce deuxième roman. La même année, il repart pour Rome avec Jean du Bellay, devenu cardinal. Ce deuxième séjour romain dure jusqu’en mai 1536. De cette période, nous avons conservé trois des huit lettres que le romancier adresse à Geoffroy d’Estissac, et où l’on entrevoit quelques-unes de ses réactions. Il a le temps d’observer les intrigues de la cour pontificale, les démêlés diplomatiques et la rivalité entre l’empereur Charles Quint et le roi de France. Il profite de ce séjour pour obtenir du pape Paul III l’absolution pour son apostasie, c’est-à-dire la faute qu’il avait commise en abandonnant le froc et en embrassant la profession médicale.

Dans les dix années qui suivent, Rabelais se consacre à la médecine. Dès 1537, en effet, il est reçu docteur en médecine à la faculté de Lyon. La pratique de son art inspirera les allusions à l’anatomie dans ses deux derniers romans, qu’il s’agisse de termes savants ou de métaphores suggérées par la forme des organes. Cependant, cette activité professionnelle ne lui a pas fait perdre le goût du voyage. De 1539 à 1541, Rabelais est de nouveau en Italie. Cette fois, il accompagne en Piémont le gouverneur Guillaume de Langey, le frère du cardinal du Bellay, chargé d’organiser l’administration de cette province que la France possédait depuis 1536. Rabelais n’oublie pas non plus son grec, et il entretient une correspondance avec l’évêque de Montpellier, Guillaume Pellicier, un lettré à la recherche de manuscrits anciens pour la Bibliothèque royale. Enfin, il ne se désintéresse pas de ses premiers essais romanesques, et, en 1542, il les fait rééditer à Lyon, en apportant quelques corrections prudentes à ses attaques contre les théologiens de la Sorbonne. Mais rien n’y fait : en 1543 et 1544, Pantagruel et Gargantua figurent parmi les livres à censurer.

Les dernières années de cette vie mouvementée sont assombries par une nouvelle expérience, la peur de la répression. En 1546, Rabelais publie le Tiers Livre , qui est aussitôt condamné par la censure pour hérésie. Il juge prudent de se réfugier à Metz, ville d’Empire, puis de rechercher la protection de Jean du Bellay, qui le prend dans sa suite à Rome. Rabelais part pour l’Italie pendant l’été de 1547, et, en passant par Lyon, il remet à l’éditeur le manuscrit d’un Quart Livre en onze chapitres, qui sera publié en 1548. Au cours de ce dernier séjour à Rome, Rabelais compose la Sciomachie , une description des fêtes données par le cardinal pour la naissance du second fils de Henri II. La maladie va contraindre Jean du Bellay à se retirer dans son château de Saint-Maur, mais il n’oublie pas son protégé et lui confère, en 1551, les bénéfices des cures de Meudon et de Saint-Christophe-du-Jambet. Or l’histoire se répète : lorsque Rabelais publie la version complète du Quart Livre, en 1552, l’ouvrage est aussitôt censuré. Toutefois, l’écrivain sera bientôt hors d’atteinte : il meurt à Paris, avant le 14 mars 1553, comme l’a établi une découverte récente. Il n’avait cessé de découvrir simultanément des milieux différents et de nouvelles sources de lectures, qui nous sont de mieux en mieux connues.

 

2.     Paroles gelées

Comme celui de l'élève Gargantua, le savoir de Rabelais est à la fois la parole vive de l'expérience et la parole gelée du livre, que l’imprimerie mettait à la disposition de tous. C’est un des sens de l’épisode des paroles gelées dans le Quart Livre : l’événement ou la pensée doivent être figés dans le livre imprimé, afin d’être transmis, mais il faut ensuite les ramener à la vie. Ce va-et-vient du vécu à l’écrit est un mouvement constant dans l’œuvre de Rabelais. Les nombreuses références reprennent forme et couleur, parce qu’elles sont intégrées à l’actualité ou aux aventures des personnages.

Rabelais a tout lu : les grands auteurs, mais aussi les compilateurs de l’Antiquité et de la Renaissance. L'apport des philosophes – Épicure, Platon ou Plutarque – transforme le récit en une réflexion : ils lui ont légué le pourquoi et le comment. Rabelais s’éloigne ainsi d’une tradition purement narrative, celle des fabliaux ou celle des conteurs italiens, et ses romans anticipent à certains égards la quête de Montaigne dans les Essais. Rabelais est bien un humaniste, c’est-à-dire un lettré qui pratique des « études d’humanité » (studia humanitatis) selon l’expression employée par les écrivains de l'Antiquité et de la Renaissance : elles servent à former le jugement humain à partir des textes anciens.

Toutefois, la relation que Rabelais entretient avec les auteurs grecs et latins est souvent critique. Il allègue certes leur autorité, mais parfois pour rire, et parodie les thèmes platoniciens dans l’éloge des dettes qui ouvre le Tiers Livre . Il prend son bien partout, et apparaît désormais comme un penseur éclectique. Aux stoïciens, il emprunte l’idée d’une collaboration active avec la Providence ; aux épicuriens, les bienfaits du plaisir ; à Platon, le personnage de Socrate et la valeur du dialogue ; à Aristote, une confiance en la nature, capable de reproduire les espèces et de transmettre fidèlement les formes de la vie.

Paradoxalement, ce dialogue avec les anciens semble marquer l’œuvre plus profondément que ne le fait la lecture des récits modernes. Certes, Rabelais a lu le Baldus de Teofilo Folengo, paru en 1517, une épopée burlesque dont il se souvient dans le Quart Livre . Les protagonistes du Baldus rencontrent eux aussi un monstre et affrontent une tempête. Quant aux auteurs français, Rabelais se réfère dans le prologue du Pantagruel à la tradition romanesque, aux Quatre Fils Aymon et à Perceforest . Les anecdotes qui foisonnent dans ses romans figuraient parfois dans les ouvrages d’auteurs contemporains. C’est le cas de la délicieuse histoire des nonnes et du secret, dans le Tiers Livre . Mais ces emprunts à la littérature narrative sont moins significatifs que la réflexion qui s’y greffe. Ainsi l’étude de l’épisode de la tempête a montré que d’une rédaction à l’autre s’approfondit la méditation sur les réactions superstitieuses de l’être humain, face au danger, et sur le mauvais usage de la religion.

Comme les textes philosophiques, les traités de droit ouvrent un champ à la pensée critique, et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles Rabelais s’y intéresse vivement. L’hypothèse selon laquelle Rabelais aurait commencé des études de droit n’est pas établie. On sait toutefois qu’il a fréquenté des juristes tels qu’Amaury Bouchard, André Tiraqueau, Guillaume Budé. C’est la doctrine de ce dernier qui est exposée dans le Pantagruel : les Pandectes , recueil de droit romain, sont défigurées par les gloses médiévales, et il importe de revenir au texte même. Cette méthode nouvelle supposait à la fois une bonne pratique des langues anciennes et une connaissance du contexte historique et culturel, car le droit est une approche globale d’une civilisation. La science juridique de Rabelais est confirmée par l’emploi qu’il fait des maximes de droit, des références aux textes et à leurs gloses, notamment dans l’épisode du juge Bridoye, ce personnage du Tiers Livre qui résout les litiges par les dés. Mais, dans ce domaine encore, le recours aux recueils juridiques est totalement critique. Si Pantagruel ne condamne pas Bridoye, qui est une âme humble et sincère, ce montage de citations révèle une incapacité à juger en équité et un formalisme stérile. De façon plus générale, les allusions au droit figurent dans des passages satiriques, où l’auteur dénonce la longueur des procès, le caractère aléatoire des jugements, l’obscurité des arguments, la corruption. Le droit canonique n’est pas non plus épargné, en particulier dans le Quart Livre .

Lire, c’est prendre ses distances, qu’il s’agisse des traités sur la divination, exploités dans le Tiers Livre , ou de ces textes médicaux que Rabelais, praticien et professeur, connaît par le détail. Dans le même roman, il s’attaque à certaines thèses de Galien, notamment la doctrine de la production du sperme par les testicules, et il se moque du finalisme de ce théoricien : la tête est-elle faite pour les yeux ou pour le cerveau ? L’emploi pervers des sources atteint son maximum dans ce livre érudit, où Rabelais, par pure malice, introduit dans une liste de traités anciens consacrés aux songes les noms de quelques auteurs qui ignorent tout de la divination.

Une indépendance contagieuse. À leur tour, les lecteurs de Rabelais ont abordé et récréé son œuvre avec la même liberté. Au XVIe siècle, il est apprécié et imité par les auteurs les plus divers, des conteurs, Bonaventure des Périers ou Philippe d’Alcripe, mais aussi des poètes tels que Du Bellay ou Ronsard, ainsi que des réformés, qui lui empruntent des armes. Les siècles classiques lui reprochent d’offusquer le bon goût. Il a toutefois la faveur des indépendants, d’un La Fontaine, d’un Molière. Les romantiques le réhabilitent et en font l’égal de Dante et de Shakespeare. C’est l’énormité de cette inspiration qui plaît. Flaubert inaugure une nouvelle approche : désormais, on admire le talent de l’écrivain, la phrase et le lexique. Il restera à la critique moderne la tâche infinie d’élucider le détail du texte, les allusions ou les emprunts : c’est l’apport de la méthode historique, maintenant complétée par une vision plus ludique du monde rabelaisien. Quant au public du XXe siècle, il a trop longtemps privilégié le Gargantua et le Pantagruel , et l’on s’efforce dorénavant de rendre accessible l’ensemble de l’œuvre. Il importe en effet de saisir son mouvement et de ne pas négliger le Cinquiesme Livre .

 

3.     De la geste des géants à la quête initiatique

Les deux premiers romans nous font assister aux exploits du géant Pantagruel, puis de son père Gargantua. Le Pantagruel paraît sous le pseudonyme d’Alcofrybas Nasier, parce que Rabelais, connu pour ses travaux érudits, ne tient pas à signer cette facétie. Le héros doit en effet son nom à un petit démon des Mystères médiévaux, doté du pouvoir d’assoiffer les humains : dès la première ligne, l’épopée rabelaisienne est dominée par le thème de la soif, et abonde en plaisanteries sur le divin jus de la treille. Le caractère facétieux de l’ouvrage est dû aussi à la parodie des romans de chevalerie, auxquels le livre emprunte sa composition : enfance et éducation, suivies des exploits de la guerre contre les envahisseurs Dipsodes. De surcroît, Rabelais place aux côtés du héros un type de marginal pittoresque et pervers, l’étudiant Panurge, un individu qui met à mal tout le code romanesque.

Pur divertissement ? De plus en plus, la critique reconnaît dans ce roman les préoccupations sérieuses qui donneront force et vigueur aux œuvres ultérieures. Rabelais s’intéresse au problème du savoir. Au catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor, ce reflet d’un savoir sclérosé, il oppose l’éducation humaniste définie dans une lettre de Gargantua.

Cette réflexion est plus explicite dans le Gargantua , où Rabelais raconte la vie du père de Pantagruel. L’auteur reprend le même schéma, car nous assistons à la formation du jeune prince, puis à ses exploits contre le roi Picrochole, un voisin belliqueux. Mais le ton et l’intention semblent différents : Rabelais affirme qu’il a voulu instruire le lecteur en lui proposant un « plus haut sens », et se réfère à Socrate. Si la critique ne méconnaît pas l’intention parodique – le texte de Rabelais est toujours un piège –, il n’en reste pas moins que le programme pédagogique et la pensée politique de Rabelais se sont précisés. Plusieurs chapitres sont consacrés à l’éducation du jeune géant selon les préceptes humanistes : apprentissage des langues anciennes, lecture des textes, méthode active, préconisés dans un traité d’Érasme dès 1529. En outre, le conflit avec Picrochole permet à l’auteur de dénoncer les absurdités de la guerre. Plus que le Pantagruel , en effet, ce deuxième roman est un livre d’actualité, les ambitions récentes de l’empereur Charles Quint constituant une menace pour la France. À cette folie meurtrière s’opposent le cycle de la vie, célébré dans les beuveries des « bien ivres », et une joie de vivre incarnée par Frère Jean, moine rieur et gourmand. Gargantua lui fait cadeau d’une abbaye où la vie est aimable : c’est Thélème, mot grec qui signifie libre volonté.

Tout serait donc pour le mieux dans la meilleure des abbayes possibles ? Las, le démon du doute fait des ravages dans le Tiers Livre , qui traite des problèmes matrimoniaux de Panurge, tenté de prendre femme. Cette fois, Rabelais signe cet ouvrage, qui n’est pas indigne d’un homme cultivé, car il contient une réflexion sur la condition de l’homme et sur son aptitude au savoir. D’une consultation à l’autre, lorsque Panurge prend conseil de différents spécialistes, c’est un flot de paroles inutiles et prétentieuses, qui se substituent à l’action. Notre candidat au mariage est incapable de prendre une décision : certains commentateurs le présentent comme un sophiste, égaré par ses discours. Ce brouhaha sonore est amplifié par les deux grands éloges qui encadrent le livre, celui des dettes et celui du Pantagruélion, une herbe magique.

Dans ce monde d’illusions, le protagoniste ne parvient pas à exister. Panurge contemple son image. Il est déjà un personnage moderne, en quête d’identité, alors que le héros du roman médiéval s’affirmait à travers les épreuves. On voit que ce roman dépasse infiniment le débat qui opposait alors champions et détracteurs du sexe féminin, et auquel certains critiques ont prétendu le réduire. Si le romancier s’amuse à recueillir les anecdotes défavorables aux femmes, il semble imputer l’échec de Panurge à son égocentrisme. La réflexion d’Érasme, qui était favorable au mariage, l’incite d’ailleurs à voir dans certaines unions une source de progrès spirituel, comme l’ont montré les travaux sur l’influence érasmienne dans le Tiers Livre .

Ce troisième roman inaugure ainsi une recherche dont la version longue du Quart Livre va faire un voyage. Nos héros prennent la mer pour consulter l’oracle de la Dive Bouteille : quête d’une épouse pour Panurge, mais aussi du savoir et du sens de la vie. C’est également une découverte de l’Europe contemporaine, ravagée par l’intolérance et par la guerre. Les Andouilles – sans doute les protestants de Genève – sont en lutte avec Carêmeprenant, qui semble représenter la Savoie catholique. Chaque peuplade a son totem et sa table de la loi, qu’elle prétend imposer aux autres. On comprend que dans un tel univers le malheureux Panurge se dégrade encore. L’épreuve aggrave son angoisse, et à l’apothéose finale Rabelais substitue une scène où le héros se vide de sa substance.

Il est donc impossible de réduire l’itinéraire de Pantagruel à un simple voyage de découverte, comme certains critiques le faisaient jadis. Certes, le premier chapitre définit cette route comme une innovation par rapport à celle que prenaient les Portugais pour rejoindre l’Orient : Pantagruel choisit la direction du Nord-Ouest, au lieu de contourner l’Afrique. Faut-il en conclure que la première escale est Terre-Neuve, et que les habitants de l’île des Alliances sont un mélange de Peaux-Rouges et d’Esquimaux ? La totale fantaisie d’une carte qui mêle noms hébreux ou germaniques et lieux allégoriques n’autorise pas une telle lecture. Le livre contient peu d’exotisme, alors que les récits des explorateurs ne s’en privaient pas. Cette errance est le mouvement de la vie et l’image du monde humain, où l’homme est renvoyé à son savoir, sans contact avec le réel, car la nef de Pantagruel, cette bibliothèque, est un univers mental.

Le roman s’achèverait-il sur un constat d’échec ? Pantagruel refuse en effet de débarquer à Ganabin, l’île de la répression, de même que l’auteur du Tiers Livre avait dû se réfugier à Metz... Cette fin n’était pas satisfaisante pour le lecteur, et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles on a songé à donner une continuation à ce quatrième roman. En 1562 paraît l’Isle Sonante , version partielle du Cinquiesme Livre . En outre, deux versions longues nous sont parvenues, le Cinquiesme Livre publié en 1564 sans nom d’éditeur et un manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale. Ces différents textes offrent le récit d’une navigation qui conduit les voyageurs à l’oracle. Partisans et adversaires de l’authenticité du livre n’ont cessé d’exploiter des arguments du même ordre, et réversibles : ils s’interrogent sur la cohérence des cinq livres, sur la valeur littéraire de ce dernier roman, sur la violence de la satire. Toutefois, le débat est renouvelé à partir de 1980 par les méthodes de la stylistique quantitative, qui n’infirment pas l’authenticité, et par une analyse comparative des trois textes. Cette analyse rend assez vraisemblable l’hypothèse selon laquelle les trois versions auraient suivi un même texte constitué par des brouillons de Rabelais. En résumé, et quoique le dossier ne soit pas refermé, les chapitres seraient bien du maître, mais le montage, effectué par les éditeurs avec des variantes, serait une supercherie littéraire.

Pourquoi Rabelais n’aurait-il pas publié ces brouillons ? Par manque de temps, par prudence, ou parce que ces textes lui plaisaient moins ? Toujours est-il que le Cinquiesme Livre diffère des précédents par le cérémonial et le décor longuement décrits dans la dernière partie. Parvenus à l’oracle, les compagnons de Pantagruel subissent une initiation dont le ton est ambigu : c’est un mélange de parodie et d’exaltation. La critique tend de plus en plus à y retrouver la marque de Francesco Colonna, auteur, en 1499, d’un roman initiatique, Le Songe de Poliphile .

 

4.     Sens ou non-sens ?

Où cette recherche a-t-elle mené ces personnages ? Le mot de l’oracle, trink , est une invitation à boire, à savourer la vie, à se remplir l’esprit « de toute vérité ». L’éloge du savoir est une constante de l’œuvre. Dans le Pantagruel , la lettre de Gargantua à son fils est un hymne à la connaissance, en particulier à la pratique des textes anciens, qui offrait des sources plus sûres. Le programme d’éducation du Gargantua correspond à un savoir décloisonné, où se rejoignent différentes disciplines. Quant au Pantagruélion célébré dans le Tiers Livre , il représente la technique, l’usage de cette plante libérant l’homme de toutes sortes de contraintes. Le savoir ouvrirait la voie du progrès. Lorsqu’il fait l’éloge de Messire Gaster, l’estomac, l’auteur du Quart Livre retrace la découverte de la civilisation par l’humanité.

Mais voici le contrepoint : un scepticisme jugé plus ou moins délétère selon les critiques, mais qui d’un roman à l’autre gagne du terrain. Désormais bien connue, l’influence des courants sceptiques dans la première moitié du XVIe siècle incite le lecteur à ne pas négliger cet aspect critique de l’œuvre de Rabelais. L’image du chantre de la Renaissance a vécu. Avant Montaigne, Rabelais dénonce l’inanité des débats, le fatras des thèses et antithèses, où l’intelligence n’est pas guidée par l’instinct du vrai. Panurge incarne le type du sophiste, qui fait un mauvais usage de ses connaissances et de la dialectique. Ces doutes s’accentuent dans le Tiers Livre , qui est la mise à l’épreuve de l’encyclopédie contemporaine. Chaque consultation fait apparaître la vanité de la science, qu’il s’agisse de la médecine, du droit, de la divination, condamnée par Rabelais comme elle l’était par l’Église. Rien de plus savant que ce livre, où l’auteur multiplie les exemples érudits. Mais, au fur et à mesure, Rabelais dévalorise ces matériaux, à coup de citations inopportunes et de listes ineptes. Il y a du Bouvard et Pécuchet dans cette entreprise. La conclusion est formulée par Panurge : « Je ne voy goutte, je n’entends rien. » Et le mot couillon est magnifié au centre du livre par deux longues litanies... Quant au Quart Livre , il est peuplé d’individus aveugles, dont la solitude intellectuelle est symbolisée par Gaster : « À lui on ne peut rien faire croire, rien remontrer, rien persuader. »

Or cette ignorance touche à la folie, grand thème de la geste rabelaisienne, et dont la critique a pu constater l’importance dans la littérature et dans l’art de la Renaissance. Dans le Tiers Livre , Panurge, ce demi-fou, finit par consulter le fou Triboulet. L’œuvre abonde en dialogues de fous, en divagations cousues de syllogismes absurdes. Érasme n’avait-il pas écrit un Éloge de la folie , éloge ironique, où se manifestait le pouvoir universel de la folie, mais non sans ambiguïté ? Il se peut en effet qu’une certaine folie soit supérieure à la prétendue sagesse. Qui sait si le fou Panurge n’a pas des intuitions subites qui échappent totalement au sage et pédant Pantagruel ? Rabelais se garde de répondre, mais des travaux récents ont comparé cet ultime recours à la folie dans le Tiers Livre avec la folie supérieure reconnue par la pensée chrétienne, de saint Paul à Érasme. Le lecteur est contraint de s’interroger.

Si le savoir théorique est incertain, peut-on au moins construire une cité où il ferait bon vivre ? Ce serait une autre façon, pragmatique, de donner un sens à l’existence. À première vue, le scepticisme de Rabelais ne semble pas s’exercer dans ce domaine plus concret. L’auteur du Gargantua se satisfait comme Érasme du régime monarchique et se prend aussi à rêver d’une monarchie idéale, qu’il définit conformément à un traité érasmien, l’Institution du prince chrétien (1516). Le bon prince est guidé par une charité qui dicte même la conduite du roi Gargantua en temps de guerre. Le souverain se résout tout au plus à se défendre et s’impose quelques règles. Rabelais évoque donc une monarchie tempérée par l’Évangile, l’esprit de conquête apparaissant alors comme une survivance païenne. L’humanisme rompt avec la tradition chevaleresque, où la prouesse est un but en soi. Paradoxalement, cette histoire de géants marque la fin des surhommes. Dans la même perspective, le premier chapitre du Tiers Livre évoquera une forme de colonisation paisible, bien différente des excès commis au Nouveau Monde. Les recherches des historiens ont permis de comparer ce programme avec l’œuvre accomplie par un des protecteurs de Rabelais, Guillaume du Bellay, gouverneur du Piémont.

Il y a donc une tentation de l’utopie chez Rabelais. L’intérêt de la critique pour le célèbre traité de Thomas More (1516) et pour les courants utopiques de la Renaissance a mis en lumière cet aspect de l’œuvre. L’auteur du Gargantua construit son séjour utopique, l’abbaye de Thélème. C’est un milieu où les rapports sociaux sont facilités par une organisation intelligente, mais aussi par un cadre de vie agréable, qui respire l’harmonie. Utopie, Rabelais le sait, et sa vision de la société est beaucoup plus sombre dans le Quart Livre . La structure de ce monde insulaire révèle en effet la haine entre les voisins, dans cet archipel où rôdent la peur et l’agressivité. L’impossible utopie a hanté l’imagination de Rabelais, mais le souvenir de Thélème s’efface devant l’actualité, c’est-à-dire la répression.

L’aventure de Pantagruel est en effet l’histoire des illusions perdues, et elle s’explique par la montée de l’intolérance, malgré les efforts d’esprits ouverts, tels que les frères Du Bellay, partisans du dialogue. François Ier n’avait d’abord manifesté que bienveillance envers les courants d’idées nouvelles, contre les réticences de la Sorbonne. Mais, en 1534, l’affaire des Placards – des affiches contre la messe – déclenche les persécutions. Exils, bûchers : le roi opte pour l’intransigeance, et la nouveauté est suspecte, même quand elle ne provient pas des réformés. Un temps calmée par l’alliance politique du roi avec les princes protestants d’Allemagne, la répression reprend de plus belle à partir de 1540, et elle est renforcée sous le règne de Henri II : l’édit de Châteaubriant l’organise en 1551. Thélème n’avait plus sa place dans ce climat très sombre.

 

5.     L'homme de bonne volonté

Que reste-t-il alors ? À l’homme qui cherche sa voie, comme Pantagruel et ses compagnons, il reste des biens internes, la foi et la sagesse.

Croire ou ne pas croire, telle est la question. Non pas que Rabelais soit tenté par l’athéisme ou par l’hérésie. L’auteur du Gargantua ou du Quart Livre a d’abord été présenté comme un esprit fort, qui se moquerait des faits miraculeux. Mais, replacées dans le contexte contemporain, la plupart de ces facéties semblent aussi inoffensives que les plaisanteries en usage dans les milieux ecclésiastiques. Certains critiques avaient comparé ces allusions au miracle avec les idées des philosophes padouans, Pomponazzi et Cardan, en interprétant les unes et les autres dans une perspective rationaliste. Or il apparaît que Rabelais se moque surtout de la multiplication superstitieuse de ces croyances, sans prétendre expliquer le miracle par une cause naturelle. Quant à l’hérésie protestante, il partage certes l’indignation des réformés devant certains abus de l’Église. Les escales chez les Papimanes ou à l’île Sonnante ne déplairaient pas à un protestant. Comme eux, il s’indigne de tant et tant d’intermédiaires interposés par la superstition entre le croyant et son Dieu, et voit dans la cohorte des saints catholiques un reste de paganisme. Comme eux, il lit et cite la Bible. Mais ces analogies ne suffisent en aucune façon à en faire un réformé, même si l’âpreté de la satire dans le Cinquiesme Livre a parfois incité la critique à considérer ce roman comme l’œuvre d’un protestant. La thèse de l’influence protestante ne résiste pas à l’usage de critères plus précis, la notion de mérite et de bonnes œuvres, la doctrine du serf arbitre, le problème des sacrements, ou un emploi déterminé de certains passages de saint Paul.

À la lumière des travaux récents, Rabelais est maintenant considéré comme un de ces catholiques attristés par les abus de l’Église contemporaine, l’absence de vocation dans le clergé, l’ignorance des moines, et qui ont cherché à y remédier en revenant aux textes sacrés et à une foi moins superficielle. Ce courant de pensée, l’évangélisme, se caractérise notamment par la lecture de la Bible, source d’une foi vive, par opposition aux rites et à une pratique somnolente de la prière. On sait l’ardeur avec laquelle un Érasme ou un Lefèvre d’Étaples ont essayé de rendre les textes sacrés plus fiables et plus accessibles. Ce travail philologique est pour les évangéliques un des moyens de revenir aux origines du christianisme, avant toute tradition élaborée par les hommes. Ils ont la nostalgie d’une foi épurée, qui ne s’embarrasse pas de pratiques formelles, et qui soit dialogue de l’âme avec le Créateur. Or l’influence d’Érasme sur la pensée de Rabelais est accréditée non seulement par de nombreuses analogies, mais aussi par une lettre datée de novembre 1532. Rabelais s’adresse à son maître, et le reconnaît comme son père spirituel. Ainsi s’expliquent, d’une part, les railleries de Rabelais envers les abus de l’Église contemporaine et, d’autre part, dans le domaine de la foi, ses réticences envers les messes innombrables, les chapelets, les pèlerinages, toutes manifestations d’un formalisme desséché.

C’est dans cette perspective que la critique a pu retracer l’évolution religieuse de Rabelais. Lorsque paraît le Pantagruel , en 1532, il n’est pas dangereux d’adhérer aux thèses des évangéliques, ces catholiques réformistes, car François Ier leur est favorable. Comme Érasme, Rabelais ne se prive donc pas de critiquer l’Église contemporaine, ses moines fainéants ou ses papes trop épris du pouvoir temporel. Même vigueur dans le Gargantua , où Thélème, ce couvent à l’envers, est une critique sévère de la vie monastique. Le remède que l’auteur préconise dans ces deux premiers romans est la prière, signe d’une foi profonde. Pantagruel s’adresse à son Créateur avant son combat avec Loup Garou, et promet de faire prêcher l’Évangile dans le texte. C’est encore la prière qui rythme la journée du jeune Gargantua. Il est évident que ces personnages éprouvent le besoin d’une vie spirituelle, où ils puisent leur force. Or cette vie fait défaut à Panurge, et c’est pourquoi dans le Tiers Livre la pensée religieuse de Rabelais est centrée sur le thème de la peur superstitieuse, qui témoigne d’un rapport perverti avec le surnaturel. Panurge craint les diables et la damnation, tandis que le doux poète Raminagrobis n’est que sérénité à l’approche de la mort. La joie de l’âme purifiée est comme une manifestation de la bonté divine. Cette foi profonde est également incarnée par Pantagruel, être bon et joyeux. Ces rapports de la superstition et de la peur tiennent une place aussi importante dans le Quart Livre . Au plus fort de la tempête, Panurge pris de panique promet d’entreprendre un pèlerinage. L’humanité dépeinte dans ce roman révère craintivement ses dieux, comme les Andouilles agenouillées devant Mardi gras.

Ces quatre romans reflètent donc les convictions des évangéliques. Mais le Quart Livre diffère des livres précédents par une aversion beaucoup plus violente envers les Églises, ces créations humaines, artificielles, corrompues et dangereuses. Rabelais s’en prend à la fois à Calvin, qui venait de le traiter d’impie dans son livre Des scandales , et aux catholiques, les Papimanes. Ces derniers sont des partisans zélés des décrétales, un corpus de droit canonique, dont certains décrets renforçaient le pouvoir temporel du Saint-Siège, notamment en matière de bénéfices ecclésiastiques. C’est dire que ces décrétales étaient mal vues des évêques français, à commencer par Jean du Bellay. Par-delà ces allusions à l’histoire contemporaine, Rabelais soupçonne les Églises de mener à l’idolâtrie. Les Papimanes adorent le pape comme s’il était un dieu sur terre.

Croire ou ne pas croire ? Rabelais ne croit pas aux inventions humaines, théologies, rituels, institutions ecclésiastiques. À cet égard, son irrespect est sans limites, et son œuvre profondément subversive. Mais s’il les critique avec âpreté, c’est pour défendre ce bien essentiel qu’est le rapport confiant entre Dieu et sa créature.

Ouvert au surnaturel, l’homme de bonne volonté a aussi une vocation naturelle, la sagesse. La base de cette sagesse est le respect de ce corps qui est mis en valeur par le gigantisme. L’hygiène ou le sport ont une grande place dans l’éducation du jeune Gargantua ou dans la vie des Thélémites. Rabelais est à la fois un moine qui a souffert dans les couvents, un médecin qui n’ignore pas les mécanismes physiologiques, un père de famille dont on connaît au moins trois enfants naturels.

À ses yeux, l’être humain est essentiellement un organisme dominé par deux fonctions : se nourrir et se reproduire. Elles figurent non seulement dans le récit, mais aussi dans la trame métaphorique du texte, et contribuent à la valeur subversive de l’œuvre. En effet, si la critique récente fait de Rabelais un bon croyant et un chrétien sincère, il ne faut pas pour autant méconnaître cette rupture délibérée avec une certaine tradition du christianisme, c’est-à-dire le mépris du corps et le refus de prendre en compte ses exigences. Or Rabelais rappelle sans cesse la part d’animalité qu’il y a dans l’être humain. Les puissants, les savants et les saints sont renvoyés à leur chaise percée. Le vocabulaire du sexe ou de l’excrément a valeur de juron allègre : c’est appliquer à chacun les noms les plus brefs de notre langue... Le Quart Livre s’achève dans un déluge verbal et fécal, et le noble lecteur en sort tout embrené. Hardiesse souveraine d’un homme qui ne s’en laisse pas imposer. L’œuvre de Rabelais est avant celle de Montaigne une salutaire école d’irrespect, et Diogène le cynique est une des grandes figures de cette comédie humaine.

La tradition des fabliaux et de la littérature narrative française et italienne est pour beaucoup dans ces rappels obsessionnels, mais ils correspondent surtout à une certaine vision de l’être humain et de sa condition. La sexualité est le seul remède à la mort, comme le rappelle Gargantua à son fils. Panurge n’a pas tort de songer à se prémunir en perpétuant sa race. Cette transmission par l’hérédité, notion aristotélicienne, est une forme de l’échange, cette loi célébrée par Panurge dans l’éloge des dettes, au début du Tiers Livre . Les pulsions de l’instinct traduisent en effet l’élan de l’individu vers le monde qui l’entoure. L’appétit est une des forces de l’espèce, et il est magnifié dans les scènes de ripailles ou dans les variations grivoises. Le héros Pantagruel est une divinité de la soif.

Dans la philosophie éclectique de Rabelais, ces bienfaits de l’instinct sont un thème épicurien. Mais, de façon plus générale, cette notion repose sur une confiance en la nature, ensemble de mécanismes bien réglés. Nature est l’ordre universel, la physis aristotélicienne, que le Quart Livre oppose à la monstrueuse antinature. C’est aussi le plan divin. De là vient que Rabelais, à la suite d’Érasme, et contrairement à Luther, qui croit la nature profondément viciée, exprime dans le mythe de Thélème sa foi en une liberté guidée par un instinct naturel. « Fay ce que voudras », conclut l’auteur du Gargantua, qui nous renvoie à nos désirs et à notre volonté. Toutefois, cette confiance en l’autorégulation du vivant n’empêche pas Rabelais de redouter les excès auxquels peut conduire l’abandon à l’instinct. Les Gastrolâtres, dont le ventre est le dieu, incarnent dans le Quart Livre les dangers d’un épicurisme mal compris.

La reconnaissance du corps, la pratique de l’échange, l’exercice de la liberté mènent à une sagesse allègre. En 1532, Rabelais définit cet idéal en ces termes : « vivre en paix, joie, santé, faisant toujours grande chère ». La sérénité de Pantagruel n’est jamais troublée : c’est l’ataraxie des stoïciens et des épicuriens.

 

6.     La dérision

Autant de raisons d’espérer. Le texte n’en reste pas moins ambigu, volontairement brouillé par un jeu verbal qui interdit la réduction à un système de pensée. Comme l’ont montré de récents travaux, ce « plus haut sens » dont parle Rabelais dans le prologue de Gargantua n’est ni une interprétation symbolique ni une sorte de message. C’est plutôt une invitation à voir le pour et le contre, à lire entre les lignes, à ne rien prendre au sérieux, et surtout pas ce qu’affirment les personnages. Inauguré par l’auteur, l’exercice critique doit être perpétué par le lecteur.

La parodie contribue beaucoup à ce ton du « jeu sérieux », qui est celui d’un Lucien ou d’un Érasme. Elle est partout dans ce livre qui réunit différents genres, roman de chevalerie, lettre, discours à l’antique, petite épopée, propos de table... Mais quelles sont ses limitesJ ? Quand Rabelais célèbre les dettes ou le Pantagruélion, il pastiche le genre de l’éloge paradoxal, pratiqué notamment par les Italiens. Toutefois, ces morceaux de bravoure contiennent quelques vérités, qu’il est difficile de démêler parmi tant de sophismes. L’éloge des dettes suggère par exemple la notion de la solidarité universelle. De même, la lettre de Gargantua dans le Pantagruel est à la fois un credo humaniste et une parodie d’un genre littéraire, la « lettre du père ». Où commence le jeu ? Cette incertitude gagne des épisodes entiers. L’évocation de Thélème a parfois été lue comme un exercice, à la manière du genre descriptif. Le lecteur ne sait pas de quel côté penche la balance, et il est contraint de réagir par lui-même.

Il en résulte que de nombreux textes sont susceptibles de plusieurs interprétations. Certes, cette pluralité du sens n’est pas admise par tous les critiques, une telle méthode n’étant pas sans danger. Mais comment réduire à une seule lecture le débat par signes de Pantagruel et de Thaumaste ? Simple divertissement ? Charge contre le formalisme scolastique ? Ou contre l’occultisme ? Éloge du langage corporel ? Même indétermination dans les temps forts de la geste des géants, prologues et conclusions. Dans le dernier chapitre du Pantagruel , le narrateur interrompt son récit parce qu’il a mal à la tête et qu’il a trop bu. Rabelais cherche lui-même à effacer sa trace. Certains ont supposé que c’était en partie par prudence, notamment à l’époque du Quart Livre , lorsque les évangéliques en viennent à l’hésuchisme, c’est-à-dire une attitude de réserve causée par la persécution. Mais on peut aussi penser que cette désinvolture est caractéristique d’une certaine forme de création littéraire, qui s’apparente au jeu, comme chez un Villon.

Il y a pire : des chapitres où le langage est vidé de son sens et n’exprime que des sottises. Ces passages peuvent être d’une longueur déconcertante. Le jargon latinisant de l’écolier limousin ou les discours que Panurge tient dans différents idiomes sont une perversion du langage. Mais c’est surtout le genre du coq-à-l’âne qui déroule des propos absurdes, farcis de charnières faussement logiques, dans les plaidoyers de Baisecul et de Humevesne. Maître Janotus ou le juge Bridoye font un usage déraisonnable des mots, ces outils peu fiables. Les commentateurs semblent de plus en plus sensibles à cet aspect paradoxal de l’œuvre de Rabelais, qui exploite en virtuose les ressources du langage, mais parfois pour le remettre en question.

C’est cet entre-deux, entre le sérieux et le rire, qui fait le charme de l’œuvre. Nulle sécurité pour le lecteur : il est toujours sur le qui-vive... Certes, on voit bien à qui Rabelais en veut, qu’il s’en prenne aux rois belliqueux, aux théologiens intolérants, aux juges corrompus, aux maîtres retardataires, aux bigots hypocrites, aux cardinaux cupides ou aux moines inactifs : le mensonge, la lâcheté, l’égoïsme, la cruauté sont ses principales cibles. Toutefois, le lecteur jouit d’une liberté d’interprétation qui lui permet de pénétrer dans ce monde, et d’y réagir selon son humeur aux côtés des personnages. Ces derniers ne sont pas non plus sans ambiguïté, car la malice de l’auteur s’exerce à leurs dépens. Qui est Panurge ? se demandent les commentateurs. Le bon compagnon, ou un individu pervers, promis à la justice et peut-être à la damnation ? C’est une des forces de la dérision que cette distance entre Rabelais et ses créatures, y compris par rapport à Pantagruel. Contrairement à ce que l’on croyait autrefois, cette complexité interdit d’en faire des personnages à clés, même si Picrochole ressemble à Charles Quint, et l’aventureux Frère Jean au moine et voyageur Jean Thenaud.

Sans cet humour, l’univers où évolue Pantagruel pourrait être bien sombre. Or, même dans le Quart Livre , le rire ne perd jamais ses droits. C’est l’essence de l’œuvre, de la première ligne du Pantagruel à la farce finale. Ce rire est d’abord une forme de bien-être communicatif. Ainsi s’explique son caractère collectif, dès les prologues, où le narrateur réunit tout un cercle d’auditeurs. Questions, réponses, apostrophes sont autant de procédés pour instaurer un dialogue. Ce rire convivial se manifeste dans la scène des Bien-ivres, où des voix anonymes se confondent dans un grand brouhaha. Le rire rapproche les gens, alors que Picrochole est à la fois sinistre et agressif. Phénomène physique, le rire est aussi une forme de plaisir, dans les nombreuses scènes où il naît des besoins physiologiques, l’ordure étant aussi joyeuse que le coït.

Mais rien n’est simple. S’il exalte les pulsions vitales, ce comique « rabelaisien » fait apparaître la bizarrerie de l’être humain, cet animal obsédé, fût-il clerc ou cordelier. Sans cet étonnement de l’être de raison devant la prédominance de l’instinct, ces contes lestes ne seraient pas coquins : ils n’exprimeraient que l’innocence joyeuse d’une créature satisfaite. Cet écart critique naît en effet du contraste entre les pulsions du corps et les conventions de toutes sortes, sociales, littéraires, religieuses. Lorsqu’il courtise une grande dame, Panurge alterne les déclarations les plus crues et les banalités courtoises. Quant aux règles religieuses, elles s’accommodent tant bien que mal des instincts de la « moinerie ». Équivoques et calembours traduisent ces soubresauts de l’animalité chez l’individu civilisé. Ils font tomber le masque dont il faut bien se revêtir pour tenir sa place dans la société. Ainsi le rire dénonce l’hypocrisie, en manifestant les contradictions inhérentes à un comportement. Progressive, l’ironie accroît au fil du chapitre cette déchirure au sein du réel, en jouant parfois sur deux registres de vocabulaire.

Dans une tonalité bien différente, le grotesque assume une fonction analogue. Le corps grotesque, tel que les commentateurs ont pu le définir, est un organisme qui communique avec le milieu ambiant par ses appendices et par ses orifices. Gargantua est un énorme gosier, une bouche qui crie : « À boire! » Modelées par les nécessités de la vie, ces silhouettes sont caractérisées par l’excès, et elles échappent totalement à l’esthétique platonicienne qui, à l’époque de Rabelais, imposait le principe d’harmonie. Le premier chapitre du Pantagruel énumère une série de malformations par trop-plein, lorsque les humains grossissent en différentes parties du corps. Cet art relève de la caricature, qui suppose un rapport implicite avec la normale.

Quant au burlesque, il ne contribue pas seulement à dissiper les conventions sociales : il s’en prend aussi aux conventions littéraires, à la hiérarchie des genres et des styles. Cet exercice de lettré, qui consiste à traiter un sujet noble sur un style fort bas, ou inversement, permet des ruptures de ton qui sont autant de malices à l’égard du lecteur. L’invention d’un torchecul par le jeune Gargantua est célébrée avec une emphase digne de l’épopée, et l’épisode de la guerre contre les Andouilles devient une Iliade culinaire.

 

7.     Un autre monde

Sous toutes ses formes, dont la critique actuelle aime à souligner la diversité, la dérision surprend, inverse, embrouille. Elle se confond souvent avec la fantaisie, qui elle aussi dérange. Dans le prologue du Gargantua, Rabelais invite le lecteur à pénétrer dans le microcosme du livre, comme s’il ouvrait une boîte dont l’extérieur n’est qu’invention plaisante, et dont l’intérieur se révèle plein de surprises. C’est l’imagination qui a fait surgir ce monde. Longtemps considéré comme un maître à penser, dont il importait de comprendre les thèses, Rabelais apparaît maintenant comme un maître de l’imaginaire.

Il a en effet choisi des personnages de géants, dont la puissance est un défi au réel. Ils nous entraînent vers un ailleurs. La naissance de Pantagruel se produit dans une période de sécheresse extraordinaire, comme si l’ordre naturel était perturbé par l’apparition du géant. « Il fera choses merveilleuses », disent les commères. Un merveilleux tempéré par l’esprit critique de l’auteur : là encore, Rabelais conserve le ton du jeu, et il sait exploiter toutes les ressources de l’invraisemblance, par exemple en accumulant nombres et témoignages fictifs. Ces romans sont faits de « mille petites joyeusetés toutes veritables... » Alors que le merveilleux suppose une adhésion au récit, ce gigantisme n’est que prétexte à faire un pied de nez aux contraintes de la réalité, à passer subitement d’un ordre de grandeur à un autre, en découvrant des villes dans la bouche énorme de Pantagruel.

Le conteur retrouve ainsi les thèmes du folklore universel, tels que la descente dans la gueule du monstre. Les objets changent de taille, et les cloches d’une église sont comme des sonnettes dans la main du géant. Univers en perpétuelles métamorphoses, où le riche devient le pauvre, où les rois Picrochole et Anarche sont traités comme des manants, dans une inversion que l’on a pu comparer au rituel du carnaval. Qui plus est, la mort devient la vie. Pantagruel naît lors d’une effroyable chaleur, qui tue les créatures vivantes. Sa naissance provoque la mort de Badebec, mais cette mort apparaît bientôt comme le début d’un nouveau cycle vital. Tueries et festins alternent dans les récits des guerres. La défense du clos de l’abbaye de Seuillé est à la fois un massacre et un hymne à la vendange, au vin comme symbole de vie.

Cette fantaisie transforme les apparences quotidiennes, mais sans jamais en perdre les sensations et les attraits. En pleine fiction, cet amour du réel incite l’auteur à palper les formes ou à enregistrer les bruits, à grand renfort d’adjectifs, à déverser des listes d’objets ou de matériaux. L’évocation de Thélème est caractérisée par une invention précise, qui anticipe la réalité de demain. Même l’archipel plus étrange et plus inquiétant du Quart Livre , peuplé de monstres, est d’une évidence saisissante. Si l’on passe peu à peu du merveilleux au fantastique, au point que dans ce quatrième roman la vie est un rêve devenu cauchemar, l’auteur nous fait voir et entendre avec la plus grande netteté. Son art est symbolisé par le miracle des paroles gelées, ces mots qui sous nos yeux deviennent peu à peu des objets, et qui acquièrent courbe et couleur. C’est pourquoi cet épisode a sans cesse focalisé l’attention des commentateurs, qui voient dans ce texte l’emblème de tout le livre.

Ces univers sont faits de mots. La critique parle désormais des langages de Rabelais, au pluriel : c’est dire que dans leur diversité ils correspondent à cette pluralité des mondes. Car la fantaisie de Rabelais est d’abord verbale. Il crée des termes, pour évoquer le jargon des gens de la Sorbonne, pour faire résonner le choc des coups, pour animer une bande de joyeux cuisiniers. Certains noms deviennent des lieux : ainsi naissent les royaumes de Ruach, de Tohu et Bohu. Les associations verbales, assonances ou calembours, lui donnent l’idée de l’île des Alliances, où les couples sont formés par jeu de mots. Une série de comparaisons inattendues bâtit peu à peu l’étrange silhouette de Carêmeprenant, qui a les genoux comme un escabeau, les fesses comme une herse... Procédé de collage, digne des surréalistes. Mais c’est surtout la parole orale qui donne vie à ces créatures imaginaires. De plus en plus, Rabelais esquisse la silhouette des acteurs, en quelques traits, leur donne des gestes et des paroles. L’illusion est complète, grâce à ce théâtre. Comme Panurge, Rabelais peut tout avec des mots.

Le roman rabelaisien contient une pluralité de langages : celui de l’humaniste n’est pas celui du conteur, du bonimenteur, du rhéteur, du metteur en scène, du lexicologue, qui dispose des listes verticales sur la page. Les études récentes ont d’ailleurs montré l’intérêt de Rabelais pour le problème du langage. Reprenant une thèse aristotélicienne, Pantagruel pense que les mots n’ont pas un rapport naturel avec les choses : les mots, dit-il, « ne signifient naturellement, mais à plaisir ». C’est ouvrir l’espace du jeu, puisque cette convention adoptée par chaque peuple peut aussi se doubler d’une part de création individuelle. Certes, quelques passages du Quart Livre développent la théorie inverse, empruntée à Platon. Il n’en reste pas moins que Rabelais s’est interrogé à plusieurs reprises sur l’adéquation du mot et de la chose, et qu’il a su exploiter l’artifice inhérent au langage. Il s’intéresse également aux langages chiffrés et codés, auxquels il consacre sur le mode humoristique un chapitre du Pantagruel . On comprend mieux la diversité des styles exploités dans ces romans quand on la met en rapport avec le caractère conventionnel de la parole. Tour à tour, le romancier sait être le vieux Gargantua, qui s’adresse à son fils dans une longue épître cicéronienne, aux périodes fortement construites, riches en antithèses et en clausules, et le galant Panurge, qui enchaîne les lieux communs de la rhétorique amoureuse à l’intention d’une belle Parisienne. Il est aussi, dès la première phrase, le bateleur Alcofrybas Nasier, nom sous lequel il publie le Pantagruel . Écrire c’est se déguiser.

Ce personnage d’Alcofrybas incarne le pouvoir de la parole, source de fiction. Dans les prologues, il multiplie les témoignages invraisemblables pour mieux faire comprendre au lecteur que tout n’est qu’invention dans son récit. Ces attestations si facétieuses sont comme une porte de l’imaginaire. Or Alcofrybas joue un rôle dans l’intrigue. Parole faite homme, il devient un personnage à part entière, preuve de l’énergie latente dans les mots. Il accompagne Panurge d’église en église, descend dans le gosier de Pantagruel, se voit donner la seigneurie de Salmigondin, ou se manifeste dans le Quart Livre par un je ou un nous qui rappelle sa présence. Le statut de ce narrateur a retenu l’attention de la critique, parce qu’Alcofrybas représente tout particulièrement la force de la parole orale : n’oublions pas qu’au XVIe siècle on lisait surtout à haute voix, et que l’écrivain dictait son œuvre.

Ce plaisir de parler engendre non seulement l’univers où se meuvent Pantagruel et ses compagnons, mais aussi des mondes complémentaires, suscités par les contes ou les anecdotes qui sans cesse viennent enrichir le récit. Ils sont de plus en plus fréquents, et contribuent à transformer le Tiers Livre et le Quart Livre en une comédie aux nombreux personnages. L’étude de cette structure a permis de comparer la composition de ces romans avec la technique du conte populaire, qui joue sur les récits secondaires. Mais elle correspond surtout à un foisonnement de l’invention, comme si la force créatrice de la parole débordait dans d’autres espaces. Dès lors, comment s’étonner que le lecteur moderne soit chez lui dans ces mondes parallèles, dignes de la science-fiction ?

Art. de l’Encyclopédia Universalis

 

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Dernière mise à jour : 23 octobre 2010