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Léonard de VINCI(1452-1519)
La personnalité puissante et séduisante de Léonard de Vinci est apparue au moment décisif de la Renaissance. Il a incarné la liberté nouvelle de l’artiste, émancipé des cadres professionnels, dominant par la réflexion scientifique et philosophique l’empirisme du métier, et devenu l’interlocuteur des grands. Mais son génie infatigable et singulier déborde les préoccupations objectives et sereines de la première Renaissance: sa biographie atteste une activité prodigieuse, qui n’est pas toujours menée à terme, suscite des reproches et se trouve de bonne heure colorée par la légende. Son œuvre écrit connaît un sort bizarre ; ses recherches théoriques donnent des proportions imprévues à la doctrine de l’art-science ; il touche à tous les arts en suggérant partout un idéal de rigueur et de complexité, qu’illustre en peinture un petit nombre d’œuvres souvent inachevées. L’attention doit porter sur chacun de ces points.
1. Éléments de biographieLéonard de Vinci est un pur Toscan, né dans le petit bourg dont il porte le nom, à trente kilomètres à l’ouest de Florence, entre Empoli et Pistoia. Il était le fils naturel d’un notaire, ser Piero, et d’une paysanne, Caterina, qui se mariera en 1457 à Anchiano. L’enfant fut élevé à la maison paternelle et choyé par sa jeune belle-mère, ce qui nuance les spéculations de Freud sur la pénible condition du bâtard. Car ser Piero se maria quatre fois mais n’eut un second enfant qu’en 1476 ; il vint à Florence comme notaire accrédité auprès de la seigneurie en 1469, et mourut en 1504. Florence, de 1467-1469 à 1481-1482Tout indique que Léonard eut une éducation soignée (grammaire et calcul en particulier), avant d’entrer vers 1467 ou 1469 dans l’atelier de Verrocchio auquel il dut sa formation « polytechnique »: peinture, sculpture, travaux de décoration. Admis à vingt ans à la guilde des peintres, Léonard ne quitte Verrocchio qu’en 1479. Outre des participations très vraisemblables aux travaux de la bottega, quelques tableaux appartiennent à cette époque ; la première grande commande, bien tardive, est celle de L’Adoration des Mages pour les moines de San Donato à Scopeto en 1481. Mais dès la fin de l’année, Léonard avait quitté Florence pour Milan, envoyé comme joueur de lyre par Laurent de Médicis auprès de Ludovic le More (d’après l’Anonyme Gaddiano) ou, plus probablement, appelé sur sa propre initiative à la cour lombarde pour s’occuper du monument équestre géant du duc Sforza, dit Il Cavallo, qui demandait un bronzier averti. Ce départ ne doit pas étonner: c’est une période où Florence exporte ses talents. Mais on reste déçu de ne rien savoir de précis sur les rapports de Léonard avec le milieu culturel et artistique de Laurent ; le jeune artiste semble être resté en marge pendant les treize ou quinze ans de ses débuts à Florence ; il est possible que vers 1480-1481 il ait travaillé comme restaurateur au jardin des marbres de Laurent de Médicis près de Saint-Marc (d’après l’Anonyme Gaddiano). Milan, 1482-1499Les choses sont très différentes à Milan. Léonard y trouve un climat favorable où tous ses dons s’épanouissent. Il y a le projet du Cavallo, auquel – après de longs retards qui amènent en 1489 Ludovic le More à chercher un autre sculpteur à Florence – il revient activement de 1490 à 1494, construisant un modèle en terre de sept mètres qui est présenté durant une fête de novembre 1493, et préparant la fonte difficile à réaliser avec un soin dont témoignent les documents retrouvés dans un manuscrit de Madrid. Il y a la commande du retable pour la confrérie de l’Immaculée Conception à San Francesco Grande: La Vierge aux rochers (1483, Louvre). Il y a les consultations et les projets pour le Tiburio (tambour et coupole) de la cathédrale de Milan (1487-1488), et pour la cathédrale de Pavie (1490). Il y a des décors de théâtre à scène tournante pour Il Paradiso de Bellisozone (1490), la Danaé de Taccone (1496) ; il y a les parades, fêtes et tournois dont il dessine les costumes et conçoit l’ordonnance. Il y a les petits divertissements de la cour pour lesquels il fournit des jeux de société amusants. En même temps, il se livre à des études d’urbanisme pour les bourgs, d’hydraulique pour les campagnes ou pour les canaux de Milan, à l’exploration des Alpes et à des observations géologiques, et aussi à de nombreuses études technologiques ; surtout, il assiste à des réunions de mathématiciens et à l’arrivée de Pacioli (1496). Il forme de bonne heure l’idée d’un Traité de la peinture. Les dernières années du siècle sont particulièrement actives: décors de camerini et de la sala delle Asse au château, peinture de la Cène sur le mur du réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces (1495-1497). Léonard est célèbre dans tout l’Occident, Pacioli lui rend hommage dans le De divina proportione (1498). Les campagnes françaises en Italie ont commencé à la fin de 1494, et Milan est occupé par les troupes de Louis XII en octobre 1499 ; c’est la fin du pouvoir de Ludovic. Florence-Milan, 1500-1513En 1500, Léonard se rend à Mantoue, où il dessine le portrait d’Isabelle d’Este, qui tentera en vain d’obtenir d’autres œuvres, à Venise, où il ne fait qu’un bref séjour, et à Florence, où – sauf une parenthèse au service de César Borgia en 1502 – il va rester jusqu’en 1506. Son activité se partage entre des travaux de peinture: carton de Sainte Anne, Mona Lisa, Léda (perdue), la grande composition de La Bataille d’Anghiari (commandée fin 1503, étudiée jusqu’en 1505, peinte pendant l’été, puis abandonnée), et des travaux d’ingénieur militaire dans le val d’Arno et à Piombino. Léonard remet en chantier le Trattato commencé entre 1487 et 1492, et y travaille jusque vers 1513. À partir de 1506, il partage son temps entre Milan où il est cette fois au service des Français, plus spécialement de Charles d’Amboise, et Florence, où l’appellent d’anciens engagements envers la seigneurie puis des procès d’héritage avec ses frères. Il revient au projet de statue équestre, cette fois pour le condottiere Trivulce, donne de petits panneaux (perdus) de Madones pour Louis XII, une seconde version de La Vierge aux rochers, le tableau de la Sainte Anne Il déploie une grande activité scientifique: anatomie, mathématique, et fournit des projets d’architecture, de décors pour Charles d’Amboise. Mais, en 1513, il quitte définitivement Milan reconquis par la coalition antifrançaise. Rome-Amboise, 1513-1519À Rome, où il loge au Belvédère, Léonard se trouve dans la clientèle de Giuliano de Medicis, frère de Léon X. Il se consacre à des travaux de mathématique et d’optique. Mais Giuliano meurt en 1515, et Léonard, impatient de quitter Rome où règnent Raphaël et Michel-Ange, accepte, à la fin de 1516, l’invitation de François Ier, vainqueur à Marignan et arbitre de l’Italie. En 1517, il réside à Amboise, au manoir de Cloux, et il est nommé « premier peintre, ingénieur et architecte du roi ». Il reprend des projets de canalisation et d’architecture pour Romorantin, donne des décors pour la fête de cour du printemps 1516. Il a apporté ses tableaux et ses cahiers de notes qui seront en totalité légués à Francesco Melzi, son élève et compagnon fidèle. Un témoignage important est fourni par le secrétaire du cardinal d’Aragon, grand personnage proche des Habsbourg, qui faisait son tour d’Europe septentrionale et demanda à rendre visite à l’illustre maître à Amboise ; le journal du voyage est très précis sur la rencontre du 10 octobre 1517 au manoir de Cloux. Léonard a montré trois tableaux « tous parfaits » ; il ne peut plus peindre mais il dessine encore ; il a fait voir à ses visiteurs émerveillés ses cahiers, car « il a composé sur la nature de l’eau, les machines et autres objets, selon ses propres paroles, d’innombrables volumes, tous en langue vulgaire, qui, s’ils sont publiés, seront bien utiles et d’un grand agrément... ». En fait, il a fallu quatre siècles pour que ce vœu soit réalisé et le testament d’Amboise a été suivi d’un long obscurcissement de l’héritage intellectuel de Léonard. Les sourcesCe schéma biographique sommaire est obtenu par le regroupement des biographies anciennes: P. Jove (vers 1527), Anonyme Gaddiano ou Magliabecchiano (vers 1537-1542, du nom d’un manuscrit de la bibliothèque nationale de Florence), Vie de Léonard dans le grand recueil de Vasari (1550, retouché en 1568) ; de traits de sa vie rapportés par de nombreux auteurs: le conteur Bandello, le théoricien lombard Lomazzo (1584 et 1590) ; des documents d’archives: comptes de l’hôpital de Sainte-Marie-Nouvelle où Léonard avait son dépôt d’argent, pièces diplomatiques, lettres officielles, et, enfin, des notes personnelles de Léonard qui contiennent un grand nombre d’indications de date et de lieu pour ses travaux ou ses déplacements, des comptes, des listes d’achats, etc. Il y a peu de figures célèbres qui aient fourni autant d’indications sur elles-mêmes, peu d’hommes illustres sur lesquels on possède une littérature contemporaine aussi abondante. Mais les incertitudes demeurent nombreuses partout où les sources lombardes ne complètent pas les sources toscanes. Des informations inattendues restent toujours possibles, comme le séjour de l’automne 1504 à Piombino, révélé par le manuscrit de Madrid (Matritensis 8936). L’aspect de LéonardLa plupart des auteurs insistent sur la majesté et la beauté du personnage, son charme extraordinaire, la séduction de sa conversation, la générosité de son caractère. Leur accord est certainement convaincant, mais il est assez étonnant que l’on ne possède, à part le magnifique dessin à la sanguine de Turin, qui s’impose comme un autoportrait (de 1512 environ: l’artiste a soixante ans), aucun document sûr de son apparence physique. On a supposé bien gratuitement qu’il a posé pour le David de Verrocchio (vers 1473), ou qu’il aurait plus ou moins volontairement semé ses cahiers d’autoportraits. La plupart des représentations anciennes ou modernes de Léonard dérivent du dessin de Turin et d’une autre feuille à la sanguine des collections de Windsor (W. 12726) où apparaît de profil le même visage à longs cheveux et longue barbe, mais lisse et serein: c’est là sans doute une œuvre d’Ambrogio da Pradis. Ce dessin a servi à Vasari qui a créé l’image type de Léonard au Palais-Vieux (1557), et il a été diffusé par la gravure de Cristoforo Coriolano qui accompagne la seconde édition des Vite (1558). Or, on a pu montrer que cette longue barbe et ces cheveux longs, contraires à l’usage de l’époque, étaient destinés à donner l’image d’un sage et se retrouvent, parfois avec les traits de Léonard, dans des figurations d’Aristote ou de Platon. S’il est vrai – comme on peut le penser – qu’il a servi de modèle au Platon de l’« école d’Athènes », c’est que Raphaël a obéi à l’image que Léonard a voulu donner de lui-même à ses contemporains. PatronsLéonard, quittant l’atelier de Verrocchio, a pu être quelque temps au service de Laurent de Médicis ; c’est ce qu’affirme l’Anonyme Gaddiano, ajoutant que le maître de Florence l’envoya en mission à Milan. Une note du Codex atlanticus, du folio 159, recto, « Li medici mi creorono e mi destrussono », contient peut-être, plutôt qu’une allusion aux médecins, une sorte de bilan opposant à la générosité de Laurent l’indifférence de son neveu Léon X (la note est de 1515). En 1482-1483, Léonard est au service de Ludovic le More qui vient de s’emparer du duché de Milan (1480). Il devient le grand animateur de la cour. Après 1499, il cherche un autre protecteur princier: il songe un moment au comte de Ligny, cousin de Louis XII (note du Cod. atl., fo 247, ro) ; revenu à Florence, il quitte sa ville natale à plusieurs reprises. Il intéresse César Borgia pour la guerre en Romagne (1502), Charles d’Amboise pour l’architecture (projet de villa au bord du Noviglio) et la décoration des demeures (à partir de 1506). Aux yeux des princes français comme à ceux de César Borgia, Léonard, si célèbre qu’il soit comme peintre, compte pour ses autres capacités. On est frappé aussi par la facilité avec laquelle l’artiste-ingénieur passe du service d’un protecteur à celui de son adversaire. Il revient à Milan avec les princes français qui ont chassé Ludovic ; à la fin de 1504, il est à Piombino, auprès de Jacoppo IV d’Appiano, qui, l’année précédente, avait été chassé par César Borgia, le patron de Léonard. Les grands esprits n’ont pas de camp. Léonard appartient à qui se l’attache et lui laisse un loisir pour l’étude. Paul Jove a été frappé de ses capacités comme organisateur de fêtes, musicien, etc., et conclut que ces aptitudes « l’ont rendu cher à tous les princes qui l’ont connu... ». En dehors des décors de théâtre ou de parade, Léonard a composé des rébus, constitué des recueils de devinettes et de fables, rédigé des devises, des imprese. PsychologieDe nombreux romans et récits biographiques ont exploré avec plus ou moins de liberté la personnalité de Léonard. La conscience de soi affleure dans maint aperçu avec une rare faculté de dédoublement, de projection imaginative (dans les discussions, il recourt constamment à la fiction de l’« adversaire » qu’il faut convaincre). Il est permis de se demander dans quelle mesure il a composé son propre personnage. Le « modèle » idéal aurait été l’image fabuleuse du sage-magicien, l’archétype du philosophe-technicien figuré par Hermès que célèbrent les humanistes néo-platoniciens et autres. Les notations de caractère biographique que l’on trouve dans les cahiers concernent toutes sortes de détails pratiques (comptes, costumes) ou des projets de publication, jamais la vie intime. Mais il y a de nombreux jugements dédaigneux sur le caractère répugnant des activités physiologiques, sur les folies humaines, qui contrastent avec la curiosité du chercheur, capable d’explorer toutes les fonctions, de décrire toutes les passions. L’homosexualité ou, plus précisément, la pédérastie de Léonard ne fait guère de doute. À Florence, en 1476, une dénonciation le met en cause pour sodomie. À Milan, et par la suite, il est toujours entouré de jeunes gens et note curieusement en 1491 (ms. C, fo 15, vo) des faits concernant un jeune garçon, Salaï, qu’il habille avec soin et garde toujours en sa compagnie. On n’en sait pas davantage. Le reste est induction psychanalytique (mais l’intervention de Freud, 1910, repose sur des erreurs de fait indiquées par Schapiro, 1956), interprétation fatalement hypothétique à partir des écrits, du style du peintre et de son goût de la beauté épicène.
2. Le « corpus vincianum »L’œuvre de Léonard comprend une trentaine de peintures (plus d’un tiers a disparu et un quart seulement est d’attribution certaine) et une masse considérable de manuscrits et de dessins (soit dans des cahiers, soit sur feuilles séparées) ; c’est là un ensemble unique. Ces textes et leurs illustrations débordent les problèmes de l’art et concernent toutes les branches du savoir ; mais les questions artistiques sont souvent impliquées ou même explicitement reliées aux notes scientifiques. L’ensemble se présente donc comme un enchevêtrement de notations et d’observations où s’accumule un savoir prodigieux mais dépourvu des articulations habituelles. Il est indispensable de décrire ces cahiers et d’en rapporter les extraordinaires vicissitudes, avant d’envisager les directions maîtresses des recherches de Léonard. En quittant Florence, à la fin de 1482, l’artiste, âgé de trente ans, emportait des dessins et des œuvres, dont il a dressé la liste, mais il n’avait encore rédigé, semble-t-il, aucun écrit théorique. C’est à Milan que commencent les notes en rapport avec les activités diverses de Léonard: des matériaux pour un traité de la peinture (ms. A., et le ms. 2038 de la bibliothèque nationale de Milan), un éloge de cet art opposé à la sculpture, à la poésie et à la musique, des schémas de proportion et des études plus systématiques dont commencent à se détacher un livre de la figure humaine, plus spécialement consacré à l’anatomie, et un livre sur l’ombre et la lumière (ms. C) où on lit à la date du 23 avril 1490: « Aujourd’hui j’ai commencé ce livre et recommencé le cheval [la statue équestre] » (fo 15) ; des projets et des plans pour des aménagements provisoires de fête ou pour des édifices à compléter, à restaurer, des études sur la résistance des matériaux ; l’ébauche d’un traité de la fonte avec la mise au point d’un four, des armatures de fer (en particulier dans le Matr. 8936) ; la préparation d’un recueil systématique de machines: crics, horloges, procédés de levage, etc., retrouvé dans le Matr. 8937 (1492-1493) ; des études de mathématiques, surtout nombreuses au moment du séjour à Milan de Luca Pacioli (vers 1496) ; des éléments d’un traité de physique, également tardifs (1er avril 1499: « Scrissi qui de moto e peso », dans le Cod. atl., fo 104, ro), liés à des recherches sur le vol des oiseaux et ses équivalents mécaniques (ébauchées dès 1486-1490, ms. B) et des réflexions sur les mouvements de l’eau (dès le ms. A et dans le ms. I, circa fos 97-99). C’est donc, en fait, dans les douze années qui vont de 1487 à 1499, que Léonard a vu la possibilité puis la nécessité de procéder à la refonte de plusieurs domaines du savoir. Par ailleurs, dès les années 1480, il avait pris l’habitude de rédiger et probablement de « raconter » des récits d’aventures fictives, des descriptions fantastiques, comme le géant noir de Libye (Cod. atl., fo 311, ro) et les cataclysmes dans le Taurus (Cod. atl., fo 145, ro et vo). Durant les années qui suivent, les déplacements et des tâches nouvelles ne permettent guère à Léonard que de jeter des notes brèves venant compléter tel ou tel point de ses études. Il utilise alors des carnets de petit format qu’il devait avoir toujours sous la main. Puis, vers 1505 et jusque vers 1513-1515, on assiste à un effort général pour reprendre les travaux antérieurs et les pousser à un degré satisfaisant d’organisation. D’abord le Trattato della pittura revient à l’ordre du jour avec un Libro A (perdu mais reconstitué par C. Pedretti, 1964), et les manuscrits E, F, G, tandis que se précisent les recueils séparés, De ombra e lume et de la figure humaine (anatomie, mouvements: « Ce printemps 1510, j’espère en finir avec toute cette anatomie », Windsor A., fo 2, vo). Un nouveau recueil de mathématiques (lunules, conversions de volumes) est commencé en 1508 ; les recherches d’hydraulique et d’optique sont également reprises. Cette période d’énorme activité se ralentit un peu avec l’instabilité des années 1513-1515 et sa venue à Rome. Les notes et les dessins ne cessent de s’accumuler, et c’est un bagage considérable qui est emporté en France. La dispersionPar son testament du 23 avril 1519 (dont il existe une copie ancienne), Léonard laisse à son disciple Francesco Melzi tous ses manuscrits avec ses « instruments et portraits relatifs à son art et au métier des peintres ». Melzi revient en Lombardie et s’établit au château familial de Vaprio. Né en 1493, entré auprès de Léonard en 1508, il mourut en 1570 ; il passa donc cinquante ans après la mort de son maître à gérer, en quelque sorte, son fabuleux héritage. Il connaissait les intentions de Léonard ; il apparaît qu’il a travaillé avec celui-ci à la préparation de recueils destinés à la publication. Il est d’autant plus étonnant qu’il n’ait pas plus réussi que Léonard à produire les ouvrages espérés, même pas le Trattato della pittura, auquel il a consacré beaucoup de soins ; car il est maintenant admis qu’il a été le principal compilateur du Codex urbinas 1270 (au Vatican ; en abréviation: C.U.), où les écrits de Léonard sur le projet étaient regroupés. Melzi a pu être débordé par l’entreprise et déconcerté par la diversité incroyable de ces écrits. Mais il se fit un devoir de les faire connaître à certains visiteurs: Vasari le signale et mentionne dans la deuxième édition de La Vie de Léonard (1568) le fait qu’un peintre milanais (Aurelio Luigi ou, selon une hypothèse de C. Pedretti, Lomazzo) possédait les éléments d’un traité de Léonard sur la peinture qu’il se proposait de faire imprimer à Rome. Ces tentatives avortées amènent à se demander s’il n’y avait pas tout simplement un climat défavorable en Italie autour des années 1550 où la méfiance était grande envers des esprits suspects d’hérésie ; Vasari fait état d’une accusation de ce genre contre Léonard, mais le détail est supprimé en 1568 (R. Marcolongo, 1934). Un certain nombre de notes ou même de recueils (le manuscrit dit Leicester, par exemple) ont pu être remis par Léonard avant sa mort à des amis ou des admirateurs, ou il a pu laisser prendre certaines copies ; c’est peut-être le cas du manuscrit du Milanais inconnu. B. Cellini a acquis en France en 1542 un traité portant principalement sur la perspective. Mais la grande masse des écrits de Léonard se trouvait bien chez Melzi en 1570. La série de catastrophes et de manipulations qui suivirent, pendant un demi-siècle environ, a retenu l’attention des érudits qui ont reconstitué en détail les vicissitudes compliquées ; on ne peut qu’en indiquer ici les grandes phases qui expliquent la dispersion actuelle des écrits entre quatre pays, soit l’Italie, la France, l’Angleterre et l’Espagne: – Orazio Melzi, fils de Francesco, se désintéresse de l’héritage. Vol de treize ouvrages par Lelio Gavardi, qui finissent par revenir à un érudit barnabite, Mazenta (1565-1635). – Pompeo Leoni († 1608) parvient à mettre la main sur dix des volumes de Mazenta et sur toute une série de recueils du fonds Melzi. Il les négocie en Espagne et en Italie, ce qui aboutit à des pertes et à des dispersions nombreuses. Le même Pompeo Leoni élabore le gros recueil dit Codex atlanticus et le recueil de Windsor par découpage et collage des originaux. Les Britanniques Thomas comte d’Arundel († 1646) et le futur Charles Ier recherchent les dessins de Léonard. – Polidoro Calchi, héritier de P. Leoni, vend ce qui n’a pas été déjà négocié, à Galeazzo Arconati († 1648) qui fait en 1637 la donation de onze manuscrits de Léonard à la bibliothèque Ambrosienne. Des fuites auront lieu. – Sous le Directoire, le fonds léonardien de la bibliothèque Ambrosienne est transféré à Paris: seul le Codex atlanticus sera restitué en 1815 (1796). Un savant, G. B. Venturi (1746-1822), classe et étudie ces manuscrits. Vers 1840, un Italien émigré, Guglielmo Libri (1803-1864), vole des feuillets des manuscrits A, B et E, et les revend en Angleterre ; plusieurs seront perdus, les autres reviendront en France ou à Turin. De nombreuses feuilles et fragments sont sur le marché. – En 1965, réapparition à la bibliothèque nationale de Madrid de deux manuscrits signalés dans le catalogue de 1866 mais introuvables depuis. Ils ont été publiés en 1974. Il résulte de ce tableau (extrêmement simplifié) que l’ensemble des écrits de Léonard n’a pas été étudié avant la fin du XIXe siècle, sauf les éléments du Trattato della pittura, compilé au temps de F. Melzi, souvent copié, et publié en 1651 à Paris par Raphaël Dufresne (version française, également en 1651, par R. Fréart de Chambray), et les notes d’hydraulique parues dans une collection italienne en 1826. L’œuvre technique et scientifique de Léonard devint ainsi lettre morte. Les feuilles séparées sont recherchées des amateurs, mais les grandes séries de dessins sont groupées dans des recueils factices: Codex atlanticus et recueil de Windsor, sans faire l’objet d’examen méthodique. Aucune distinction sérieuse entre originaux et copies. Comme l’a indiqué Vasari, Léonard a rédigé toutes ses notes en usant de l’écriture spéculaire (que redresse le miroir) de droite à gauche ; il était en effet gaucher, et les hachures de ses dessins sont tracées du bas gauche vers le haut droit. L’évolution de l’écriture a fourni aux érudits graphologues (G. Calvi, C. Pedretti) une base de datation utile. Tous les formats sont représentés:
Ces dénominations sont artificielles ; les lettres ont été attribuées aux manuscrits de l’Institut de France par G. B. Venturi ; les autres références sont celles d’un possesseur ou du lieu où l’ouvrage est conservé. Sur beaucoup de ces ouvrages, on trouve les traces de numérotation ancienne, à côté de celle de Melzi et de celles qui ont pu suivre. Tout cet ensemble ne représente pas la moitié de l’œuvre de Léonard. La compilation du C.U. a été faite d’après les manuscrits en possession de Melzi ; mais on a retrouvé à peine le tiers de ses paragraphes dans les cahiers et carnets actuellement connus. Pompeo Leoni a donc constitué un peu avant 1600 deux énormes volumes, contenant, l’un des notes et des schémas techniques, sous le titre Disegni di macchine e delle arti secrete di Leonardo da Vinci (Cod. atl.), l’autre, les dessins d’intérêt artistique de 234 folios. Le premier, acquis par Galeazzo Arconati, fut versé par lui à la bibliothèque Ambrosienne ; le second, acquis par lord Arundel en Espagne avant 1630, entra, peut-être au temps de Charles II, dans les collections royales anglaises, où il se trouve certainement en 1690, et est signalé et décrit en 1778 (les dessins ont été, vers la fin du XIXe siècle, détachés et montés séparément). En fait, une partie notable des textes scientifiques de Léonard accompagne les dessins de Windsor, et inversement, les textes et schémas du Codex atlanticus n’excluent pas des dessins d’intérêt artistique ; la dissociation a donc été tout à fait arbitraire. Une étude remarquable (C. Pedretti, 1957) a pu identifier sur des feuillets de Windsor cinquante-cinq dessins découpés dans les pages qui furent collées ensuite sur les grandes feuilles du Codex atlanticus, où l’on a pu retrouver la trace de leur contour. Ainsi la parenté des deux ensembles a été confirmée. Aucune espèce d’ordre chronologique ou systématique n’a présidé à l’opération de Pompeo Leoni. La publicationLa publication du Trattato en 1651 doit être mise à part, puisqu’elle a été faite à partir d’une compilation tirée des originaux de Léonard et est restée isolée. Le petit traité Del moto e misura dell’ acqua fut compilé par le fils de Galeazzo Arconati, le dominicain fra Luigi Maria, dans un manuscrit (Bibliothèque vaticane: Barberini latin 4332) qui fut publié dans une collection d’écrits sur l’hydraulique en 1826. Pour le reste, la publication des manuscrits a été inaugurée par C. Ravaisson-Mollien avec la reproduction phototypique, la transcription et la traduction française des manuscrits de l’Institut de France (1881-1891), entreprise qui serait aujourd’hui à réviser de près. L. Beltrami donna l’édition du Codex Trivulzinao (Milan) en 1890 et G. Piumati l’imposante édition du Codex atlanticus de 1894 à 1904. Une commission fut créée en 1902, la Reale Commissione vinciana, pour pourvoir à une publication cohérente: elle a fixé ses normes laborieusement et a publié plusieurs volumes dont le Codex Arundel de 1923 à 1930 et les manuscrits Forster de 1931 à 1934. Mais l’entreprise s’est arrêtée. Des publications de manuscrits ou de feuillets épars ont continué au XXe siècle. Les difficultés sont de plusieurs ordres. D’abord la nature des transcriptions: les textes étant écrits à l’envers, une version normale est nécessaire, mais jusqu’à quel point doit-on procéder à la normalisation de l’orthographe? Léonard a des particularités et des irrégularités nombreuses: inglittotito = inghiottito (Cod. atl., fo 265, ro), arebbe = avrebbe, etc. Certains spécialistes comme N. de Toni tiennent pour une transcription intégralement fidèle; d’autres, comme A. Marinoni, A. M. Brizio, proposent un accommodement. La seconde difficulté tient au fait que presque aucun cahier ou carnet ne se suffit à lui-même, et que des développements complémentaires, parfois contemporains, passent de l’un à l’autre ; comment remédier à ce désordre sinon par une publication systématique par matières? Cela supposerait résolue la principale difficulté ; A. M. Brizio a nettement indiqué en 1952 la nécessité de procéder à un classement chronologique, indispensable pour restituer le développement de la pensée de Léonard. Cette exigence inspire de nombreux travaux, surtout ceux de C. Pedretti, qui ont fait accomplir aux études vinciennes d’immenses progrès en ce sens, et ceux de L. Reti pour les travaux scientifiques et les engins mécaniques. Le Codex urbinas 1270, entré à la Bibliothèque vaticane avec le fonds d’Urbin en 1657, est un recueil de trois cent trente-cinq feuillets avec des blancs assez nombreux (une centaine) entre les chapitres, qui auraient permis d’ajouter des passages nouveaux et prouvent donc l’état inachevé du manuscrit, pourtant copieux. Le plan suivi est: I. Paragone (débat sur la prééminence de la peinture). II. Règles techniques: lumière, couleur. III. Le mouvement du corps. IV. Les drapés. V. Ombre et lumière. VI. Les arbres. VII. Les nuages. VIII. L’horizon. Il n’offre pas un ordre complet et satisfaisant, mais Léonard a conçu des plans successifs dont on peut dégager un ordre plus cohérent: 1o Paragone ; 2o théorie: perspective, ombre et lumière ; 3o pratique: dessin, couleur, mouvement ; 4o la nature ; 5o conseils techniques (L. H. Heydenreich, 1956). Mais la pensée déborde ce cadre. Les matériaux ont tous été puisés dans les manuscrits qui se répartissent sur deux périodes: 1487-1492 et 1505-1513. Melzi semble être parti des cahiers, plus homogènes, de la période milanaise, et l’ordre de la compilation du C.U. est donc plus ou moins chronologique (A. M. Brizio, 1956) ; mais Léonard est parfois revenu sur des aperçus antérieurs, et aux notes anciennes Melzi a dû en mêler de postérieures (C. Pedretti, 1965). Le caractère indigeste du C.U. est apparu très tôt, car il en existe au moins vingt-trois copies abrégées du XVIe et du XVIIe siècle, quelques-unes accompagnées de dessins d’après Poussin ont été introduites à la demande de Cassiano del Pezzo (ms. H, fo 338, à la bibliothèque Ambrosienne, etc.) ; quelques manuscrits (quatorze) ont même été copiés d’après le texte imprimé de 1651 (K. I. Steinitz, 1956). Celui-ci ayant paru en italien et en français, l’édition en hollandais suivit en 1682 ; il y eut douze éditions en cinq langues au XVIIIe siècle, vingt et une en sept langues au XIXe, vingt-cinq en sept langues de 1900 à 1960 (ibid.). Les sources et les livresTous ceux qui ont eu connaissance des manuscrits ont été éblouis par l’étendue du savoir de Léonard. Les publications partielles ont amené les spécialistes à souligner à l’excès l’originalité de sa pensée en tous les domaines. Un examen mieux informé a montré qu’un nombre notable des textes sont des notes prises d’après des auteurs, par exemple la belle invocation à la lumière (Cod. atl., fo 203, ro) est une citation du traité d’optique de la Perspectiva de J. Peckham (XIIIe s.) ; il est précisément intéressant que Léonard l’ait relevée. Tout un ensemble de termes techniques et de notations sur l’équipement militaire, dans le manuscrit B, est tiré du traité De re militari de Valturius ; cela précise la démarche de travail de Léonard. Certains ont cru que Léonard avait élaboré une grammaire latine ; en fait, il a relevé, vers 1495, des éléments de vocabulaire dans un traité de Perotti, pour s’instruire (A. Marinoni, 1944). A. Duhem a entrepris de situer la pensée scientifique de Léonard, par rapport aux auteurs qu’il a connus et à ceux qui l’ont suivi. Mais la méthode doit être généralisée en partant des listes de livres que l’on trouve à plusieurs reprises dans ses manuscrits: Cod. atl., fo 210, ro, vers 1497: quarante ouvrages ; Madrid II, fo 2, vo et fo 3, ro, vers 1503: cent seize ouvrages. Si Léonard a tenté sur le tard, à Milan, d’apprendre des rudiments de latin, il a dû évidemment tirer surtout parti des traductions. Il a utilisé constamment des ouvrages comme le Pline traduit par Landino (1480), le De expetendis et fugiendis rebus de L. Valla (1499), les traités de médecine, les recueils de fables (traduction d’Esope) ou de mythes (Ovide), les ouvrages scientifiques de Peckham, Alhagem. On a retrouvé un passage du traité de F. Di Giorgio dans le Madrid II, fo 87, ro. Léonard prenait des notes et il aurait incorporé à ses ouvrages des apports multiples sans donner, bien entendu, ses références ; il s’agit pour lui de « totaliser » le savoir. Parfois il souligne le moment où il dépassa les connaissances acquises, par exemple quand il traite De moto e misura dell’acqua. Mais d’innombrables recommandations sur la méthode soulignent les ambitions d’une vaste réorganisation de la « science » par une articulation interne. Il en résulte une utilisation brillante et soutenue par Léonard de toutes les possibilités du discours. Il a fait d’ailleurs une déclaration saisissante en faveur de la langue italienne et de sa capacité de tout exprimer. En somme, Léonard a fait acte d’auteur scientifique, de conteur et d’auteur littéraire, en même temps qu’il adaptait la langue à ses notations personnelles et techniques. L’usage fait de l’italien est varié et attachant. Certains récits fantastiques sont d’un style élevé, que l’on peut qualifier de poétique. Il lui arrive aussi de suppléer par le discours, l’énumération et les effets verbaux, aux limites de la réduction « scientifique » des phénomènes ; quand il traite de l’eau par exemple, les avalanches de mots tiennent lieu d’un classement impossible à établir (L. H. Gombrich, 1969).
3. Le savoirLa « science » de Léonard a généralement déçu les philosophes qui mettent, comme il se doit, l’accent sur la systématisation des observations ; elle a ébloui ceux qui sont sensibles à la capacité d’appréhender méthodiquement les phénomènes et d’isoler leurs caractères. Il n’y a aucun doute, l’activité intellectuelle de Léonard est plus conforme à l’orientation aristotélicienne qui part de la saisie successive des objets particuliers qu’à l’orientation platonicienne attachée à l’unité première. Toutefois, l’insistance sur la valeur des mathématiques, paradigme absolu du savoir, et sur les infinite ragioni che non sono in esperienza équilibre l’empirisme radical, auquel, dans son souci du concret, se tient constamment Léonard. Cette attitude doit être comprise à partir d’une démarche complète que trop de commentateurs n’ont pas pris la peine de restituer. Léonard se propose d’élaborer une science du « visible », et il n’hésite pas à subordonner les conclusions de la filosofia ou science du monde physique, au rôle privilégié de la peinture, observatrice nécessaire, perché l’occhio meno s’inganna (C.U., fo 4). En fait, le paradoxe n’est qu’apparent: Léonard ne nie pas la relativité des sens, l’œil n’est pas ici l’œil vulgaire mais l’œil savant. L’activité de représentation, c’est-à-dire la peinture, est indispensable à l’exploration scientifique de la nature et la réalise, à partir du moment où elle assure une démarche méthodique. L’axiome auquel revient sans cesse Léonard dans l’introduction du Trattato est donc l’identité de la peinture et de la philosophie, de l’art et de la science. En tenant compte de cet axiome, on peut rendre compte effectivement du lien interne des démarches de Léonard en évitant de tomber dans la célébration indistincte des découvertes miraculeuses du génie. Chaque savant ayant trouvé ou cru trouver la trace de découvertes considérables dans les écrits enfin révélés de Léonard après 1882, il devint habituel de le traiter en précurseur universel. Ainsi lit-on chez Péladan: « Les représentants de chaque branche du savoir humain sont venus témoigner de l’universalité de Léonard. L’astronome a salué le précurseur de Copernic (gravitation), de Kepler (scintillement des étoiles), de Matzlin (réflexion solaire), de Halley (vents alizés), de Galilée (mouvement). Le mathématicien a salué le précurseur de Cammandus et de Manolycus (centre de gravité de la pyramide). Le mécanicien a salué le successeur d’Archimède (théorie du levier), l’hydraulicien a salué le précurseur de Castelli (mouvements des eaux), le chimiste a honoré le précurseur de Lavoisier (combustion et respiration)... » Il est vrai qu’un grand nombre des découvertes de la science moderne sont anticipées dans les notes de Léonard, mais elles ne sont qu’exceptionnellement formulées dans les termes requis. Aussi importe-t-il de se former une idée du cadre général de ses recherches. La conception générale de la nature est établie sur un double héritage: la vieille théorie des éléments et celle de l’analogie du microcosme humain et du macrocosme, les deux notions étant d’ailleurs liées. « Les Anciens ont appelé l’homme microcosme, et la formule est bien venue puisque l’homme est composé de terre, d’eau, d’air et de feu, et le corps de la Terre est analogue » (ms. A, fo 55, vo). Il y a dans la nature une vaste circulation de l’eau à partir de l’océan comparable à la diffusion du sang à partir du cœur, etc. Jusque dans la croissance des métaux, la nature se comporte comme un vivant gigantesque (Anatomie B, fo 28, vo). On sent ici poindre le « vitalisme » d’un Paracelse. Mais Léonard ne se tient pas à l’intuition ; pour rendre compte de l’agitation diffuse dans la nature: le vent, les eaux, la chute des corps, etc., il procède à l’analyse méthodique du mouvement et de ses lois, et il apparaît ainsi engagé dans la voie de Galilée, mais sans déboucher sur la physique abstraite de l’étendue. Tout mouvement est dû pour lui au fait que chacun des quatre éléments réside à l’état de repos dans sa sphère, et la diversité des phénomènes naît de la confusion et des conflits qu’entraînent leur déplacement et leur mélange à des niveaux divers. Il s’agit donc de mesurer des forces. L’idée la plus fortement développée, sinon la plus originale, est que la gravité, qui, par exemple, attire ou semble attirer un corps vers le centre de la Terre, n’est pas due à une force d’attraction (ce que dans son langage Léonard nomme desiderio, désir de retrouver sa place), mais dépend de la teneur du corps en tel ou tel élément. La pesanteur, comme tous les autres mouvements, est due à un déplacement initial, une violence, un choc: toute action de ce genre est dite accidentale. La description du monde physique prend ainsi le caractère d’une véritable dramaturgie, que le vocabulaire de Léonard ne fait rien pour atténuer. La gravité et la force, nées de l’impeto et de la percussion, agissent donc jusqu’à épuisement, donnant l’impression que les choses réelles sont unies par quelque chose d’invisible. Il peso è corporeo e la forza incorporea... se l’una desidera di se fuga e morte, quell’altro vuole stabilità e permanenza (Cod. atl., fo 302, vo). Tout revient au dualisme et à l’opposition d’une énergie qui se détend et d’une matière qu’elle entraîne ; dans l’explosion qu’elle provoque, l’énergie va trouver la liberté et avec elle l’épuisement, c’est-à-dire la mort. Et c’est une loi universelle. On peut naturellement hésiter sur la valeur exacte du terme: spirituale appliqué au mouvement initial, principe de la force, selon que l’on prête à Léonard une métaphysique spiritualiste (Bongianni, Gentile) ou en quelque sorte prématérialiste (Luporini). Mais l’important dans toutes ces analyses est le mode d’approche des données sensibles et l’effort vers une dynamique universelle (théorie de l’énergie généralisée). Physique et sciences naturellesL’effort « scientifique » de Léonard se développe selon deux grandes directions: l’une proprement physique, tendant à fonder les principes généraux de statique et de dynamique qui permettent de comprendre tout un ordre de phénomènes relevant en définitive de la pesanteur et du mouvement ; De peso e moto est le titre d’un traité envisagé par Léonard. Le Codex Arundel en contient pour une bonne part les matériaux méthodiquement – mais incomplètement – regroupés. Tous les phénomènes envisagés à partir de ces principes débouchent sur des activités pratiques: traction, percussion, hydraulique, aérostation, et il est ainsi permis de grouper toutes les applications de la physique de Léonard sous la rubrique générale de la mécanique. Elles relèvent, au sens large, des travaux de l’ingénieur, et c’est là que l’apport de Léonard est tout à fait extraordinaire. Il l’affirme: « La mécanique est le paradis des sciences mathématiques, car elle conduit au fruit mathématique » (ms. E, fo 8, ro) ; « la science est le capitaine et la pratique les soldats » (ms. I, fo 190, ro). L’important est la pleine cohérence de l’opération. L’autre direction de ces études scientifiques concerne l’ensemble de la cosmologie et des sciences naturelles, sciences d’observation portant sur les phénomènes du monde visible et des êtres qui s’y trouvent. Il s’agit en d’autres termes des astres et en particulier de la Terre, avec ses pulsations, sa respiration originale, des trois règnes avec leurs espèces, dont la diversité et les particularités sont inépuisables ; dans les deux cas, il faut passer de la nomenclature, forme traditionnelle du savoir, à la représentation graphique, le dessin. C’est là que s’accomplit un véritable « décloisonnement » des disciplines, dont il est permis de faire, avec Panofsky, un des moments essentiels de la Renaissance. L’étude de l’espace repose sur l’optique: perspective et théorie de la lumière ; celle des formes concrètes de la nature et des vivants n’existe que par la recherche des caractéristiques qui s’exprime finalement par la figuration complète. La dispersion des observations de Léonard n’est donc ici qu’apparente. De même que ses réflexions inlassables de physique trouvent leur unité dans l’achèvement auquel elles conduisent, la mécanique, de même les innombrables notes et observations de géologie, de biologie, d’anatomie se comprennent en fonction d’un but idéal qui embrasse d’autorité toutes ces disciplines et auquel leur approfondissement doit conférer une sorte de sécurité et de perfection: la peinture. Ce sont les deux pôles autour desquels avec une ampleur intrépide Léonard a entrepris de réorganiser le savoir, à lui seul. Sur un dessin d’anatomie tardif, on lit: « Que nul ne lise mes principes s’il n’est mathématicien » ; mais le terme de « mathématiques » garde une valeur générale et presque symbolique, à en juger par une autre note à propos des muscles faciaux et du sourire: « C’est mon intention que de décrire et représenter complètement ces mouvements par le moyen de mes principes mathématiques » (W. 19046). Ces principes sont l’analyse des forces, la schématisation, la mesure, complétant la représentation. Le recours insistant aux procédés mathématiques est donc une garantie de rationalité et l’unique moyen de s’assurer des principes stables dans les deux domaines auxquels il faudra toujours revenir, et où Léonard a entendu se « réaliser », la mécanique et la peinture. Le monde de la techniqueLa technique, avec toutes les implications possibles dans toutes les directions, est sans nul doute le domaine propre de Léonard. Il n’est pas de domaine de l’industrie où il ne soit intervenu avec un projet de machine ; ainsi pour le textile, activité capitale étant donné l’importance de la laine et de la soie dans l’économie de la Renaissance, on trouve dans le Codex atlanticus, folio 393, verso, un procédé d’incannaggio dont le principe est toujours en usage, et un autre de tondeuse pour régulariser les surfaces des étoffes (amatrice) qui a été retrouvé au XVIIIe siècle en Angleterre et dont on se demande, par conséquent, si quelque industriel milanais ou florentin n’a pas tiré parti (Cod. atl., fo 397, ro). De même pour les moyens de transport, où les systèmes les plus divers de propulsion et de trait ont été envisagés par lui, ou pour tous les crics, palans, appareils à déplacer ou à soulever les fardeaux, particulièrement utiles pour la construction civile et militaire. Toutes les machines à vis, à poulie, à crans: moulins, pompes, scies, marteaux mécaniques, appareils de transmission, horloges, sont analysées et remontées avec le détail de leurs organes dans d’admirables dessins dont le manuscrit 8937 de Madrid montre bien qu’ils pouvaient être mis en ordre pour la publication. Léonard a porté une attention particulière aux instruments de mesure, tels que hygromètre, podomètre, ou compas parabolique. L’abondance incroyable des dessins de Léonard peut induire en erreur, si l’on se laisse impressionner par cette fécondité fantastique au point de n’y voir qu’une sorte de rêverie mécaniste, finalement sans conséquence. Telle n’est pas la vérité. D’abord Léonard recopie avec soin des modèles déjà existants afin de les étudier et de les perfectionner: on a pu montrer qu’il a recueilli des schémas de grues et de palans utilisés par Brunelleschi pour la construction de la coupole de Florence, et, chose étrange, plus ou moins tombés en désuétude dans la seconde moitié du XVe siècle (Reti, 1964) ; d’autres types d’appareils, militaires ou non, sont pris chez F. Di Giorgio, l’ingénieur siennois (dont le traité est d’ailleurs resté inédit jusqu’au XIXe s.), ou chez un autre Siennois un peu plus ancien, le Taccola (dont le traité, accompagné d’illustrations, n’a été publié qu’au XXe s.). Les conditions de la transmission du savoir technologique expliquent donc bien des choses. Les difficultés de la réalisation aussi. Les ingénieurs italiens qui se sont intéressés à Léonard ont généralement pu fabriquer des maquettes capables de fonctionner à partir de ses schémas ; un certain nombre des projets ont dû être réalisés, surtout s’ils touchaient aux deux formes d’activité où la demande était forte: les fêtes et la guerre. Pour le reste, le lent développement de l’industrie, fortement régie par les règles artisanales, ne permettait pas des changements de modèles rapides. L’ardeur extraordinaire mise par Léonard à concevoir et à prévoir dans tout leur détail technique ces engins mécaniques est caractéristique du personnage. Il n’y a aucun doute qu’il a considéré la technologie comme un accomplissement majeur de l’homme: il est en cela la parfaite représentation de l’époque où les grandes réalisations du savoir sont exaltées comme la preuve de la dignité singulière de l’homme, deus in terris. Mais l’assurance de Léonard procède de la clarté de sa démarche: il analyse les jeux des forces en présence et travaille en fonction d’un problème de dynamique et de résistance à résoudre. On le comprend encore mieux depuis la réapparition du Matr. 8937, qui « esquisse un traité de cinématique pratique où, plutôt que des machines tout à fait prêtes à fonctionner, sont considérés des principes mécaniques et des mouvements fondamentaux » (L. Reti, 1969). Le règne de l’air et celui de l’eau ont particulièrement attiré son attention. L’aérologie conduit à partir du vol des oiseaux à des principes qui doivent mener au mécanisme général d’une machine. Dessins et expériences datent du séjour milanais, puis de la seconde période florentine. Des essais ont dû être faits. Pour l’hydraulique, il n’est pas excessif de parler d’une passion de Léonard: la curiosité qu’il marque pour l’eau s’adresse aux applications pratiques, telles que canaux, navigation, écluses, machines à roue, jeux d’eau, mais aussi aux singularités des remous, des vagues, de la marée, ou encore au pouvoir de l’humidité en suspension dans l’atmosphère, aux vapeurs, nuées, et finalement aux cataclysmes du déluge évoqué dans des pages et des dessins célèbres (vers 1513). Rien ne montre mieux que ces études obstinées la volonté de maîtriser par l’intelligence toutes les manifestations d’un fluide, qui est d’intention « scientifique » mais qui ne peut pas plus constituer une discipline séparée et exhaustive, que le phlogistique cher à Voltaire. Dans l’exploration du monde physique, on sent affleurer l’intérêt esthétique ; cette inflexion, sensible dans l’expression littéraire comme dans la représentation graphique, est concevable à l’intérieur de la « science » de Léonard, mais non des Modernes. De même, pour la géologie, où Léonard a fait des observations neuves sur les roches et les plissements alpins en particulier, et surtout avec la biologie, dominée par l’attention au corps humain. Ici, la liaison ou même la coïncidence des intérêts artistiques sont manifestes. La géologie et l’examen des phénomènes atmosphériques et météorologiques débouchent sur l’art du paysage, la biologie sur le traitement adéquat de la figure. Dans les deux cas d’ailleurs, l’articulation est rendue explicite par les chapitres du Trattato où ces développements sont amorcés. En même temps, les dessins de Léonard, véritables notations « scientifiques », sont souvent des chefs-d’œuvre surprenants de précision et d’ingéniosité. Dans le relevé du cerveau, Léonard va plus loin que Vésale. Il présente les organes de la respiration ou les muscles comme des machines: les schémas les montrent prêts à fonctionner avec une acuité surprenante, que les procédés de représentation photographiques n’ont pas dépassée. Les planches anatomiques ont été célèbres: Léonard les montrait avec fierté au cardinal d’Aragon ; J. Cardan les a vues et admirées, mais par une réaction typique, il les déclare peu utiles, parce que leur auteur n’est pas un médecin. Les querelles des spécialistes n’étaient pas pour Léonard. Il prétendait, en fait, les battre tous séparément sur leur propre terrain, grâce à sa « méthode ». Mais la finalité de cette gigantesque entreprise était bien de doter le praticien, ingénieur ou peintre, de données irréfutables. Léonard a accompagné ce travail de notes polémiques qui achèvent de nous éclairer: il critique les « abréviateurs » ou compilateurs, qui s’en tiennent aux publications déjà faites, car il faut aller au fond des choses (Cahiers d’anatomie I, fo 4, vo et fo 5, ro). Il dénonce le charlatanisme des « nécromants et alchimistes », incapables de se plier à l’expérience (Anatomie B, fo 31, ro et vo). Il prend enfin ses précautions à l’égard des lettrés, qui sont « recitatori e trombetti delle altrui opere » et n’ont aucun titre à critiquer les « inventori e interpreti » qui s’adressent à la nature, à l’expérience, « maestro ai loro maestri » (Cod. atl., fo 117, ro). Ces prises de position sont claires: elles ne signifient nullement que Léonard refuse l’apport de la culture, mais qu’il entend tout contrôler à nouveau ; on le voit en mainte occasion recourir aux ouvrages des humanistes. Ignorant le latin – ce que signifie: omo senza lettere (Cod. atl., fo 119, vo) –, il n’a pas directement accès à l’énorme héritage culturel dont se prévaut toute l’époque ; en somme, il ne s’en reconnaît pas solidaire. Il ne lui restait donc qu’à élaborer pour son propre compte une culture d’un autre type, fondée sur ce qu’il nomme la nature et l’expérience, mais orientée vers les fins précises de l’ingénieur et du peintre. On ne trouve pas d’autre morale chez Léonard que celle des devoirs intellectuels et du respect de la vie. Dans cet amas de notes, il y a un étrange silence sur la religion et la théologie ; le fameux « Lascia star le lettere coronate (l’Écriture) perché sono somma verità » (Cahiers d’anatomie IV, fo 10, ro) a tout l’air d’un conseil de prudence teinté d’ironie. La divinité est ce qui a ordonné « l’admirable nécessité » de l’univers, où les images se croisent sans fin dans un prodigieux carrousel de rayons lumineux (Cod. atl., fo 345, ro). Et la destinée humaine, vue selon la fatalité cosmique, à la manière de stoïciens, est située comme le vol du papillon avide de venir se consumer à la lumière (Cod. Arundel, fo 156, vo). Un grand nombre d’anecdotes, de petits contes irrévérencieux, d’allusions aux écrivains satiriques de la tradition toscane, révèlent chez Léonard un observateur impitoyable, sarcastique ou attendri, des mœurs et des comportements ridicules des hommes. Chez lui règne le scepticisme élevé de l’intellect: « Vois, lecteur, comment ajouter foi aux Anciens qui ont voulu définir l’âme et la vie, choses impossibles à saisir, tandis que tant de choses que l’expérience permet à chacun de connaître clairement et de saisir sont restées pendant tant de siècles ignorées ou mal interprétées » (Cod. atl., fo 119, vo).
4. L’artL’œuvre artistique de Léonard, et plus particulièrement son œuvre peint, constitue l’un des cas les plus difficile de l’histoire des arts. L’originalité et le rayonnement en sont manifestes et pour certains contemporains tenaient du prodige, mais tout gêne et complique l’établissement d’un catalogue: ouvrages ruinés ou disparus quand ils sont attestés ; ouvrages sans documentation, prêtant à d’interminables débats d’attribution, double version du même ouvrage, tableaux inachevés, copies anciennes trop nombreuses. La peintureAu XIXe siècle, certains auteurs réunissaient hardiment une cinquantaine de tableaux qu’ils donnaient à Léonard ; personne aujourd’hui ne peut être affirmatif pour plus d’une quinzaine d’ouvrages. Il suffit d’un tableau récapitulatif pour établir que la plupart des tableaux de la période de jeunesse sont des récupérations, d’ailleurs souvent acceptables, du XIXe siècle, et que le nombre des ouvrages perdus ou détruits est énorme (au moins sept) et celui des ouvrages inachevés élevé (cinq). La réputation de Léonard peintre s’est faite aux temps classiques sur un tout petit nombre d’œuvres sûres (La Cène, Mona Lisa), et beaucoup d’attributions douteuses, dont il ne reste que le souvenir. Il faut noter enfin que si les collaborations sont caractéristiques de l’œuvre de jeunesse, quand Léonard est lié à Verrocchio, elles le sont aussi de l’œuvre du maître après 1500, qui se contente d’élaborer des cartons que développeront les disciples. Toute cette production apparaît comme étroitement liée aux programmes et à la commande. Léonard est un peintre qui obéit à l’occasion, qui ne la devance et surtout ne la provoque pas (sauf une exception: pour des raisons d’ordre pratique, il aurait, d’après Vasari, demandé à son retour à Florence, en 1500, qu’on le charge du panneau destiné à l’autel majeur de l’Annunziata). Mais par son activité graphique et réflexive, il est préparé à toute éventualité. Il a d’ailleurs abordé tous les genres: tableau d’autel (ou pala), tableau de dévotion, portrait, composition monumentale. Il n’y a chez lui aucune de ces entreprises révolutionnaires que tenteront et réussiront ses jeunes rivaux: Raphaël, Michel-Ange ; ou même ceux qu’il influencera, comme Andrea del Sarto. Visiblement, après les travaux communs à la bottega et son émancipation définitive en 1479, il restreint le plus possible son œuvre, concentrant chaque fois toutes ses forces pour dépasser ses prédécesseurs. On peut être frappé de l’importance des tableaux religieux, du petit nombre des portraits et du peu d’œuvres « mythologiques »: la Léda, peut-être un Bacchus perdu, et le décor des camerini au château Sforza (vers 1495). Dans tous ses ouvrages religieux, Léonard a subtilement renouvelé l’iconographie du sujet. Il conçoit le rapport de la madone et de l’enfant comme un mélange de tendresse et d’effroi, l’enfant se portant vers l’emblème de la future passion, que redoute la mère ; à l’image de dévotion est ainsi substitué un petit drame psychologique qui culmine dans la Madone aux fuseaux et la Sainte Anne. L’Adoration des Mages, inachevée, est comme l’empreinte d’une invention complexe où tout gravite autour d’un éblouissement. De même le traitement de La Cène est entièrement repensé, comme tout le monde l’a observé et comme l’exposent les notes de Léonard (ms. Forster II, fo 2): les réactions distinctes de chaque apôtre à la parole du Christ transforment la scène symbolique en événement. De même encore pour La Bataille, où le problème était de donner une cohérence à la dispersion d’une mêlée, analysée dans tous ses replis terribles et mouvementés, l’opposé exactement de La Cène où il s’agissait d’animer une formule statique. L’autorité de Léonard se marque d’une manière saisissante par deux traits: la composition géométrique et l’affinement du contour, deux perfectionnements décisifs apportés à la symétrie des mises en page et à l’organisation serrée des formes qui régnaient dans l’atelier de Verrocchio, comme dans l’ensemble de l’art toscan des années 1470-1480. L’apparition du groupe « pyramidant » dans La Vierge aux rochers est une date. Comme l’a admirablement exposé H. Wölfflin (L’Art classique, 1894, trad. franç. 1911), le style classique se déclare ici avec une élégante franchise qui rend l’évolution irréversible ; ce parti répété dans la Sainte Anne impressionnera durablement Raphaël et toute la génération nouvelle. Quant au passage du dessin appuyé, découpant les formes sur le fond par une arabesque simple, au sfumato, qui noie les contours dans la vapeur de l’air, il constitue la seconde innovation, elle aussi essentielle, qui a changé autour de 1500 l’art de peindre. Tout paraît sec et dur, après l’apparition de ces enveloppes subtiles et de ces modelés adoucis par l’ombre. C’est un problème actuellement sans réponse nette de savoir dans quelle mesure la connaissance des œuvres flamandes et de la technique à l’huile récemment diffusée en Italie autour de 1470 a joué dans cette évolution. Mais cette orientation était liée à deux autres décisions capitales: d’abord l’association de plus en plus étroite de la figure au paysage ; abordée indirectement, si l’on peut dire, par le décor minéral, l’architecture naturelle de la grotte dans La Vierge aux rochers, se développant dans l’inoubliable fond léger de Mona Lisa et portée à la limite dans la Sainte Ann où l’espace pictural change en quelque sorte de nature. En même temps la recherche de l’enveloppe atmosphérique, commandée par le voile bleuté de l’univers sublunaire et des lointains, amène à réduire progressivement l’intensité de la couleur, et à substituer à la mosaïque ou à l’harmonie des tons saturés la modulation délicate mais insistante des valeurs, c’est-à-dire du « clair-obscur ». Toutes ces toiles arrêtées au seuil du monochrome instituent une gamme de tons baissés, une palette réduite aux reflets rares, qui a son importance pour provoquer l’espèce d’envoûtement auquel tient expressément Léonard. L’étonnant est, en effet, qu’il a conduit parallèlement à ces quelques ouvrages une réflexion méthodique, où sont explicitées ses préoccupations, ses méthodes, ses obsessions. On l’a vu, le but élevé qu’il se proposait comme peintre l’a conduit à composer un nouvel édifice du savoir lui permettant de rendre compte de toutes les démarches d’un art complet. Plus que la délectation, sa fin est le ravissement de la beauté, l’indicible, qui donne au peintre le sentiment d’être une puissance supérieure (C.U., fo 5, ro). La figure humaine est le motif central de toute composition: seule la familiarité parfaite avec les membres du corps et leur agencement permet de régler les attitudes expressives dont l’enchaînement calculé donne son assiette à la composition (C.A., fo 199, vo). Deux lois interviennent, varietà, c’est-à-dire pas de répétition mécanique des types (B.N.H. 2038, fo 25, vo ; C.U., fo 46, ro et vo), et convenienza, c’est-à-dire la recherche des « mouvements qui traduisent l’émotion de l’âme » (C.U., fo 35, ro et vo). D’où la critique sévère des anatomies monotones et des gestes brutaux. Il faut expliciter l’esprit du thème: la composition douce et nuancée culmine dans La Cène, l’enchevêtrement et l’horreur dans La Bataille d’Anghiari (dont il ne reste que des dessins partiels). L’insistante préoccupation de l’effet « vrai » semble hanter Léonard dans ses notes. Mais cette préoccupation naturaliste est, comme on le voit bien dans ses tableaux, destinée à s’accomplir dans certains effets « privilégiés »: « un haut degré de grâce est conféré par l’ombre et la lumière aux visages de ceux qui sont assis sur le seuil des demeures obscures... » (C.U., fo 41, vo). La finesse extrême du modèle, le léger pivotement de la figure sur elle-même, l’attention aux taches qui se forment sous une lumière filtrante..., autant de conditions de cette « grâce » dont la Mona Lisa et la Sainte Anne diffusent le rayonnement. On ne possède malheureusement que d’une manière incomplète les conseils purement techniques qui venaient compléter les indications minutieuses sur la pose et l’éclairage. Léonard prétendait autant innover dans la matière fluide de la peinture que dans la composition et le style: il étudiait donc des médiums légers, à base d’huile et de vernis, permettant des glacis incroyablement subtils, qui n’ont pas toujours répondu à son attente et qui rendent ses ouvrages curieusement imperméables à la radiographie. Celle-ci ne nous apprend rien sur le travail du peintre. Le même esprit d’initiative a conduit à des recettes catastrophiques pour La Cène – qui s’est si profondément altérée – et La Bataille d’Anghiari qui n’a pas séché le moment venu. La manière dont Léonard a entendu tirer parti de la tradition italienne, des ressources de la technique flamande et peut-être de certaines formules antiques, connues par Pline, n’apparaît pas encore avec la précision voulue. Le dessinPour bien des raisons, les tableaux de Léonard ne permettent pas toujours de retrouver l’ampleur des calculs et des recherches que leur auteur multipliait. Il n’en va pas de même avec les dessins qui constituent sans doute l’apport le plus riche et le plus convaincant de l’artiste. Ils ouvrent par leur diversité un domaine inépuisable où l’on distinguera plusieurs familles: les études directes de jeunesse, souvent très poussées, comme les grands cartons qui en sont l’aboutissement ; les représentations d’instruments et de mécanismes qui, comme dans le Matr. 8936, peuvent être très soignées ; les notes et croquis spontanés, décrivant une scène fantastique en illustrant une situation imaginaire, dessins de plus en plus nombreux après 1500 jusqu’à la célèbre série des cataclysmes (1513-1515) ; enfin les dessins du type du diagramme, schémas inspirés par le souci des « démonstrations mathématiques », qui peuvent être d’ailleurs eux-mêmes très « finis » – pour des « théorèmes » sur la lumière, par exemple dans le manuscrit C –, ou de simples notations, qui tendent vers la sténographie, comme d’ailleurs la recommandé Léonard lui-même (Cod. atl., fo 199, vo). Quand il s’abandonne librement à l’inspiration graphique, jouant du dessin pour lui-même, Léonard retrouve d’instinct les deux pôles de l’expression: la figure suave et l’évocation tourmentée, l’élégance et l’horreur. Cela est vrai pour les visages, pour les attitudes, mais aussi pour les accidents et les formes de la nature régulièrement rapportés par le dessin à l’arabesque gracieuse ou au tourbillon effrayant. Le goût de l’entrelacs, équilibré et indéfini, doit sans doute être compris comme une fusion des deux termes. Cette extraordinaire aisance dans l’usage de l’outil graphique permet de mieux comprendre comment Léonard a pu avancer si avant dans l’exploration des arts autres que la peinture et, on l’a vu, de la technique. Le tracé devient un mode d’expérimentation et d’analyse, où il peut donner corps à ses « idées » aussi bien pour l’architecture et les problèmes de la construction que pour la sculpture et ses difficultés propres. On aperçoit ainsi par quelles voies il a été amené à élaborer de véritables « traités » chaque fois qu’il abordait ces domaines. La démarche est toujours la même: l’analyse théorique des problèmes doit précéder la réalisation. D’où des suites d’églises à plan central (ms. B), ou, lorsqu’il faut travailler à la statue équestre colossale de Francesco Sforza, les deux études parallèles du mouvement du cheval (cabré ou au pas, animé ou calme) et des moules et fours destinés à la fonte. Le dessin commenté est la clef universelle de Léonard. Et il est intimement incorporé à son analyse « scientifique » du réel. Cette exigence n’est probablement pas ce qui a été le mieux compris des artistes et des amateurs contemporains. Le détour qui lui semblait nécessaire pour asseoir la pratique des arts est bientôt apparu comme le goût de spéculations abstruses, inutilement absorbantes, peu intelligibles, sinon « hérétiques ». La masse d’informations et d’idées véhiculée par le texte et l’image semble dès 1513-1515 se refermer sur elle-même, comme un trésor inutile, qui allait traverser l’ignorance et l’indifférence de plus de trois siècles. Il n’en fut pas de même pour les dessins, croquis et études qui ont intéressé les collectionneurs, surtout à la fin du XVIe siècle, et d’assez bonne heure, semble-t-il, les praticiens, avides de reprendre les trouvailles de Léonard: certains motifs comme les fameuses « caricatures » (en fait, des exercices de caractère « physiognomonique ») sont copiés au XVIe siècle et imités en Flandre avant d’être gravés au XVIIe. Surtout, dans tous les cas où il a pu fournir un modèle explicite, en peinture, en sculpture, en architecture même, l’action exercée par Léonard sur le cours des arts s’est marquée avec netteté. Sans lui, rien ne se serait exactement passé de la même manière, ni la définition complète du plan central avec Bramante, camarade et ami de Vinci à Milan, ni la tournure prise par la sculpture « classicisante » avec Rustici, très proche de Léonard en 1507-1508, ni, bien entendu, l’orientation finale de Raphaël (après le séjour à Florence en 1504-1505), de fra Bartolomeo et d’Andrea del Sarto vers une sorte de douceur solennelle, ni celle de Luini et de Sodoma vers les formes complexes et recherchées. Et Vasari datera tout naturellement l’âge nouveau – la haute Renaissance – de l’apparition de Léonard. L’importance artistique de Léonard fera oublier l’échec de la grande synthèse art-science. C’est par la séparation croissante et définitive du savoir scientifique et de l’activité artistique que se définira l’âge moderne. Mais cette ambition, conduite aussi loin qu’il était possible par les ressources d’un esprit indomptable et infiniment agile, apparaît comme une des dimensions essentielles de la Renaissance.
Art de l’Encyclopædia Universalis
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