RUSSIE, EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE

           Etat, Nation, Société civile

 

Cahiers
Anatole
Leroy-Beaulieu


 


 
 
 

Institut d'Études Politiques de Paris
27 rue Saint Guillaume - 75337 Paris Cedex 07

                                 
Directeur des Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu:
Dominique Colas
Professeur des universités à l'IEP de Paris, chercheur au CERI, directeur du programme doctoral Russie et CEI.

N° 1. Dominique Colas (dir.) Sociologues et politistes français face aux révolutions russes


Première publication sous forme sur papier en Janvier 1998



 
 
Pour obtenir les Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu

adressez vous  à joelle.moras@sciences-po.fr


 


SOMMAIRE du Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu N° 1

Anatole Leroy-Beaulieu et  l'importance des études sur la Russie et sur lâEurope de lâEst au sein de Sciences Po  par  Dominique Colas

EMILE DURKHEIM : [Etat et société en Russie] (1902)

Anatole Leroy-Beaulieu " En Russie. La Douma. La Révolution russe" (1905)

 Célestin Bouglé : "Qu'est-ce que le bolchevisme "? (1918)

 Dossier : Mauss et le bolchevisme
 


In memoriam Isaiah Berlin 1907-1997
 
 
 


ANATOLE LEROY BEAULIEU ET LâIMPORTANCE DES ÉTUDES SUR LA RUSSIE ET SUR LâEUROPE DE LâEST AU SEIN DE SCIENCES PO

 

 
 
 
 
 

Aucune figure ne représente mieux l'importance des études sur la Russie et l'Europe centrale, au sein de l'Institut dâEtudes politiques de Paris que celle d'Anatole Leroy-Beaulieu. Son grand ouvrage, dont nous reparlons plus bas, - LâEmpire des tsars et la Russie, édité pour la première fois en 1881-1882, demeure un classique et un monument de lâhistoriographie. La Russie ne fut cependant pas le seul objet du travail intellectuel dâAnatole Leroy-Beaulieu, comme en témoigne, par exemple, son ouvrage, Israël et les nations, (1893, nouvelle édition, préfacée par René Rémond chez Plon en 1983). Il consacre, du reste, un chapitre de lâEmpire des tsars et la Russie aux cultes non chrétiens, juifs, musulmans, bouddhistes. Et il décrit la situation des juifs, les origines des « troubles antisémitiques », sâintéressant au rôle de la presse, des « meneurs », sur le fond dâun tableau sociologique du statut économique et politique des juifs en Russie : il analyse les événements en les replaçant dans un cadre explicatif plus large qui lui permet de les interpréter et, par exemple, de soutenir que les émeutes antisémites du début du règne dâAlexandre III nâont pas « été une explosion tout spontanée des fureurs populaires »  Anatole Leroy-Beaulieu, sâil est historien du passé, s'intéresse donc aussi à lâactualité quâil observe, et il la pense avec des catégories, parfois embryonnaires, qui sont celles des politistes d'aujourd'hui. Lâhistoire en train de se faire est une partie de la matière de son þuvre et il complète son ouvrage dâune édition à lâautre : ainsi indique-t-il, dans la quatrième édition de 1898, quâon pourrait rapprocher les émeutes russes antisémites de 1890 à 1897 de celles dâAlger en 1898. On a donc, comme le montre cet exemple, un historien du temps présent, qui est autre chose quâun chroniqueur ou un journaliste, mais un analyste et, à lâoccasion, un comparatiste.
Né en 1842, Anatole Leroy-Beaulieu fit son premier voyage en Russie en 1872 : il collabora régulièrement, et abondamment, à la Revue des deux Mondes et effectua de nombreux séjours à lâétranger ; les deux textes que nous publions dans ce numéro - En Russie. La Douma. La Révolution russe, et La Russie et la Crise en Russie -, sont le fruit dâun de ses derniers voyages, au lendemain de la révolution de 1905, puisquâil devait mourir en 1912.
À sa carrière dâhistorien et dâanalyste de son temps, quâil conduisit en dehors du cadre universitaire traditionnel, sâen ajoute une autre, celle de professeur puis de directeur de lâEcole libre des Sciences politiques, où il enseigna sur des sujets variés (lâintitulé initial de son premier cours, en 1882-1890, était : « Tableau de lâEurope contemporaine ») et ce jusquâà sa mort, étendant ses enseignements aux institutions, aux partis politiques, à la question religieuse. En 1906, il avait pris la succession dâEmile Boutmy, premier directeur de lâEcole libre des Sciences politiques quâil avait créée en 1872, et exerça cette fonction jusquâen 1912.
Ce bref rappel ne saurait se substituer ni aux travaux voués à Anatole Leroy-Beaulieu  ni à ceux consacrés à la naissance de lâEcole libre des sciences politiques . Mais il éclaire les raisons qui ont présidé au choix du titre de cette publication.
Les Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu seront lâune des modalités de la publicité des travaux de recherche sur la Russie et lâEurope centrale qui sont conduits au sein de lâIEP de Paris et de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Une étape importante dans lâhistoire de ce domaine de recherche et dâenseignement - et il faut souligner ici le rôle actif joué par Jean Touchard, secrétaire général de la FNSP -, fut la création par Hélène Carrère dâEncausse, en 1969, dâun cycle de « spécialisation sur lâURSS et lâEurope orientale », rapidement transformé en DEA, et alors intitulé « Etudes soviétiques et est-européennes ». La future académicienne a assuré, jusquâen 1996, la direction de cette formation, que lâécroulement du système communiste avait conduit à rebaptiser, en 1995, « Etude comparée de la transition démocratique dans l'Europe post-communiste ». On en trouvera la maquette à la fin de ce numéro.
Ce DEA, seul DEA de Science Politique, comparatiste, marqué par lâesprit de la pluridisciplinarité, axé sur lâEurope centrale et orientale, est lâune des rares formations de ce type en France et même en Europe ; il sâinsère lui-même dans un Cycle supérieur qui rassemble, en plus des étudiants en DEA (25 par promotion), une soixantaine de thésards. De nombreuses thèses ont au fil des années été soutenues par des étudiants issus du cycle. Le nombre, et la diversité des itinéraires, dans lâenseignement, la recherche, la diplomatie, les entreprises, le journalisme, des étudiants formés dans ce Cycle sont mis en lumière par lâannuaire Transitions publié par lâassociation des Anciens . Lâauteur de lâEmpire éclaté a, par la direction dâun grand nombre de thèse et par ses apports scientifiques, perpétué la tradition ouverte par Leroy-Beaulieu, sans du reste que les étudiants et les enseignants quâelle avait regroupés soient seulement des spécialistes de lâURSS ou de la Russie mais de tous les pays de la zone de lâEurope il y a encore peu soumise à la domination des partis communistes.
Mais à lâIEP de Paris les enseignements sur la Russie et lâEurope centrale trouvent aussi leur place dans le deuxième cycle à travers différents cours. En même temps la fin du régime communiste a aussi permis la création de nouvelles formes de coopération internationale, spécialement dâun programme de Master de science politique au sein du MGIMO (lâuniversité du ministère des Affaires Etrangères à Moscou), copiloté par lâIEP de Paris, tandis que plusieurs IEP de province sont associés pour lâorganisation dâune formation de type IEP à Minsk, sous lâimpulsion de Yves Schemeil. Les laboratoires dépendant de la FNSP, et au premier rang le Centre dâEtudes et de Recherche Internationale (CERI, actuellement dirigé par Jean-François Bayart), mais aussi le Centre dâEtudes sur la vie politique française, (CEVIPOF, que dirige Pascal Perrineau) ont une activité importante, notamment de publication. Les Presses de Sciences Po ont publié de nombreux ouvrages sur la Russie et lâEurope de lâEst, entre autres lâouvrage dâHélène Carrère dâEncausse, Réforme et révolution chez les Musulmans de lâempire soviétique (1ère édition 1966, 2e édition 1981) et Europe, la nouvelle vague. Perspectives économiques de lâélargissement, sous la direction de Jacques Le Cacheux (1996). La bibliothèque de lâIEP dispose dâun très important fonds documentaire (dont une partie en cyrillique) sur lâEurope de lâEst et la Russie qui est un instrument décisif pour la recherche et lâenseignement.
Cependant lâapport des doctorants, des docteurs, des enseignants du Cycle dâEtudes supérieures est apparu suffisamment riche, pour permettre, avec des renforts extérieurs l'organisation de colloques - le premier intitulé « Stratégies et acteurs locaux dans lâEurope post-communiste » (qui se tient les 29 et 30 janvier 1998) dans les locaux de lâIEP et pour la publication de ces Cahiers. Ces projets nâauraient pu aboutir sans le soutien très actif que jâai reçu du directeur de lâIEP, Richard Descoings, et du directeur scientifique de la FNSP, Jean-Luc Domenach, depuis septembre 1996, date à laquelle je suis devenu le responsable du Cycle supérieur Etude comparée de la transition démocratique dans lâEurope post communiste.
Lâon vient, à lâoccasion du 80e anniversaire de la Révolution russe de réfléchir sur le sens et la portée de cet événement, dont certains ont cru quâil était la rupture majeure dans lâhistoire de lâhumanité. En 1998 il se trouvera sans doute peu de personnes en Europe de lâEst et en Russie pour célébrer le 100e anniversaire de la fondation du Parti Ouvrier Social- Démocrate Russe, à Minsk (capitale de lâactuelle Biélorussie) alors que, par scission, épuration et changement de nom, le POSDR fut le terreau de la naissance des partis communistes. Ces deux anniversaires, comme lâéponyme de ces Cahiers ont conduit à rassembler, pour cette première livraison, des textes montrant les réactions et interprétations des révolutions russes par des auteurs français contemporains de cette période, qui, en dehors dâAnatole Leroy-Beaulieu, sont des durkheimiens : Bouglé et Mauss, le numéro sâouvrant par un petit texte de Durkheim lui-même. Même si un article porte sur « Mauss, le Congrès de Tours et le bolchevisme », on comprendra que cet ensemble, plus quâà une analyse systématique, veut inciter à des recherches plus conséquentes. Alexander Gofman, inlassable traducteur de Durkheim et de Mauss, sociologue et historien de la sociologie, fait le point sur la traduction de Mauss en russe.
Enfin, une brève notice nécrologique sur Isaiah Berlin évoque une des figures majeures de la philosophie politique contemporaine et, pour tous ceux qui sâintéressent à la Russie et à ses penseurs, une référence majeure.
 

 


Joëlle Moras, ainsi que Françoise Daucé et Gilles Favarel-Garrigues, ont permis par leur compétence et leur énergie la réalisation de ce numéro. Sa publication coïncidera avec la tenue du colloque intitulé « Stratégies et acteurs locaux dans lâEurope post-communiste ». Les contributions à ce colloque seront publiées dans le numéro 2 des Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu, dont le volume sera sensiblement plus important que celui-ci, et ceci toujours grâce au soutien matériel et intellectuel de la direction de lâIEP et des responsables de la Fondation Nationale des Sciences politiques.
Bien entendu une telle publication ne peut prétendre rivaliser avec les grandes revues travaillant dans le même champ mais elle peut faciliter les échanges et la communication et montrer que le DEA et le Cycle Supérieur sont à la fois des lieux dâenseignement mais aussi de production du savoir. Faut-il ajouter que ces Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu ne sont, évidemment, nullement fermés à des apports extérieurs mais quâils espèrent, au contraire, les susciter, selon la conception même de lâélaboration du savoir qui est celle de lâIEP de Paris ?

Dominique COLAS
 
 




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DURKHEIM : [ÉTAT ET SOCIÉTÉ EN RUSSIE]

PRÉSENTATION PAR DOMINIQUE COLAS
TEXTE DE DURKEIM [ÊTAT ET SOCIETE EN RUSSIE, 1902]
 

PRÉSENTATION

Le texte dâEmile Durkheim qui suit a été publié par le sociologue français dans lâAnnée sociologique en 1902. Il sâagit du bref compte-rendu dâun ouvrage de Paul Milioukov, historien et aussi homme politique qui fut une figure clé du Parti Cadet, « Essai sur lâhistoire de la civilisation russe » ;  la traduction en français était préfacée par Lucien Herr, le bibliothécaire de lâEcole Normale Supérieure dont on connaît lâimportance dans lâhistoire du socialisme. Contrairement à Marcel Mauss, Emile Durkheim ne sâest pas intéressé à la Russie de façon approfondie. Dans le tome 3 de ses Textes (Fonctions sociales et institutions) dans lâédition de Victor Karady (Editions de Minuit), on trouve un autre texte intitulé : « Lâautorité dans la Russie ancienne », et qui commente un article portant le même titre de V. Boudanov (pp. 262-266) .

Dans cet article sur lâautorité dans la Russie ancienne, Durkheim affirmait : « Le panslavisme a existé dès le début des sociétés slaves » . Durkheim considérait que les Etats particuliers naissent par un « phénomène de différenciation » et au sein de sociétés plus larges dont « tous les membres se sentent unis par des liens de parenté ethnique ou morale »  et il jugeait possible que dans des phases ultérieures de leur développement, ces Etats éprouvent le besoin de sâunifier. Ce principe que Durkheim, à travers Boudanov, voyait en oeuvre en Russie, il le retrouvait aussi dans le pangermanisme contemporain, dans lâirrédentisme italien, comme dans le panhellénisme de lâantiquité. On notera que Durkheim se garde ici de toute appréciation sur les dangers politiques de tels mouvements (ce qui fait un fort contraste avec son texte de 1915 « LâAllemagne au-dessus de tout ». La mentalité allemande et la guerre).

Dans son texte de 1902 [Etat et Société en Russie] Durkheim pose une opposition radicale entre lâEurope occidentale et la Russie en raison du mode inverse de construction historique de lâEtat quâon trouve dans lâune ou lâautre zone : en Russie le « processus historique » sâest « développé de haut en bas », câest-à-dire que lâEtat est né avant la société qui lâa organisé, tandis quâen Europe occidentale le processus a eu lieu de bas en haut : câest la société, à la fois en termes économiques, démographiques et psychologiques qui a généré lâEtat. Ce sont là les termes dâune discussion, dont Durkheim ne revendique nullement la paternité, à laquelle il nâaurait évidemment pas droit, qui se retrouve chez une multitude dâauteurs et qui garde une actualité dans la Russie dâaujourdâhui, comme elle en a une dans les débats sur la nature du régime soviétique post-révolutionnaire. On sait que Marx, quelque quinze ans avant ce bref texte de Durkheim, (dans ses Lettres à Vera Zassoulitch) avait consacré une réflexion approfondie à la structure sociale russe où il soulignait le rôle déterminant en première instance de lâEtat dans la construction du capitalisme en Russie. Une analyse que reprenait et argumentait Engels au milieu des années 1890 : il attribuait la nécessité pour lâEtat russe de disposer dâune armée moderne, et donc dâune industrie moderne au contre-coup de la défaite du tsarisme dans la guerre de Crimée  et de la même façon, - pour une époque bien antérieure - Durkheim, commentant Milioukov, affirme que ce sont « des besoins dâordre extérieur et militaire » qui suscitèrent et développèrent lâEtat russe.

Quant au rôle attribué à la paysannerie dans lâhistoire russe, il inviterait à une comparaison avec lâanalyse sociologique de la Russie par Max Weber , aussi bien dans ses textes scientifiques que dans ses textes politiques. Dâune façon générale, on peut remarquer que Weber a manifesté plus dâintérêt pour la Russie ancienne, modèle dâun Etat patrimonial, et pour la Russie contemporaine, où il constate lâabsence dâune bourgeoisie moderne, que nâen a manifesté Durkheim.

Nous ne pouvons aborder dans le cadre de cette présentation le problème des rapports entre Emile Durkheim et Anatole Leroy-Beaulieu qui engagerait dans une étude dâensemble de la sociologie et de la science politique française à la fin du 19e et au début du 20e siècle.
 

Dominique COLAS



 

DURKHEIM

[ÉTAT ET SOCIÉTÉ EN RUSSIE] (1902) *
 
 

/358/ Ce quâa de particulier lâorganisation sociale de la Russie, câest quâelle est tout entière lâoeuvre de lâEtat. Chez les peuples occidentaux de lâEurope, lâEtat est plutôt résulté du développement spontané de la société ; lâorganisation politique sây est formée peu à peu, sous lâinfluence de lâétat économique, démographique et moral du pays. Le processus historique sây est développé de bas en haut. En Russie, câest dans lâordre inverse quâil a eu lieu. LâEtat sây est organisé avant la société et câest lui qui a organisé la société. Câest la structure politique qui a déterminé la structure sociale .
Câest la classe paysanne qui fut la base de lâédifice. Or, par elle-même, la population rurale de la Russie formait une sorte dâénorme masse homogène, amorphe et sans consistance. Elle était répartie entre un certain nombre de territoires ; mais les liens qui unissaient les habitants au prince possesseur du territoire étaient tout personnels, temporaires et presque contractuels. Chaque sujet pouvait quitter son maître à volonté pour aller se placer sous la protection dâun prince voisin. La population nâavait donc aucune fixité. Au milieu de cet « élément fluide », le premier noyau solide qui se forma, ce fut lâEtat moscovite. Ce fut le premier groupement stable et défini, et ce fut lui qui sâefforça de fixer, dâencadrer et dâorganiser la matière floue sur laquelle sâexerçait son action.
Ce sont des besoins dâordre extérieur et militaire qui le suscitèrent et le développèrent. Pour lutter contre les Oulous Tartares, dâune part, contre les Lithuaniens, de lâautre, les princes moscovites « devinrent des organisateurs militaires dans le style des conquérants turcs ». Ce premier germe, une fois créé, grandit de lui-même. Les conquêtes engendrèrent les conquêtes ; pour cela, il fallut augmenter lâarmée, en améliorant la technique et câest à cela que sâemploya presque uniquement lâactivité gouvernementale. Seulement, pour donner satisfaction à ces besoins, il était indispensable de ne pas laisser la population russe dans lâétat incohérent et anarchique /359/ où elle se trouvait ; car une grande armée ne peut vivre si les ressources financières de lâEtat ne sont pas régulièrement assurées. Câest ainsi que les Tzars furent amenés à organiser le pays. Mais cette organisation ne prit naissance que pour répondre à des nécessités militaires et fiscales et, par suite, porte la marque des causes qui lâont déterminée.
Ainsi, câest pour régulariser la rentrée des impôts que lâEtat consolida le mir. Le groupe communal fut frappé collectivement et dès lors eut intérêt à exercer une pression sur ses membres pour les empêcher de partir et dâaller sâétablir ailleurs ; car le départ de lâun augmentait les charges des autres. De cette façon, la population perdit sa mobilité première. Plus généralement, les districts administratifs furent exclusivement des districts fiscaux. Câest encore de la même manière que les classes se formèrent. La noblesse ne se constitua pas dâelle-même ; ce fut lâEtat qui la créa, en accordant aux sujets qui devaient le service militaire certains privilèges (droit de propriété sur leurs terres et sur les paysans qui lâoccupent).
Ainsi lâEtat russe nâest pas un produit de la société, mais lui est, au contraire, extérieur. Câest du dehors quâil a toujours cherché à agir sur elle. On remarquera lâanalogie entre cette situation et celle que nous signalions lâan dernier  dans lâEtat chinois. Mais alors une question se pose : quelle a été lâétendue et la profondeur réelle de lâaction exercée, en Russie, par lâEtat sur la société ? A-t-il entamé le système mental des populations ou nâa-t-il réussi quâà modifier les cadres extérieurs de la vie sans atteindre la vie elle-même ? A cette question, lâintéressant ouvrage que nous analysons ne donne pas de réponse. Cependant, il paraît à bien des signes que lâoeuvre de lâEtat est superficielle et sans racines. Parce que lâorganisation politique nâexprime pas la constitution morale du pays, elle nâa guère pu lâaffecter profondément. Il y a eu vraisemblablement simple superposition, tout comme en Chine. Il y a donc là un type dâEtat dâune certaine généralité, et que caractérise lâespèce dâextériorité où il se trouve par rapport à la vie sociale sous-jacente.




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UN TEXTE D'ANATOLE LEROY-BEAULIEU

SUR LA RUSSIE DE 1905


PRÉSENTATION par Dominique Colas
ANATOLE LEROY-BEAULIE "En Russie, La Douma, la Révolution russe"
 
 
 

PRESENTATION

La bibliographie intellectuelle et lâimportance dâAnatole Leroy-Beaulieu pour les études sur la Russie a été suffisamment étudiée par Marc Raeff dans sa préface à la réédition de LâEmpire des Tsars et les Russes. Le pays et les habitants. Les institutions. La Religion, en 1990 pour quâil ne soit pas besoin dâinsister ici sur la place capitale de lâauteur et de son livre dans lâhistoriographie de la Russie . On rappellera simplement quâil fut publié en 1881 et présenté par son auteur comme le fruit de quinze ans de travail. Une deuxième édition, parue en 1883, puis une troisième et une quatrième en 1890 et 1897. Enfin une première réédition parue chez lâÂge dâhomme en 1988, et une seconde en 1990 en « Bouquins » Laffont. Une traduction fut publiée en Allemagne en 1884-1890, une autre en Angleterre et aux Etats-Unis en 1893-1896, qui connut une réédition en 1902-1903, puis une autre en 1969.

Dans la réédition en 1990 du texte de 1898, lâouvrage comprend 1354 pages. Mais ce nâest quâune partie de lâþuvre dâAnatole Leroy-Beaulieu et une partie de son þuvre sur la Russie et lâEmpire des Tsars, même si câest la plus importante. Les deux textes quâon trouvera plus loin sont largement postérieurs à LâEmpire des Tsars et les Russes. Le pays et les habitants. Les institutions. La Religion puisquâils sont le fruit des observations et des réflexions de Leroy-Beaulieu sur la Russie après la Révolution de 1905 . Récits de voyage, - Leroy-Beaulieu, se rendit en Russie aux printemps 1905, 1906, 1907, son premier voyage datait de 1872 - notamment de la traversée de la Pologne, témoignage sur la naissance dâune nouvelle institution, la Douma, ces ceux conférences, réflexion sur lâavenir de lâEmpire, En Russie , La Douma, la Révolution russe (1906) et La Russie et la Crise Russe (1907), sont aussi des documents sur la compréhension de la révolution de 1905 en France.

Lâauteur avec lequel une comparaison serait le plus fructueuse est Max Weber qui a consacré plusieurs articles au changement politique en Russie après 1905  : pour lui, ce qui naît câest un pseudo « constitutionnalisme », et il insiste sur le poids de la paysannerie comme sur la faiblesse de la bourgeoisie russe. Max Weber, qui à la différence dâAnatole Leroy-Beaulieu nâétait pas russophone, profitait des compétences dâimmigrés politiques russes dont il était proche pour obtenir des informations et bénéficier de traductions de la presse. Ultérieurement, dans un bref texte du printemps 1917, Weber montrera clairement que son analyse de la situation nationale de la Russie et de sa politique internationale est commandée par sa propre position de citoyen de lâEmpire allemand. Comme celle de Célestin Bouglé dans le texte précédent, cette analyse est marquée par la nationalité de son auteur. Et Leroy-Beaulieu, fort naturellement, pense au destin politique de la Russie en fonction des intérêts de la France : souhaitant que pour lâintérêt de la France et de la Russie « ce grand empire fasse son évolution, sans révolution ».

Sans entreprendre une analyse de ces textes, ni une lecture comparatiste, on notera quâAnatole Leroy-Beaulieu, qui se définit comme libéral, soutient que lâindustrialisation, créée « artificiellement » par le gouvernement autocratique, a fait naître une bourgeoisie libérale (thèse contraire à celle de Weber) et une classe ouvrière à tendances socialistes. Par ailleurs, Leroy-Beaulieu insiste sur lâimmensité de la Russie mais aussi sur son caractère disons dâ « Empire éclaté », (il parle de « mosaïque ») en nations multiples, et il relève, par exemple, le statut de « parias » fait aux Juifs (le « problème juif », et pas seulement dans lâEmpire russe étant une de ses préoccupations essentielles). Il connaît leur sort en Pologne mais aussi en Bessarabie, en Ukraine, en Crimée quâil a visitées en 1905. Il souhaite que la « question juive » reçoive une solution digne dâun « Etat moderne » : « lâégalité de tous les habitants de la Russie devant la loi, sans distinction dâorigine ou de religion ».

Laissons le lecteur analyser lui-même ces textes dans leur complexité et en les replaçant dans leur contexte idéologique et politique et relevons que, ce nâest pas une qualité secondaire, Leroy-Beaulieu sait faire preuve dâune sorte dâironie caustique. Il note quâarrivant à Pétersbourg à la date du 1er mai la gare était encombrée de soldats et quâil fut interpellé et fouillé : « Il me semblait - écrit-il - quâà mon âge je nâavais pas lâair dâun conspirateur ; en Russie les conspirateurs sont dâordinaires jeunes ; il y a à cela plusieurs raisons, dont lâune est quâon ne les laisse pas vieillir »...
 

Dominique COLAS
 



 
 

ANATOLE LEROY-BEAULIEU : En Russie, La Douma, la Révolution russe


Conférence faite à Paris pour l'Alliance Française, le 18 juin 1906
Editions de la Revue politique et littéraire (Revue bleue)et de la Revue scientifique
 
 

 « Je dois vous entretenir ce soir dâun sujet particulièrement grave, dâune révolution, pour lâappeler par son nom, qui tiendra peut-être dans lâhistoire de lâhumanité une place aussi grande que notre Révolution Française.
Je sens avec quelle réserve je dois aborder un pareil sujet, dans la salle de lâAlliance Française ; aussi mâappliquerai-je à le traiter dâune manière impartiale, si cela est permis et si cela est possible en face de pareils événements.
Je vous dirai mes impressions, ou plutôt je chercherai à vous faire voir ce que jâai vu, à vous faire entendre ce que jâai entendu. Je mâinspirerai de la seule méthode qui convienne aux études sociales : la méthode dâobservation, celle de notre illustre compatriote Le Play, dont tantôt, au Luxembourg, nous inaugurions la statue.
Lâan dernier, jâai déjà eu lâoccasion de vous donner mes impressions de voyage en Russie pendant la guerre du Japon. Je vous disais que la guerre et la défaite seraient, pour la Russie, le commencement dâune ère nouvelle, et que cette guerre une fois terminée, dâautres difficultés, et plus grandes encore, surgiraient devant lâempereur et devant le peuple. Je vous annonçais que la Russie allait avoir une constitution ou une révolution. Peut-être aura-t-elle les deux à la fois, ou, plus exactement, on peut considérer quâelle est maintenant déjà en pleine révolution, si lâon entend ce mot au sens que lui donnaient nos ancêtres de 1789.
Câest, du reste, lâexpression dont se servent couramment les Russes eux-mêmes. Ils disent : « Notre révolution », et cette révolution, ils se plaisent à la comparer à la Révolution française. Ils abusent même peut-être de cette comparaison. Ils sont justement, les uns et les autres, à droite comme à gauche, désireux dâéviter les convulsions et les malheurs de la Révolution française, mais peut-être cela les rend-il parfois trop hésitants ; car une part des tergiversations du Tsar semble venir de ce quâil est préoccupé de ne pas imiter Louis XVI, de peur dâavoir le même sort.
Quoi quâil en soit, je crois, avec les plus clairvoyants des Russes, quâils sont en présence dâune de ces crises qui ne durent pas une année, mais des années, peut-être des dizaines dâannées.
Je vous racontais, lâan dernier, comment jâétais entré en Russie, en venant des Balkans, par la Roumanie et la Bessarabie, par Kichinev et Odessa. Cette année, je venais de Buda-Pesth. Je mâétais arrêté quelques jours en Hongrie et à Cracovie ; jâentrai dans lâempire russe par la Pologne.
Nâayant pu le faire le printemps dernier, je tenais à voir quel contre-coup avait, en Pologne, ce que les Polonais, eux aussi, appellent la Révolution russe.
Jâai eu la chance dâassister, en Pologne, à trois élections, dans trois villes différentes ; cela parce que le gouvernement russe avait imaginé de suivre la pratique anglaise, de faire procéder aux élections à des jours différents dans les diverses régions et même dans les diverses villes de la même province.
Câest ainsi que jâai pu voir les élections à Czenstokowae, grand centre industriel et en même temps antique pélerinage de la Pologne ; ensuite à Lodz, sorte de grande ville à lâaméricaine qui a crû presque aussi rapidement que Saint-Louis ou Chicago ; Lodz compte aujourdâhui près de 400.000 habitants, alors quâelle nâen possédait pas 15 ou 20.000, il y a cinquante ans ; enfin, jâai pu encore assister aux élections dans la capitale de la Pologne, à Varsovie, grande cité, elle aussi, dâenviron 800.000 âmes.
Ces élections se faisaient sous lâétat de siège ; on peut dire quâil en a été de même à peu près partout dans lâempire. En Pologne, tous les bureaux de vote étaient gardés par des troupes ; souvent des patrouilles de cosaques stationnaient aux portes ; jâai même vu  et jâai entendu le fouet, la nagaïka des cosaques, sâabattre sur le dos des électeurs de Lodz. Cela nâa pas empêché les électeurs de la Pologne et de presque tout lâempire dâenvoyer à Pétersbourg des députés de lâopposition.
A Lodz et à Varsovie le spectacle de ces élections mâa, en même temps, réjoui et attristé. Le fait même dâassister à des élections en Pologne, dans cette Pologne russe si longtemps asservie et si dûrement opprimée, était assurément réconfortant. Pour moi, qui étais venu autrefois, vingt ans, trente ans plus tôt, à diverses reprises, dans cette infortunée Pologne, pareil spectacle semblait la réalisation dâun rêve naguère encore traité de chimère. Je nâavais jamais désespéré de la Pologne, et jâose dire quâune des grandes joies de ma vie a été de voir des électeurs polonais déposer leur bulletin dans lâurne en face des baïonnettes russes.
On nous répète sans cesse que lâhistoire est immorale, que partout la Force triomphe du Droit. Je crois, quant à moi, que câest là une assertion à tout le moins exagérée. Certes, trop souvent, sous nos yeux même, le droit est vaincu ; mais il ne lâest pas toujours dâune façon définitive. Les partis, les peuples surtout qui restent fidèles à eux-mêmes, les peuples qui ont foi dans leur destinée, foi dans leur droit, finissent, à la longue, par le faire reconnaître.
Je nâen sais pas de plus noble exemple que celui donné à lâEurope et au monde par deux pays, deux peuples dont le sort apparaissait au vulgaire comme désespéré, par la Pologne russe et par lâIrlande quâon pourrait appeler une Pologne anglaise. Ne sâétant pas abandonnés eux-mêmes, ils peuvent espérer lâun et lâautre recouvrer leur droit à une existence nationale.
Ce quâil y avait dâattristant dans les élections de la Pologne, câest que, dans les grandes villes, elles se sont faites, malgré le désir des hommes les plus éclairés, sur une question de race ou de religion. A Lodz comme à Varsovie, câétaient moins des partis politiques que des partis religieux qui se trouvaient en présence, ou, si le mot religion nâest pas ici tout à fait à sa place, je dirai des partis de races, bien que ce mot de « race » est un terme dont jâaime peu me servir.
Il y avait, dâun côté, les chrétiens, les catholiques, dâun autre côté les Juifs. Les Juifs forment, en Pologne, une nombreuse partie de la population ; dans les grandes villes, ils sont environ un tiers. Varsovie avait droit à deux députés, Lodz à un seul, ce qui était peu pour ces deux grandes cités. Le gouvernement russe a commis la faute, dont il se repent peut-être trop tard, dâavoir, dans la répartition des sièges, favorisé les campagnes aux dépens des villes, sâimaginant trouver, chez les paysans, des électeurs et des députés plus dociles.
Varsovie nâayant que deux députés, Lodz un seulement, on comprend que la grande majorité des Polonais chrétiens ait préféré nommer des chrétiens ; câest ainsi que, dans ces deux villes, où les Juifs ne formaient que le tiers de la population, les Juifs nâont pas eu de député. Je suis convaincu du reste que si Varsovie avait eu trois députés, on aurait certainement accordé aux israélites un représentant de leur culte, dâautant que, parmi eux, se distinguent plus dâun homme de mérite et dâun patriote polonais.
Malgré cela, tout en regrettant que le mode même dâélection ait mis chrétiens et juifs aux prises, il nây en avait pas moins, pour un vieux libéral comme moi, pour un homme qui a passé sa vie à défendre la cause de la liberté religieuse et politique, une véritable satisfaction à voir ces deux parias si longtemps opprimés : le Polonais et le Juif, le catholique et lâisraélite, se rendre simultanément à un scrutin, dont dépendait le sort de la patrie commune. Sâils étaient divisés sur les élections à la Douma, ils étaient en somme dâaccord, sinon sur la direction à donner à la politique polonaise, du moins sur les revendications à faire valoir auprès du gouvernement russe.
Chrétiens ou Juifs, les Polonais sont presque unanimes sur un point : câest que la Pologne doit réclamer son autonomie. Elle a une nationalité trop tranchée, elle a, derrière elle, un passé trop ancien, trop glorieux, elle possède une littérature et un art national trop vivant pour abdiquer son individualité nationale. Elle croit avoir droit à lâautonomie, sinon à lâindépendance ; et il est juste de dire que lâélite de la société russe lui reconnaît aujourdâhui ce droit. Dans la Pologne actuelle, le nombre des séparatistes est devenu très faible. Il y a, pour cela, plusieurs raisons : dâabord, les Polonais ont fait de véritables progrès au point de vue politique. Pendant longtemps, ils ont été la dupe dâune sorte de romantisme national ; ils sâenivraient des belles images de leurs grands poètes, ils nâenvisageaient pas les réalités. Or, en politique, il nâest quâun terrain solide, celui des faits et des réalités. Aujourdâhui - jâai pu le constater avec une grande joie - les Polonais, quâon sâétait habitué à regarder comme un peuple chimérique, ont appris à devenir, eux aussi, des hommes politiques, des hommes pratiques ; ils ont appris à ne demander à une époque que ce que cette époque peut leur donner.
Ils nâont guère besoin, pour obtenir une autonomie assez large, que de sâentendre entre eux, que de former un faisceau uni, que de ne pas se laisser couper en partis trop nombreux, que de ne point laisser chez eux la haute main aux partis extrêmes.
Il faut dire que cela est peut-être déjà difficile. La Pologne russe est devenue un pays industriel ; câest une des régions les plus manufacturières de notre Europe ; par suite, il y a chez elle, des partis révolutionnaires, notamment un parti socialiste polonais. Il est vrai que, à la différence des socialistes de lâOccident, ce parti polonais socialiste dit P.P.S. a voulu demeurer un parti national, on pourrait presque dire « nationaliste ». Il y a aussi un parti socialiste juif, rattaché au Bund de lâOuest de la Russie. Ce sont là des éléments révolutionnaires qui peuvent emporter une fraction des Polonais vers des solutions chimériques ou téméraires et, par là même, rendre peut-être plus difficile la constitution de lâautonomie de la Pologne.
Les adversaires de son autonomie comptent surtout sur ses divisions. Espérons que le patriotisme polonais saura déjouer leurs calculs. Quoiquâil en soit, comme libéral et comme Français, je souhaite que la Pologne finisse par obtenir lâautonomie à laquelle elle a droit. Si je dis autonomie et non pas indépendance entière, câest que, pour plusieurs raisons, politiques, économiques, militaires, la Pologne contemporaine ne saurait, sans périls pour elle-même, être entièrement séparée du grand Empire slave. Ne fût-ce que pour son industrie, elle a absolument besoin de rester unie à la Russie. Une barrière de douanes entre Pétersbourg et Moscou dâun côté, Varsovie et Lodz de lâautre, serait la ruine de lâindustrie polonaise et par suite de la Pologne. A cette industrie il faut un débouché, et ce débouché, lâempire russe peut seul le lui offrir.
La plupart des Polonais le comprennent ; ils sentent aussi que sâils étaient abandonnés à eux-mêmes, ils rencontreraient un autre adversaire plus redoutable pour leur nation que le Russe, parce que plus éloigné dâeux par ses origines et plus envahissant. Cet adversaire que je nâai pas besoin de nommer, câest leur voisin de lâouest, câest celui qui les opprime en Posnanie et en Silésie ; celui qui se souvient encore dâavoir autrefois régné à Varsovie et qui ne tolérerait pas longtemps une Pologne indépendante. Russes et Polonais ont lâþil ouvert du côté de ce péril, que lâEurope elle-même ne doit pas perdre de vue. Si la Pologne tombait en proie à une révolution, ce ne seraient peut-être pas les troupes du tsar qui viendraient mettre de lâordre à Varsovie, mais plutôt celles dâun autre empereur.
En ce sens, on peut dire que la question polonaise, qui pendant si longtemps a été lâobstacle entre la France et la Russie, parce que, à nous autres Français, vieux amis de la Pologne, il répugnait dâavoir lâair dâabandonner ou de sacrifier les Polonais aux Russes, peut devenir un lien entre les deux pays, en face dâun adversaire commun. Quant à moi, qui ai toujours prétendu garder pour nous les sympathies des deux peuples, je nâai cessé de répéter aux Russes : « Vous ne pouvez russifier la Pologne ; - ne fût-ce que dans votre intérêt, vous devez respecter sa nationalité ; » et aux Polonais : « Vous ne pouvez vous montrer irréconciliables vis-à-vis des Russes, sous peine de devenir la proie des Allemands. » Cette double vérité, je suis heureux que lâélite des deux peuples la comprenne aujourdâhui.
En entrant en Russie par la Pologne, je me trouvais immédiatement, comme devant autant de sphinx menaçants, en face de problèmes qui se dressent à la fois, de tous côtés, devant le gouvernement et le peuple russes : les problèmes de nationalités.
Ayant la conviction que la Pologne a le droit de réclamer son autonomie, je ne me permettrai pas de refuser pareil droit aux autres nationalités de lâEmpire. Je crois cependant quâen laissant à lâavenir le soin de décider quels sont les peuples qui ont assez de cohésion nationale ou assez de maturité pour être en état de revendiquer leur autonomie, il nây en a quâun aujourdâhui, en dehors de la noble Finlande, qui soit sans conteste mûr pour une large autonomie : câest le peuple polonais.
Quant aux autres groupes nationaux, jâincline à croire que, pour le moment et pour une série dâannées plus ou moins longue, il suffirait de leur accorder une sérieuse décentralisation. La plupart des Russes sentent du reste que la nouvelle Russie doit être, à cet égard, le contraire de la Russie ancienne ; à la Russie autocratique centraliste, doit succéder une Russie à large self-government local. Câest le seul moyen pour elle de conquérir des libertés effectives et efficaces.
En même temps que je me heurtais en Pologne à la question des nationalités, jây rencontrai un autre grave problème, que jâavais, lâannée précédente, étudié à Kichineff, à Odessa, à Kief, le problème juif. Câest un de ceux qui préoccupent le plus lâopinion, dâautant, quâun grand nombre des défenseurs de lâordre ancien espèrent trouver dans la question juive un moyen de séparer leurs adversaires, un moyen de couper en deux la Douma. Ils imaginent quâen effrayant les paysans sur la place que prendraient, dans les campagnes, comme dans les villes, les juifs émancipés, le gouvernement pourrait enlever les paysans à lâalliance des libéraux .
Je crois que ce calcul sera déçu. En tout cas, quand on observe la question juive en Russie, on est frappé dâun fait : si parmi les révolutionnaires russes, il y a tant dâisraélites, la raison en est bien simple, câest que les lois dâexception, auxquelles sont soumis les enfants dâIsraël, les condamnent à devenir des adversaires irréductibles dâun gouvernement qui leur refuse obstinément les droits accordés aux autres habitants du pays.
Il nây a quâune chance dâenlever les cinq millions de juifs de la Russie à la révolution et aux conspirations, câest de leur accorder lâégalité, de leur concéder les droits civils reconnus à leurs compatriotes chrétiens.
Il est juste dâavouer que, à cet égard même, il y a déjà un pas considérable de fait. Si les juifs restent assujettis aux lois tyranniques qui leur interdisent lâintérieur de lâempire, qui leur refusent le droit dâhabiter dans les campagnes, ou même dâentrer à volonté dans les collèges de lâEtat ou les universités, on leur a concédé, du premier coup, le droit le plus important de tous : le bulletin de vote. Ils ont voté, et ayant voté une fois, il est malaisé de les empêcher de le faire une autre fois. Après leur avoir reconnu des droits politiques, peut-on leur contester les droits civils ?
Ils ont du reste pénétré en nombre dans la Douma : ils y sont une dizaine. Si les grandes villes polonaises, si le royaume même de Pologne proprement dit, nâont pas élu - je le crois, du moins - de député israélite, dâautres parties de lâEmpire nâont pas craint de le faire. La Lithuanie, les provinces baltiques, et chose plus caractéristique, Pétersbourg et Moscou ont nommé des Juifs. Quoique la population israélite soit presque insignifiante, les deux capitales ont tenu à honneur de choisir, au nombre de leurs représentants, des membres de ce groupe traité jusque là de paria.
Bien mieux, les hommes qui espéraient que la question juive leur servirait à séparer les paysans des libéraux russes ont éprouvé une surprise, qui a dû leur être singulièrement pénible. Si vous avez pu suivre les discussions de la Douma, vous aurez remarqué que les constitutionnels-démocrates, les cadets, comme on les appelle par un calembour dâorigine française, se sont prononcés pour des lois agraires et pour une nouvelle répartition des terres. Câest un député israélite, un élu de Moscou, choisi spécialement pour ses connaissances financières et économiques, M. Hertzenstein, qui a défendu ce projet avec le plus dâautorité et de compétence. Il sâest trouvé ainsi que lâhomme que les paysans ont le plus applaudi, dans cette grave discussion, est un de ces Juifs, quâon leur désignait comme leurs ennemis naturels.
On peut donc espérer que la question juive recevra la seule solution digne dâun pays qui prétend devenir un Etat moderne, la solution réclamée par la Douma à lâunanimité - sâil y a eu quelques opposants, ils se sont contentés de sâabstenir : - lâégalité de tous les habitants de la Russie devant la loi, sans distinction dâorigine ou de religion.

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De Varsovie, je suis allé à Pétersbourg. Câest sur Pétersbourg, grâce à la Douma, que se concentraient les regards et les espérances de tous les peuples de lâimmense Empire.
Le voyage en Russie, à partir de la frontière autrichienne, ne se faisait pas sans quelques difficultés. Il y avait dâabord les interminables formalités des passeports ; puis chaque station était gardée par un détachement de troupes en armes. Il nâen était pas seulement ainsi des gares, mais encore des ponts et des viaducs, jusque, dans la solitude des forêts du Nord. On craignait que les ennemis du gouvernement, que les terroristes ne fissent sauter les ponts.
Les précautions quâon rencontrait sur la ligne, on les retrouvait au débarcadère. A Pétersbourg, notamment, la gare était encombrée de troupes ; il est vrai que jây suis arrivé le premier Mai, notre premier Mai à nous. En descendant de wagon, je fus arrêté par des soldats qui se précipitèrent sur la valise que je portais à la main. Il me semblait quâà mon âge, je nâavais pas lâair dâun conspirateur ; en Russie, les conspirateurs sont dâordinaire jeunes ; il y a de cela plusieurs raisons, dont lâune est quâon ne les laisse pas vieillir. Malgré ma barbe blanche, ma valise me fut enlevée par trois ou quatre soldats qui lâouvrirent, la visitèrent, la retournèrent dans tous les sens. Or, nâétant plus jeune, nâayant pas une très bonne santé et ayant particulièrement la gorge délicate, jâavais emporté avec moi quelques petits produits pharmaceutiques qui inquiétèrent ces douaniers improvisés. Ils examinaient mes bonbons, mes pilules, mes pastilles ; il y eut surtout une boîte en fer-blanc, de forme longue, qui les intrigua tellement quâil fallut aller devant le chef de poste. Cette boîte contenait une poudre noire que ces défenseurs de lâautorité prenaient pour un explosif ; je vous avouerai que câétait de la poudre de charbon !
A vrai dire, comme chaque matin les journaux russes mâannonçaient un nouvel attentat, je ne pouvais beaucoup me scandaliser des précautions prises vis-à-vis des nouveaux arrivés.
Câétait une dizaine de jours avant lâinauguration de la Douma. De tous côtés, il y avait des réunions, non pas des réunions publiques, le gouvernement nâen eût pas toléré - mais de grandes réunions avec cartes dâinvitation. On y entendait des orateurs de tous les partis, des partis populaires, surtout, discuter sur toutes les questions, particulièrement sur les droits et la mission de la nouvelle assemblée nationale.
Une des choses qui me frappèrent dans ces réunions, câest que les hommes les plus acclamés, ce nâétaient pas les orateurs en renom, les écrivains, les professeurs des universités de Pétersbourg ou de Moscou, mais de simples paysans. Lâapparition dâun moujik en caftan, sur une estrade, faisait toujours éclater les applaudissements du public ; très rapidement, ces paysans étaient devenus les lions de la capitale.
Cette soudaine popularité ne pouvait manquer dâagir sur leurs sentiments et sur leurs idées ; on les voyait, de jour en jour, prendre une attitude plus fière ; on devinait quâils en venaient eux-mêmes à se considérer comme les principaux représentants du peuple, pour ne pas dire les seuls vrais représentants de la nation russe.
Une de ces assemblées méritait tout particulièrement lâattention : câétait le Congrès des Cadets (K.D.), autrement dit des constitutionnels démocrates. Ce congrès a siégé pendant quatre ou cinq jours, avant lâouverture de la Douma ; il avait formulé un programme rédigé par le grand historien Millioukof et auquel a été à peu près entièrement empruntée lâadresse de la Douma.
De ce congrès est sorti un comité permanent, le comité des Cadets, qui a la prétention de diriger le parti constitutionnel-démocrate, et qui se rassemble dans un local situé à peu de distance de la Douma. Les Russes, qui font volontiers des rapprochements entre leur révolution et la nôtre, comparaient ce comité, ce club des Cadets, à notre club des Jacobins. Il y a là peut-être un péril pour lâavenir. A ce club des Cadets, comme autrefois à notre club des Jacobins, se donnent rendez-vous beaucoup de députés ; mais ils sây rencontrent avec des écrivains, des journalistes, des candidats évincés, ceux, par exemple, qui nâont pu être élus parce quâils avaient été incarcérés au moment des élections.
Il faut dire, en effet, que, si le gouvernement russe nâa pas institué de candidatures proprement officielles, sâil nâa pas eu partout « ses candidats », il a cherché à écarter de la Douma les hommes dont il se défiait. Pour cela, il employait souvent un procédé très simple : il les emprisonnait. Aussi, en plusieurs provinces, les partis dâopposition nâont-ils pas fait connaître dâavance les noms de leurs candidats, de peur dâattirer sur eux les rigueurs de lâadministration et de la police. Il y avait du reste dans le règlement de la Douma, tel quâil a été établi par la bureaucratie impériale, un article, déclarant inéligible tout homme sous le coup de poursuites judiciaires. Le procédé était dépourvu dâartifices ; dans toutes les provinces où le Gouvernement jugeait que telle ou telle personne était dangereuse pour lui, on intentait des poursuites contre elle. Câest ainsi que plusieurs des hommes le plus en vue ne figurent pas dans la Douma. Ceux-là ont, bien entendu, trouvé leur place dans le comité des Cadets ; et naturellement, ayant été écartés de la nouvelle Chambre, nâayant pas la responsabilité des votes dâune assemblée, ils sont plus enclins aux mesures violentes que leurs amis et collègues siégeant au sein de la Douma.
Je voudrais vous faire assister, comme jâai pu le faire moi-même, aux premières séances de cette première assemblée russe. Lâinauguration a eu lieu, vous le savez, au Palais impérial, appelé le Palais dâHiver. LâEmpereur, semble-t-il, avait songé un moment à convoquer les élus de la nation à venir entendre son discours dans son Palais de Tsarskoé-Sélo, le Versailles de Pétersbourg. Il y a renoncé, et ce faisant, il a été bien inspiré. On se demandait si les membres de la Douma consentiraient à faire ce voyage ; quelques-uns même prétendaient quâil y aurait, de leur part, témérité à laisser la capitale, pour se rendre dans la résidence de lâEmpereur transformée, par les soins du général Trépof, en une sorte de forteresse. Au lieu de faire venir à lui les représentants de la nation, lâEmpereur a eu le courage - on peut se servir de ce terme en pareil cas - dâaller lui-même au-devant dâeux. Mais, pour cela, on a naturellement pris beaucoup de précautions. En quittant la prison volontaire où il sâest cloîtré, lâEmpereur ne sâest pas fié au chemin de fer ; il est venu par le Golfe de Finlande et la Néva ; le massif Palais dâHiver se dresse au bord de la Néva.
Pour plus de sécurité, on avait, dès le matin, interrompu la circulation sur les ponts ; on avait même interdit lâaccès des quais voisins ; ce nâest que de loin quâon a pu apercevoir le yacht impérial entrer dans les eaux du grand fleuve, et lâEmpereur prendre une petite embarcation pour aller dâabord, selon la tradition passée en usage, à lâéglise de Pierre et Paul, dans la forteresse, prier sur la tombe de ses ancêtres. On prétend que, durant ce trajet à travers la ville, entre les quais déserts, le tzar a entendu retentir jusquâà ses oreilles les plaintes et les cris, les malédictions ou les supplications des prisonniers politiques enfermés dans la citadelle, qui entoure lâéglise où sont les tombeaux des empereurs. Pareille arrivée était dâun dramatique qui saisissait les imaginations.
La séance dâinauguration au Palais dâHiver a été non moins frappante. La salle des fêtes, appelée salle Saint-Georges, où se tenait la réunion est vaste, elle est luxueusement décorée. On avait multiplié les précautions pour quâaucun intrus ne pût sây glisser. Lâentrée était réservée aux dignitaires, aux ministres, aux généraux et aux membres des deux assemblées : Douma et Conseil de lâEmpire ; on ne pouvait y avoir accès que si lâon appartenait à ces corps constitués. Jâassistai à la séance, avec les représentants de la presse, du haut dâune galerie qui fait le tour de la grande salle et dâoù lâon dominait tout. Là même, le nombre des places avait été mesuré parcimonieusement, car, par crainte des conspirateurs et des bombes, on nâavait laissé personne occuper le pourtour de la galerie, dans la partie qui sâétendait au-dessus du trône impérial.
Lâaspect même de cette salle était à la fois fastueux et symbolique. Dâun côté, les membres du Conseil de lâEmpire, tous les hauts fonctionnaires, et, avec eux, les ministres et les généraux. Le corps diplomatique était relégué dans un coin, à lâécart ; on nâavait même pas voulu admettre une seule femme dâambassadeur ou de ministre. Du côté gauche, se trouvaient les représentants du peuple, les membres de la Douma. Entre le Conseil de lâEmpire dâun côté, avec ses uniformes éclatants, et la Douma de lâautre qui formait une masse sombre où les habits noirs étaient rares, où les redingotes se mariaient au caftan des paysans, le contraste était émouvant. Des deux côtés, on se regardait ; on se toisait ; on peut dire que lâattitude la plus fière ou la plus confiante nâétait pas celle du côté droit, celle des généraux, des ministres, des membres du Conseil de lâEmpire. Les hommes qui paraissaient le plus à leur aise étaient les moins habitués à ces solennités officielles, ceux qui devaient être étonnés de sây voir, les nouveaux élus.
Entre ces deux Russies, qui sâopposaient lâune à lâautre, comme rangées en bataille, se tenait le clergé représenté par le Métropolite et par une dizaine dâarchevêques et dâévêques, avec leurs splendides chapes et les mitres, lourdes dâor, du clergé russe. La présence du clergé donnait à cette cérémonie une grandeur, une noblesse, que lâon ne trouve guère dans les fêtes purement laïques. Le Métropolite officia avec une grande dignité ; la fête était rehaussée par lâéclat des voix, par la beauté de la musique religieuse russe. Il nây a peut-être aujourdâhui aucune Eglise, où la musique soit aussi en honneur, les compositions plus religieuses, et les voix plus belles.
Devant le Métropolite se tenait la famille impériale. LâEmpereur avait fait porter, devant lui, en ce jour solennel, les insignes du pouvoir. Etait-ce pour rappeler aux assistants que, tout en convoquant une Assemblée nationale, il restait toujours en droit, comme il prétend le demeurer dans le protocole, lâEmpereur autocrate ? Etait-ce, au contraire, pour faire comprendre la grandeur du sacrifice quâil accomplissait ? Toujours est-il que, devant le tsar, de hauts officiers de la Cour portaient, sur des coussins, les insignes historiques quâon avait fait venir de Moscou : la couronne, le sceptre, le glaive. On imaginait frapper sans doute les sens et lâimagination des assistants, spécialement des députés populaires.
Derrière ces insignes, sâavançait lâEmpereur entre les deux impératrices ; à sa droite, selon un touchant usage de la famille impériale, sa mère ; à sa gauche, sa femme. LâEmpereur et la jeune impératrice surtout donnaient des signes visibles de nervosité ; cela, hélas ! se comprenait assez ; la plupart des assistants étaient émus, quelques-uns même inquiets.
Pendant la cérémonie religieuse et le chant des prières slavonnes, lâEmpereur et les impératrices se tinrent debout, faisant face au clergé. Comme pour se donner une contenance en suivant lâoffice, ils répétaient sans fin ces larges signes de croix et ces inclinations de corps qui tiennent une si grande place dans la piété russe. Le reste de lâassistance, au contraire, paraissait nâavoir dâautre occupation que celle de satisfaire sa curiosité. Quelques moujiks seulement imitaient lâEmpereur et les impératrices, et se signaient comme eux, cédant, en cela, me semblait-il, moins à un sentiment de piété quâà lâhabitude de gestes héréditaires.
On se demandait, en voyant lâEmpereur et les impératrices baiser la croix, en entendant les évêques appeler, sur le Souverain et sur le peuple, la bénédiction divine, si cette Eglise pouvait jouer le rôle de médiatrice entre les deux Russies. On avait lâimpression que, si la religion garde encore un réel empire sur lââme populaire, ce clergé avait été trop abaissé - je ne voudrais pas dire avili - aux yeux mêmes des plus orthodoxes, pour quâil pût aspirer au rôle de conciliateur ou de médiateur. Un de nos hommes dâEtat a dit quâon ne sâappuie que sur ce qui résiste ; lâEglise russe nâa jamais assez résisté pour que, aux heures du danger, le gouvernement impérial puisse sâappuyer sur elle.
Cette Eglise est, du reste, aujourdâhui, comme toute la Russie, en fermentation ; chez elle aussi, les idées nouvelles pénètrent ; on entend des griefs, des aspirations, des prétentions, qui, il y a seulement quelques années, eussent été jugés inouïs. On parle dâun concile et dâun nouveau patriarche. Jâoserai même dire quâun des aspects les plus intéressants de la révolution russe sera le contre-coup de cette révolution sur lâEglise et sur la religion, en un pays où naissent presque chaque année des sectes nouvelles, chez un peuple où le sentiment religieux, empreint à la fois de réalisme et de mysticisme, a gardé tant dâoriginalité.
La cérémonie religieuse finie, lâEmpereur laissa les impératrices se porter en avant avec leurs manteaux de cour et leurs traînes de trois ou quatre mètres ; il resta quelques instants seul, debout au milieu de la vaste salle, les grands ducs, en grand uniforme, la main sur leur épée, rangés à quelques pas derrière lui. Puis tout à coup, dâun pas délibéré, il sâavança rapidement vers le trône. Le ministre de la Cour, et non le président du Conseil, vint lui apporter le texte de son discours.
Ce discours, lâEmpereur le lut à haute voix, dâun accent ferme, net, décidé ; malheureusement les paroles impériales étaient plutôt ternes, il ne sây rencontrait aucune de ces phrases ou de ces mots qui parlent au coeur dâun peuple ; on peut dire que le sentiment général fut un sentiment de déception.
Je ne chercherai pas ici quel a été le rédacteur de ce discours : il y a, sur ce point, plusieurs versions ; mais il semble bien que, dans les projets que lâEmpereur sâétait fait remettre par divers personnages, il a choisi les phrases les plus incolores. Alors quâon sâattendait à un appel vibrant à la nation, on nâa entendu quâun langage mesuré sans éclat, incapable de frapper les imaginations ou de réveiller le loyalisme des sujets.
A peine, cependant, lâEmpereur avait-il terminé quâun hourrah formidable éclatait. Câétait le côté droit de lâassemblée, les ministres, les généraux, les dignitaires, qui - à pleine gorge - criaient à la fois : « Hourrah ! hourrah ! hourrah ! »
Du côté de la Douma, au contraire, silence complet. Les paysans, qui ne sâétaient pas inclinés sur le passage de lâEmpereur, à son arrivée, restèrent raides et muets, devant lui, à son départ, comme sâils avaient connu notre proverbe français : « Le silence des peuples est la leçon des rois ».
Presque en même temps, une musique militaire, dissimulée dans une galerie du haut de la salle, commençait un vacarme assourdissant. On avait prévu quâil y aurait peut-être quelques cris malséants, quelques protestations bruyantes, et on avait jugé que le plus simple était de se pourvoir dâune grosse caisse pour couvrir toutes les voix.
Il semble bien en effet que si lâEmpereur nâavait pas pris la précaution de changer de ministres avant lâouverture de la Douma, que sâil nâavait pas provoqué la démission du comte Witte et de M. Dournovo, nombre des membres de la Douma auraient protesté contre la présence des ministres autour du trône. Aussi M. Gorémykine, que jâai vu deux fois durant mon dernier séjour à Pétersbourg, me disait-il quâil avait lui-même insisté pour que tous les anciens ministres donnassent leur démission à la fois, afin quâil ne parût, en face de la Douma, aucun des hommes sur lesquels on pouvait faire tomber la responsabilité de la façon dont sâétaient passées les élections.
En inaugurant cette première Chambre russe, on avait beaucoup compté, à la Cour, sur le prestige de ces cérémonies impériales pour frapper les députés paysans. Dans la Douma, ces paysans ne forment pas la majorité, ils sont à peu près un tiers, mais cela suffit pour que, en cette Chambre, probablement la plus démocratique du globe, ils puissent être les maîtres.
Quelles ont été les impressions de ces moujiks ? Sâils étaient arrivés la veille de leur village, peut-être, comme semblait le prévoir un de nos grands écrivains, se fussent-ils prosternés devant lâEmpereur et les impératrices ; mais ils avaient déjà, derrière eux, une ou deux semaines de séjour à Pétersbourg ; ils avaient, durant cet intervalle, vu et entendu bien des choses ; ils avaient déjà pris conscience de leur autorité nouvelle. Ces moujiks russes - qui souvent parlent bien, (à cet égard, ils sont incontestablement supérieurs à nos paysans français), - avaient très vite appris à dire : « Le peuple, câest nous, puisque câest nous, le nombre ! ». Ils laissaient supposer que, dans leur for intérieur, beaucoup déjà pensaient dâeux-mêmes, à lâimage de notre Tiers-Etat : « Que sommes-nous aujourdâhui ? Rien. Que devons-nous être ? Tout ! ».
Les impressions des députés moujiks nâont donc pas répondu aux prévisions de la cour et aux espérances mises sur eux à Tsarskoé-Sélo. Ceux de leurs collègues de la Douma qui ont pu recueillir leurs sentiments, au sortir même de la séance impériale, les ont entendus protester contre le faste de la cour.
Il faut prendre ces esprits simples, venus de provinces pauvres où les disettes, les famines même sont fréquentes, et les placer en face de ce luxe, qui, pour eux, est provoquant. Ils en ont été moins éblouis quâirrités ; plusieurs députés paysans disaient : « Que de richesses accumulées ici, quand, autour de nous, dans nos villages, on est si pauvre. - Avec lâor de ces insignes et de ces brillants uniformes, il y aurait, disait lâun dâeux, de quoi nourrir toute la Russie pendant une année ! ».
Un autre trait de moeurs que je cite en passant. Le moujik a été scandalisé du décolletage des dames de la Cour. Ces dames avaient des costumes magnifiques ; si câest là le costume national, ce nâest certainement pas celui que revêtaient les femmes ou les filles des vieux Romanof. A la cour impériale, aujourdâhui, chaque grande duchesse a sa couleur, que portent également ses dames ou ses demoiselles dâhonneur, ce qui donne autant de variété que dâéclat aux fêtes impériales. A lâinauguration de la Douma, on pouvait admirer beaucoup de belles épaules qui avaient plaisir à se montrer, même en ces graves circonstances. Le paysan russe nâest pas toujours pudibond ; quand on voyage, en été, le long des lentes rivières de Russie, on voit parfois les femmes sâébattre librement dans lâeau ; cela ne scandalise pas les moujiks ; pour prendre un bain, il faut bien se dévêtir ; mais montrer ses épaules au public, dans une fête de la cour, cela leur paraît choquant.
Jâoubliais de vous dire que, pour avoir accès à la séance impériale, il ne suffisait pas dâavoir une carte et un coupe-file ; il fallait encore montrer patte blanche à lâentrée du Palais. Chaque invité avait dû apporter la veille, au Ministère de la Cour, une triple photographie, sur laquelle la Chancellerie impériale et la police avaient mis leur sceau. Une de ces photographies servait à constater votre identité ; une autre demeurait à la police, afin quâen cas de malheur, on pût vérifier quelles étaient les personnes qui assistaient à la fête ; la troisième enfin était confiée aux fonctionnaires chargés de vous recevoir à lâentrée du Palais.
A un moment, ma troisième photographie étant égarée, on me refusait lâentrée, quand heureusement un haut fonctionnaire de ma connaissance finit par me faire introduire.

Du Palais dâHiver, les députés, les ministres se transportèrent au palais de Tauride, qui fut bâti sous Catherine II, pour son favori, Potemkine, que nous appelons à la française Potenquin. Câest dans ce palais, un des plus beaux de Pétersbourg, que siège la Douma dâEmpire. Il donne sur un vaste jardin ; la grande salle où Potemkine offrait à sa souveraine des fêtes demeurées célèbres dans les annales du XVIIIe siècle, est devenue la salle des séances de la première Chambre russe. Le gouvernement a bien fait les choses. Aussi les Russes sont-ils déjà fiers de ce palais législatif. Ils ne peuvent encore se montrer orgueilleux de lâéloquence déployée dans la Douma, quoique, à cet égard aussi, ils semblent devoir rivaliser avec les premiers parlements du monde. Mais ils peuvent déjà se vanter dâune supériorité : ils ont la Chambre la plus élégante et peut-être la mieux installée quâil y ait en Europe.
Lâarrivée au Palais de la Douma était émouvante. Cela me rappelait et me faisait comprendre les enthousiasmes de notre Révolution. Au Palais de Tauride, ce nâétait pas, comme autour du Palais dâHiver, une sorte de désert artificiel, sur lequel campaient des troupes, ainsi quâen une ville prise dâassaut ; il y avait bien des soldats qui cherchaient à repousser ou à contenir la foule ; mais hommes, femmes et enfants ne sâen pressaient pas moins dans la grande rue conduisant au Palais. A chaque député qui approchait, éclataient les acclamations ; si câétait un homme un peu connu, cela devenait une ovation ; on le saisissait, on lâembrassait ; il avait beaucoup de peine à sâarracher à ses admirateurs. Jâeus moi-même le plaisir, ou lâennui, dâêtre pris un moment pour un député et dâêtre ainsi embrassé par de braves Russes, dont jâaurais peut-être mieux aimé nâêtre pas approché dâaussi près.
Mais, dominant tout, on nâentendait quâun seul cri : Amnistia, amnistia ! cri qui résumait évidemment les vþux les plus ardents du peuple.
On a été surpris, chez nous, de voir la Douma attacher autant dâimportance à lâamnistie ; il faut dire quâon sâest également étonné de voir que le Gouvernement russe nâallait pas de lui-même au-devant dâun vþu aussi général et aussi naturel.
Ce nâest pas, quant à moi, que jâaie jamais regardé comme possible pour le Gouvernement impérial dâaccorder une amnistie entière, alors que, chaque jour, on jetait des bombes sur le passage de ses hauts fonctionnaires. Et aujourdâhui, après le terrible attentat contre le roi et la reine dâEspagne, il semble quâune amnistie complète serait un objet de scandale pour lâEurope. Mais entre une amnistie générale et le refus de toute amnistie, lâintervalle est grand. Ce qui fait que lâamnistie est désirée, réclamée, exigée, pourrait-on dire, de la grande majorité des membres de la Douma, câest quâil y a des milliers et des milliers de Russes encore emprisonnés pour délits dâopinion. Les prisons sont plus que pleines de détenus politiques : on ne peut dire de condamnés, parce que le plus grand nombre dâentre eux nâont passé devant aucun tribunal. Et, comme me le disait naïvement un fonctionnaire : « Comment pourrait-on les traduire devant un Tribunal, quand il nây a aucune preuve pour les faire condamner ? Nous sommes donc obligés de les garder sans les faire juger. On exagère, du reste, en prétendant quâil y a dans les prisons 60.000 détenus politiques, nous en avons, tout au plus, 25.000. »
25.000 ! Les membres de la Douma et le pays avec eux trouvent que câest trop. Puis, on nâa pas confiance dans les prisons russes ; on affirme que les verges, que la torture même y sont encore en usage.
Le Gouvernement ne semble pas avoir compris cette révolte de lâesprit public. Il aurait pu prendre les devants ; on sâattendait à ce que, dans son discours dâinauguration, lâEmpereur fit allusion à lâamnistie. On a été choqué non seulement du silence impérial, mais de lâannonce faite par les ministres quâétant donnée la situation actuelle, avec les complots et les attentats qui se multipliaient de tous côtés, le pouvoir ne pouvait renoncer à lâétat de siège, ou à ce que les Russes appellent, par euphémisme, lâétat de protection renforcée.
Vous savez comment a procédé la Révolution française, et vous savez en quoi elle se résume, encore aujourdâhui, pour le peuple. En France et à lâétranger, quel est le symbole de notre Révolution, quel est lâacte ou la journée qui la synthétise ? Câest la prise de la Bastille que nous célébrons encore chaque année.
En Russie, la Bastille est toujours debout ; elle se dresse, dans une île de la Néva, à Pétersbourg même, en face du Palais dâHiver : câest cette forteresse de Pierre et Paul, où lâEmpereur allait prier sur la tombe de ses aïeux. Disons en passant que câest une triste coutume pour les tsars autocrates de se faire enterrer ou dâenterrer leurs ancêtres dans lâenceinte fortifiée dâune prison, où gémissent des hommes incarcérés sans jugement.
Non seulement, cette Bastille russe domine toujours la Néva, mais on lâa remise à neuf, récemment, on lâa du moins pourvue de canons dont la gueule reluit au soleil dans les eaux de la large rivière.
Lâartillerie russe a beaucoup souffert pendant la dernière guerre. Vous vous souvenez que lâempereur dâAllemagne avait généreusement averti lâempereur Nicolas, quâil nây avait, pour la Russie, aucun danger à dégarnir ses frontières allemandes. Câest ainsi que presque tous les canons de nouveau modèle ont été transportés en Mandchourie, dâoù ils ne sont pas revenus. Les frontières de Pologne sont demeurées dégarnies, on a seulement eu le soin dâinstaller de nouveaux canons et surtout de nouvelles mitrailleuses à Pétersbourg.
On conçoit les inquiétudes et les colères du gouvernement, mais on conçoit lâirritation des hommes qui ont des amis, des parents, détenus sans jugement ou déportés au loin. On comprend que les membres de la Douma, qui font aujourdâhui les premiers pas dans la voie de la liberté politique, songent à ceux qui, au risque de leur liberté et de leur vie, leur ont ouvert le chemin. Rien donc dâétonnant si la question de lâamnistie est une de celles qui passionnent les Russes.
Lâouverture de la Douma au Palais de Tauride commença, comme au Palais impérial, par une cérémonie religieuse. Il en est toujours ainsi, là-bas. Le Métropolite vint lui-même assister aux prières ; et, non content de les bénir, il adressa un petit discours à ceux des membres de la Douma, qui voulurent bien lâécouter.
Il faut dire que, pendant lâoffice, on se promenait dans la salle des pas-perdus, on causait de tous côtés, sans beaucoup prêter dâattention au clergé et à ses bénédictions.
Je puis même, à ce sujet, vous raconter une petite anecdote assez caractéristique. Je causais, dans la salle des pas-perdus, avec un professeur de Pétersbourg, le premier élu de la capitale, M. Karéïef. Vint à passer près de nous un des nouveaux ministres, un haut fonctionnaire intelligent, que jâai lâhonneur de connaître depuis une trentaine dâannées. Il était en grand uniforme, comme tous les ministres, du reste. Il vint à moi et après mâavoir dit quelques paroles de bienvenue : « Avec qui causiez-vous tout à lâheure » ? me dit-il.
Je lui répondis : - Avec M. Karéïef.
« - Très bien ! Voulez-vous me faire un grand plaisir ? Présentez-moi ! »
Jâétais un peu ennuyé : il y avait beaucoup de monde autour de nous : je mâexécutai cependant, et, me tournant vers M. Karéïef, je lui dis : « Monsieur le ministre désire faire votre connaissance. »
Aussitôt jâentendis - quoique depuis une quinzaine dâannées, jâaie bien oublié le peu de russe que je savais - le ministre dire au nouveau député : « Que je suis heureux de vous rencontrer ! Voilà bien longtemps que je suis un de vos admirateurs... » Et il continuait son chapelet dâéloges.
Le député reculait, reculait, avec embarras. Il y avait là, autour de lui, des députés paysans, qui commençaient à le regarder avec défiance, le voyant ainsi recevoir des compliments de la part dâun haut fonctionnaire. Quelques instants après, le même ministre, revenant à moi, me confiait : « Voilà comment nous devons faire. Nous devons lier connaissance avec les chefs du parti démocratique ; quand on se connaît, on a beaucoup moins de peine à sâentendre. »
Vous voyez que, lors de lâouverture de la Douma, les ministres nâétaient pas dans les dispositions quâils ont montrées depuis. Jâeus la même impression dans un entretien avec le premier ministre, M. Gorémykine. Je puis, sans indiscrétion, vous raconter, au moins en partie, ce que mâa dit le premier ministre ; mais rappelez-vous que lorsquâun homme dâEtat nous confie quelque chose, à nous autres écrivains, ce nâest pas toujours ce quâil pense lui-même, mais plutôt ce quâil veut faire penser aux autres.
« Vous auriez tort de croire que nous sommes des réactionnaires, mâaffirmait M. Gorémykine. Certes nous ne sommes pas des libéraux, à la mode nouvelle ; mais nous avons profité de lâexpérience ; nous comprenons parfaitement que le régime ancien ne peut pas durer, quâil faut faire de grandes modifications. Nous nâavons pas accepté le pouvoir pour dissoudre la Douma ; nous ne demandons quâà nous entendre avec elle. »
Depuis lors, le langage tenu par les ministres, et notamment par le président du Ministère, ne semble pas dâaccord avec celui que me tenait M. Gorémykine. Jâimagine que, dans lâintervalle, les ministres, qui nâont peut-être pas dâopinions bien arrêtées ou bien personnelles, que le régime bureaucratique a rendus peu indépendants, ont subi lâinfluence des cercles de la Cour.
La façon dont ils ont répondu à lâadresse de la Chambre nâétait pas faite pour leur conquérir les sympathies du pays. Cette adresse, vous vous le rappelez, a paru singulière, excessive, presque choquante, à un grand nombre de nos compatriotes. Pour la juger, il faut se rappeler la situation de la Russie et celle de la Douma.
Les Russes se considèrent eux-mêmes comme en révolution ; par suite, lâadresse en réponse au discours du trône (qui nâappelait du reste aucune réponse), ne peut être considérée comme ce quâon appelle du même nom, dans les vieux Parlements européens, qui fonctionnent avec régularité. Câétait une déclaration dans laquelle on avait cherché à ramasser, en formules brèves, toutes les revendications essentielles des différentes classes et des différentes nationalités de lâimmense empire.
Voilà pourquoi on y a mis tant de choses, et parfois des choses qui ne semblent pas devoir figurer au premier rang des revendications dâun peuple hier encore muet, par exemple, lâabolition de la peine de mort.
Câest là pourtant une des choses auxquelles les Russes tiennent le plus, par tradition dâabord, une tradition ancienne, puisquâelle remonte déjà au milieu du XVIIIe siècle. En Russie, la peine de mort était abolie officiellement, ce qui nâempêche quâil y a eu plusieurs milliers de personnes exécutées, depuis moins de deux ans. Pour les crimes de droit commun : assassinats, parricides même, on condamne aux travaux forcés, non pas même aux travaux forcés à perpétuité ; mais pour les crimes politiques, câest tout autre chose. A lâinverse des autres Etats, les crimes politiques sont déférés, en Russie, à des tribunaux plus sévères ; et pour eux seuls, les pénalités vont jusquâà la mort.
On conçoit que les Russes soient choqués de cette différence entre la façon dont on traite les crimes de droit commun et les crimes politiques. En outre, depuis un certain nombre dâannées, quand on avait à juger des hommes qui avaient pris part à des complots, à des insurrections ou à des jacqueries agraires, on les faisait passer devant des commissions militaires qui étaient très expéditives. On prétend que souvent elles ne prenaient même pas le soin de constater lâidentité des personnes quâelles faisaient fusiller.
On sâexplique donc que les Russes tiennent à obtenir lâabolition de la peine de mort. Ce nâest pas uniquement par sentimentalisme, par esprit évangélique ou par tolstoïsme. Ils y tiennent comme à la suppression de la déportation administrative ; ce sont là, pour eux, deux questions connexes, la peine de mort nâexistant que pour les crimes politiques. Ils prétendent ainsi conquérir le premier des biens : le droit de vivre tranquillement sans être exposés à se voir incarcérer, déporter ou fusiller sans jugement, ou par jugement sommaire, devant une commission qui nâa rien dâun tribunal régulier.

*
*     *

Je ne puis examiner devant vous toutes les revendications contenues dans lâadresse de la Douma. Il en est une cependant dont je ne peux pas ne point dire un mot : la question agraire.
Cette question se trouve aujourdâhui au premier plan ; câest de toutes, assurément, la plus grave. Quelque solution quâon lui donne, la Russie traversera une crise économique ; mais, si lâon veut envisager la question agraire telle quâelle se pose aujourdâhui, on est amené à conclure que câest moins, à lâheure présente, une question économique quâune question politique.
Nous pouvons ici discuter si le paysan possède assez de terres, sâil y aurait intérêt, pour lui et pour le pays, à ce quâon augmentât lâétendue des champs que le Tsar lui a concédés lors de lâémancipation ; mais dans la Douma et dans la Russie contemporaine, la question ne se pose pas de cette manière.
Le paysan qui forme le gros de la nation, le moujik qui, dans la Douma, compte le tiers des membres, ce paysan, auquel le pouvoir a eu peut-être lâimprudence dâouvrir aussi largement la porte de la première Assemblée nationale russe, nâa quâune idée : sâemparer des terres.
Comme me le disait, lâan dernier, un Russe - et câest là-dessus que se fondait le gouvernement, quand il voulait obliger les moujiks à nommer au moins un paysan par chaque province - : « Notre paysan nâest ni révolutionnaire, ni socialiste, il est simplement partageux. »
Partageux ! Le mot nâest pas très exact, mais en tout cas, il ne me paraît pas très rassurant.
La vérité est que le paysan russe, lâancien serf, a reçu en propriété, non pas toujours individuelle, mais, le plus souvent, en propriété collective, des terres que la commune répartit, à son gré, entre les ayants-droit. Ces terres sont devenues étroites pour lui, parce quâil a beaucoup augmenté de nombre ; la population dans les campagnes russes a souvent doublé depuis cinquante ans.
Comme il y a eu une opération agraire sous Alexandre II, le paysan a toujours espéré quâon en ferait une autre à son profit. Alexandre II, Alexandre III ensuite, puis Nicolas II, avaient bien tour à tour déclaré que la question de la propriété était tranchée définitivement ; le paysan ne voulait pas lâadmettre. Il répétait partout : « Ce sont les seigneurs qui font dire au Tsar que la question des terres est réglée ; tôt ou tard, le Tsar nous donnera de nouvelles terres, et cette fois, on ne nous les fera pas payer. »
Il était inévitable que le jour où lâon appellerait les paysans à élire des représentants, le jour surtout où lâon ferait entrer, dans une assemblée nationale, des moujiks en chair et en os, ce jour-là, ils réclameraient la terre. Et tous les députés paysans en effet, dociles à leur instinct et à leur programme, répètent, comme un refrain menaçant : « Il nous faut la terre ! »
La question est de savoir comment la leur donner. On entend dire parfois : ne peut-on leur attribuer les terres de lâEtat, les terres de lâEglise ?
Les terres de lâEtat sont vastes, mais généralement impropres à la culture ; elles occupent surtout les régions septentrionales désertes et inaccessibles. Quant aux terres de lâEglise, elles sont peu importantes ; elles suffisent à peine à faire vivre les popes ; quelques couvents ont dâassez grandes propriétés, mais câest bien peu de chose comparée à lâimmense surface de lâEmpire.
On ajoute : « Il y a lâAsie ! la Sibérie ! » Câest vrai, mais quoique, dans les dernières années, des centaines de milliers dâémigrants aient franchi lâOural, la plupart des paysans ne se soucient pas de se transporter en Asie. Ils ont, autour de leur village, des terres qui leur appartiennent, au milieu desquelles dâautres terres sont demeurées en possession des anciens propriétaires, des anciens seigneurs. Or, surtout dans la grande Russie où les paysans se partagent périodiquement la terre, ils se disent naturellement : « Pourquoi y a-t-il au milieu de nos champs, au milieu des terres du mir, des propriétés que nous ne pouvons nous partager ? Ces terres, il faut quâon nous les donne. Sâil faut accorder une indemnité au propriétaire qui en jouit, qui en a hérité ou les a achetées, que lâEtat la lui paye ! »
Il y a même des Russes qui prétendent que toute indemnité est inutile. Je crois vous avoir raconté que, lors de ma visite à Tolstoï, lâan dernier, dans sa belle propriété de Jasnaïa Poliana, il me disait : « Une indemnité aux propriétaires actuels ! Pourquoi ! La propriété de la terre, câest le vol ; est-ce quâon donne une indemnité aux voleurs ? » Voilà le raisonnement de Tolstoï ; câest aussi celui des révolutionnaires, ce nâest pas celui de tous les Russes, ni de la majorité de la Douma.
Le parti constitutionnel démocrate, qui sâest décidé à réclamer une loi agraire, avec expropriation totale ou partielle, entend bien donner une indemnité aux propriétaires. Mais où prendre cette indemnité ? Par qui la faire payer ? Sous quelle forme ?
La difficulté est dâautant plus grande, que le prix de la terre est aujourdâhui très élevé. Une chose qui surprenait Tolstoï et à laquelle même il ne voulait pas croire, câétait que la terre pût avoir baissé de valeur en France. En Russie, au contraire, elle nâa cessé de monter ; câest même ce qui fait que lâon a peu de compassion pour ces malheureux propriétaires, quâon veut exproprier.
Câest en même temps une chose qui irrite les paysans. Ils se disent que lâaugmentation de la terre, câest eux, les moujiks, qui lâont faite, par lâaccroissement de la population, à raison des nombreuses familles qui se disputent les champs des propriétaires, soit pour les acheter, soit pour les louer. La hausse des prix est telle quâelle dépasse souvent cent, deux cents, même trois ou quatre cents pour cent. Dans un grand nombre de régions, les terres ont triplé, quadruplé, quintuplé, quelque fois même décuplé.
Un homme que beaucoup dâentre vous connaissent, un savant qui a longtemps habité Paris, et qui attire particulièrement lâattention dans la Douma, où il est de ceux qui peuvent jouer un rôle considérable, Maxime Kovalevsky, hier encore grand propriétaire, mâavouait que, lorsquâil avait vendu ses terres, de crainte de voir le gouvernement les mettre sous séquestre, il y a environ trois ans, il les avait vendues un peu plus de sept fois ce quâelles lui avaient été comptées dans la succession de son père.
- Et combien y a-t-il de temps que vous avez perdu votre père ? lui demandai-je.
- Vingt-trois ans !
Voilà donc des terres qui avaient septuplé en une vingtaine dâannées !
Naturellement, en ces derniers mois, les prix ont sensiblement baissé ; il nâen reste pas moins vrai que la terre est encore très chère, que, pour faire une opération de rachat, il faudrait des sommes considérables.
On dit quâon émettra du papier rapportant intérêt ; mais comment récupérer cet intérêt ? En mettant des impôts sur la terre ?
Il y a là évidemment de grosses difficultés, mais encore une fois, la question nâest pas seulement économique ; ce qui la rend urgente, câest la situation politique et lâétat dâesprit du paysan.
Au point de vue économique, il est à craindre, au moins pour un certain nombre dâannées, que lâexpropriation des propriétaires nuise à la culture au lieu de la servir. Aussi un certain nombre des cadets (câest-à-dire des constitutionnels démocrates) voudraient-ils que lâon exemptât de lâexpropriation les terres cultivées directement par leur propriétaire, afin que, dans cette vaste Russie, il restât quelques modèles de culture intensive.
Il faut dire aussi que ce paysan, possédé dâune sorte de faim de la terre, nâa souvent pas les moyens de la mettre en culture. Après lui avoir donné la terre, il faudrait lui donner les moyens de la cultiver, moyens matériels et moyens intellectuels ; il faudra lâinstruire, lui faire des avances dâargent, instituer un crédit rural.
Le paysan ne sâarrête pas à toutes ces objections ; il dit simplement : « Il nous faut la terre ; si on ne nous la donne pas, nous la prendrons. » Et de fait, en plusieurs provinces, il commence à la prendre. Sâil nây a pas de décision arrêtée à Pétersbourg, dâaccord entre la Douma et le Gouvernement, le pouvoir devra sâopposer à une vaste jacquerie, et comment la réprimer ?
Il y a eu déjà des jacqueries locales, dans les provinces Baltiques notamment. Les propriétaires, pour la plupart allemands, ont été incendiés et massacrés par centaines - parfois dâune manière barbare - et les paysans, à leur tour, ont été pendus ou fusillés par milliers. Là, aux haines sociales se joignent, plus atroces peut-être encore, les haines de races.
Un membre du Conseil de lâEmpire, un des Russes qui ont le plus combattu lâexpropriation, me disait : « Je crois quâon sera contraint de sây résigner. Comme économiste, je la combats ; mais comme politique, je suis obligé de reconnaître quâelle est inévitable. Nous avons pu écraser la jacquerie des provinces baltiques ; et encore les paysans ont pris leur revanche en faisant entrer dans la Douma leurs représentants, à lâexclusion de tous les propriétaires. En Livonie et en Courlande, la jacquerie a pu être domptée ; les incendiaires des fermes et des châteaux ont pu être punis, ont pu être pendus, parce que ce nâétaient pas des Russes. Le soldat russe marchait contre le paysan lette dont il nâentend pas la langue, comme il a marché contre le polonais catholique ; mais, quand il sâagira de le faire donner, lui qui sort de lâisba du moujik, contre ses frères et ses pareils, nous ne serons plus sûrs de son obéissance. »
Vous voyez toute la gravité de la question. La Russie en peut être bouleversée jusquâen ses profondeurs.

*
*     *

Je terminerai ce trop long entretien par une ou deux réflexions. En dehors même de la question ouvrière, qui, en Russie, comme partout, surgit dans les centres industriels, la révolution russe est, par le fait de la question agraire, autant une révolution sociale, quâune révolution politique. Câest, du reste, la marque de toute grande révolution. De même quâen France, en 1789 et dans les années qui suivirent, ce qui dominait tout pour le peuple, pour les paysans, pour les bourgeois eux-mêmes, câétait lâabolition des droits féodaux, la libération de la terre ; de même en Russie, ce qui passionne le plus les masses et la majeure partie de la population, câest également la question de la terre ; mais dans lâempire des tsars, elle se présente sous une forme plus radicale, plus malaisée à résoudre que dans lâancienne France.
Dans lâancienne France, peut-être les procédés suivis ont-ils été condamnables, peut-être en aurait-on pu prendre de moins violents et de plus équitables. On peut soutenir quâil eût été plus juste de racheter les droits féodaux ; on ne saurait nier que la libération de la terre par lâabolition de ces droits féodaux ait contribué à développer la fortune publique et privée.
En Russie, il est douteux, au moins pour une longue période, que les lois agraires, quâon invite la Douma à voter, enrichissent le pays ; on peut même craindre quâelles ne lâappauvrissent, au moins pour les premières années, le paysan étant trop indigent et trop ignorant, pour pratiquer une culture rationnelle.
Si la question sociale est au premier plan, cela ne veut pas dire quâelle soit la seule dont se soucient les Russes. De même quâen France, tout en mettant au premier rang lâabolition des droits féodaux et la conquête de lâégalité, un grand nombre de Français se préoccupaient en même temps de la liberté ; sâils nâont pu lâobtenir immédiatement, ils ont cherché à la conquérir plus tard ; de même, la Russie aspire à la liberté politique, non moins quâà lâégalité civile. Le paysan, lui-même, résume tous ses vþux, toutes ses prétentions, dans une formule, en Russie déjà ancienne, formule qui avait été celle des partis de combat appelés « nihilistes », à la fin du règne dâAlexandre II : « Terre et liberté ». En ce sens, on peut dire que, conformément à lâesprit national et au génie russe lui-même, et ainsi quâil en a été, un siècle plus tôt, de la révolution française, la révolution russe est à la fois réaliste et idéaliste. Elle vise à la fois des réalités pratiques, des conquêtes sociales, et des biens peut-être plus précieux encore, parce quâils sont nécessaires à la dignité humaine. De lâancien seigneur à lâancien serf, les Russes veulent, eux aussi, être affranchis de lâabsolutisme bureaucratique, être délivrés de tous les petits autocrates qui les tenaient dans une sorte de servage, et ils ont dâautant plus ce désir de devenir libres quâils ont été plus opprimés et plus asservis.
Ces vþux du peuple russe doivent-ils être satisfaits ? Et comment le seront-ils ? Et quand le seront-ils ? Câest là le secret de lâavenir. Ce que jâoserai dire, câest que lâancien régime a vécu et quâil nâest plus viable. Jâajouterai que tous les amis de la Russie, de même que tous les amis de la liberté, doivent désirer que cette révolution russe sâaccomplisse sans révolution, câest-à-dire sans violences, sans brusque solution de continuité, au moins sans catastrophes.
Une révolution proprement dite, câest-à-dire le renversement de la dynastie et du trône, serait pour la Russie, et pour les libéraux russes une épreuve terrible. La plupart des membres de la Douma le sentent. En ce pays où le pouvoir a si longtemps été tout, la disparition de lâautorité traditionnelle, qui, durant des siècles, a été le seul centre et le seul moteur, risquerait dâamener lâanarchie et le chaos ; et de cette anarchie et de ce chaos sortiraient, probablement, au bout dâune période de troubles, une réaction et une dictature.
Je crois donc que les amis de la Russie, dâaccord avec les Russes les plus intelligents de presque tous les partis, doivent faire des vþux pour une entente entre le pouvoir et la représentation du peuple, pour la coopération du souverain et de la Douma. Mais, il faut bien le dire, pour quâune révolution proprement dite soit épargnée à la Russie, pour que ce vaste pays ne passe pas par une catastrophe que certains redoutent et que dâautres appellent, il faut que le gouvernement, il faut que le tsar lui-même sache conserver, ou plutôt regagner lâaffection et la confiance de ses peuples !
 
 
 
 




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CÉLESTIN BOUGLÉ : QUâEST-CE QUE LE BOLCHEVISME
 

CELESTIN BOUGLE : QUâEST-CE QUE LE BOLCHEVISME ?
 

PRESENTATION

Célestin Bouglé est essentiellement connu pour les Essais sur le régime des castes, de 1908 (mais dont la première partie était parue en 1900 dans le tome IV de l'Année sociologique, en 1900). La préface de Louis Dumont à la réédition dans la collection "Quadrige" des PUF en 1993, quoique brève, rend un hommage vif au sociologue français. Celui-ci fut aussi un théoricien et un défenseur du solidarisme.

Ainsi, Célestin Bouglé fut un sociologue engagé : il prit part à l'effort de guerre sur un ton à la fois pédagogique et militant mais où transparaissaient ses préoccupations sociologiques. Lâarticle qu'on lira ici (et que je remercie Jennifer Mergy, qui prépare une thèse sur la Nation chez les durkheimiens de m'avoir fait connaître), a été publié dans une série intitulée "Le Memento du démocrate français" publié par Berger-Levrault. On pense évidemment à la collection "Sur le vif" créée par Armand Colin et où Emile Durkheim fit paraître "L'Allemagne au-dessus de tous"; La mentalité allemande et la guerre, où se trouve exposée une critique de la conception théorisée notamment chez Treitschke de l'Etat comme devant s'imposer par la force à la société civile ce qui, dans le domaine extérieur, conduit à une politique impérialiste. Durkheim a placé en exergue de son livre la formule du théoricien allemand "Der Staat is Macht" pour la rejeter et présenté une conception de l'Etat qui doit avoir "l'humanité" de son côté car "il y a une conscience universelle et une opinion du monde à l'empire desquelles on ne peut pas plus se soustraire qu'à l'empire des lois physiques" .

Plus bref, le texte de Bouglé se réclame des mêmes idéaux du socialisme et de la démocratie contre le bolchevisme qu'il accuse de "crimes contre l'humanité". Il est aussi plus lié à la conjoncture politique que ne l'était le texte de Durkheim. Dans le contexte de la fin 1918, il livre à la fois une analyse de l'autocratie russe, de la révolution et du bolchevisme : il juge celui-ci catastrophique, à la fois pour la démocratie française car il pense que le bolchevisme a permis de faire passer des "millions" de soldats allemands de l'est à l'ouest, mais aussi pour le peuple russe sur lequel Lénine et Trotsky conduisent une "expérience cruelle". Pour lui, le bolchevisme est un "fléau" qui menace d'envahir l'Europe.

Trois remarques (mais il en faudrait bien d'autres, pour éclairer le texte). Bouglé parle du Français Ludovic Naudeau, au cachot depuis plus de six mois. Il s'agit d'un journaliste correspondant à Moscou du Temps et qui y publia en français un périodique intitulé Le Journal de Russie et qui fut arrêté par la Tchéka en juillet 1918 ; ultérieurement à la publication du texte de Bouglé, il fut libéré à la fin de l'année et reprit son activité de journaliste  : il recueillit et publia, en français, une interview de Lénine en avril 1919, où le leader bolchevik annonçait l'évolution inéluctable du monde vers "l'Etat-patron".

L'épisode de la légion tchéco-slovaque se situe au commencement de la guerre civile, au début de l'été 1918. Sous l'Ancien Régime russe, des prisonniers de guerre de l'armée de l'Empire autrichien avaient formé un corps tchéco-slovaque qui se battait en Russie contre l'Allemagne et l'Empire austro-hongrois, leur oppresseur. Cette légion tchéco-slovaque entreprit une marche pour quitter la Russie et poursuivre son combat contre l'Allemagne. L'incident éclata en juillet 1918 et les troupes de l'Armée rouge les combattirent. Pour Lénine ils participaient du même mouvement dâ "encerclementª" de la Russie que les mencheviks en Géorgie, les Anglais débarqués à Mourman et les koulaks, "ennemis forcenés du pouvoir des Soviets."  A ce propos, Bertrand Russell faisait remarquer, dès 1920, que les bolcheviks ne pouvaient guère se plaindre des agressions militaires dont ils étaient victimes puisquâils avaient eux-mêmes annoncé quâils étaient le point de départ dâune révolution mondiale qui devait abattre tous les gouvernements des démocraties occidentales puis embraser la terre entière.

Quant aux propos de Lénine auxquels se réfère Bouglé, qui annonçaient que les troupes françaises allaient "se retourner contre le gouvernement français", on les trouve sous des formes différentes à plusieurs reprises dans les discours du leader bolchevik : ils correspondent au schéma selon lequel les ouvriers devraient faire une "volte-face" contre leur propre gouvernement, et ainsi Lénine affirme en août 1918 qu'"en France les soldats refusent d'aller au combat", tandis que les montagnes d'Italie regorgent de déserteurs et que même la "vieille discipline allemande s'est effondrée"   et il souligne la "démoralisation" qui toucherait aussi bien les Français que les Allemands .
 

Dominique COLAS
 


CÉLESTIN BOUGLÉ

QUâEST-CE QUE LE BOLCHEVISME ?

Le bolchevisme est une expérimentation cruelle tentée sur le grand corps pantelant de la Russie par une équipe de docteurs sans scrupules. Câest au nom du socialisme « scientifique » quâils prétendent opérer. Du dogmatisme marxiste, appliqué par du fanatisme slave, au plus grand bénéfice de lâimpérialisme allemand : voilà le plus clair du bolchevisme.
Malheureuse Russie : victime dâabord du tsarisme, dont la bureaucratie policière, incompétente, corrompue, sâétait dès longtemps révélée incapable de rien organiser et capable de tout paralyser, elle nâa pas pu supporter le choc de la guerre. Ses fils ont donné sans compter le meilleur de leur sang. Mais, mal munis, mal dirigés, mal soutenus, ils devaient finalement reculer malgré leur nombre devant un ennemi mieux organisé.
Lorsque le tsarisme sâécroula, on peut croire un instant que la Russie se relèverait, dans et par la démocratie. On put croire que ses forces vives, naguère paralysées par la bureaucratie, allaient enfin coordonner leurs efforts. On put croire que, en lieu et place dâune discipline brutale dâancien régime, la fierté des citoyens sâéveillerait pour redresser lâarmée.
Et la reprise dâoffensive de juillet 1917, qui inquiéta si fort lâAllemagne, montre de quel redressement en effet lâarmée russe demeurait capable.
Mais le bolchevisme veillait. Il lui fallait son expérience. Et, pour son expérience, il lui fallait la paix tout de suite, la paix à tout prix, dût lâAllemagne impériale en retirer le plus grand bénéfice, dussent les démocraties dâOccident, qui sâétaient montrées les alliées fidèles de la Russie, en éprouver les plus graves dommages.
Le bolchevisme flatta donc la fatigue des masses. Il promit à tous la paix en même temps que la liberté. Et il fit signe à lâAllemagne : « Entrez. Faîtes comme chez vous. »

Le bolchevisme a fait le jeu de lâautocratie allemande.


Que, par ce geste, le bolchevisme ait fait le jeu des empires centraux contre les démocraties alliées, câest ce qui nâest plus à démontrer. Que ses agents aient ou non touché, pour cette besogne, de lâargent allemand, quâil y ait parmi eux des vendus ou des fanatiques, ou les deux à la fois, on en pourra discuter longtemps. Ce qui nous importe en ce moment, ce sont les faits indiscutables.
Or, câest un fait indiscutable que le bolchevisme, par sa soumission empressée, libérait des millions de soldats allemands : transportés au front dâoccident, le poids de ces renforts, sâils nâavaient été contre-balancés de façon inespérée par lâapport américain, aurait pu nous être fatal.
Câest un fait indiscutable que le bolchevisme, non content de signer le traité de Brest-Litovsk, a permis aux Allemands de commencer des « annexions » que ce traité même ne prévoyait pas.
Câest un fait indiscutable quâil a fait passer à lâAllemagne des stocks quâil refusait au peuple de Moscou.
Câest un fait indiscutable quâil a tout essayé pour empêcher le retour des Tchéco-Slovaques, qui ne demandaient quâà quitter la Russie pour venir combattre à nos côtés sur le front ouest.
Bref, notre politique a toujours rencontré de la part des bolchevistes une résistance ou brutale ou sournoise, quâils se gardèrent dâopposer à la politique allemande.
Et ainsi déjà, à la cause de la Liberté que représentait lâEntente face à lâAutocratie, ils portèrent traîtreusement les coups les plus redoutables.
 

Le bolchevisme foule aux pieds la démocratie russe.


Mais en même temps à quel état réduisaient-ils le grand pays quâils prétendaient sauver!
Ils venaient, disaient-ils, pour libérer le peuple. Et ils parlaient en son nom. Mais sitôt maîtres du pouvoir, ils se sont bien gardés de le laisser parler. Ils lui ont enlevé tous les moyens lâun après lâautre. Et la liberté quâils avaient promise avec la paix, on sâest aperçu quâelle nâexistait pas plus, et peut-être même moins, sous leur règne que sous le règne du tsar.
La constituante, dont ils avaient eux aussi réclamé la convocation, dès quâils sentent que sa majorité peut tourner contre eux, ils la déclarent dissoute. Et quand la foule, sans armes, vient en procession pour protester, ils lâabattent à coups de fusil et de mitrailleuses.
« Mais le peuple, disent-ils, est mieux représenté par des Soviets, assemblées dâateliers ou de communes, que par une assemblée politique. Nous préférons cette forme plus simple et plus russe de démocratie. »
Ils oublient seulement dâajouter que pour peu quâun Soviet leur tienne tête, ils le traitent comme une vulgaire Douma, et le déclarent dissous sans autre forme de procès.
Ils ont soin dâailleurs de surveiller comme il convient les élections des soviets. Des gardes rouges sont là, revolver au poing, pour apprendre aux ouvriers indépendants comment il faut voter. Ou bien on ne prévient, des jours et lieu de vote, que les ouvriers dont on est sûr. Ailleurs, on impose le président par un prikase, comme le fut Kaniene, au lieu de le laisser élire par les travailleurs réunis.
Au mois dâaoût dernier, un certain nombre dâouvriers représentant 100.000 ouvriers sur 140.000 travaillant collectivement dans les usines de Saint-Petersbourg, eurent lâaudace dâimaginer un Congrès ouvrier panrusse qui eut le malheur de déplaire aux dictateurs. Les délégués furent jetés en prison à Moscou. Ils y sont encore. Et on peut dire quâils ont le baillon sur la bouche, car tout moyen de protester auprès de lâopinion leur est interdit.

Le bolchevisme étouffe toute liberté dâaction.


Cette tyrannie roule dâailleurs avec rapidité sur la pente facile de toutes les tyrannies. Pour étouffer sûrement la liberté, supprimer décidément la vie humaine, la tentation est grande. Les bolchevistes nây ont pas résisté. Ils tuent maintenant à volonté. Les condamnations sans jugement sont devenues la règle. Ceux qui ne sont pas fusillés sur lâheure pourrissent dans des prisons infectes. Câest par centaines de mille, nous dit-on, quâil faudrait aujourdâhui compter les victimes. Et parmi elles, il y a des Français, Ludovic Naudeau entre autres, au cachot, les fers aux pieds, depuis plus de six mois...
Pour accomplir en toute tranquillité ces beaux exploits, les bolchevistes ont levé une armée. Câest la garde rouge. Ses membres ont la haute paie. Ils sont bien nourris. Leurs familles sont logées dans les plus beaux appartements. On les a fait instruire par des prisonniers allemands ou autrichiens. On les fait aider au besoin par des bourreaux chinois. Ils détiennent, en même temps que les stocks dâapprovisionnement, tout le matériel militaire resté en Russie.
Bref, une force mercenaire de prétoriens privilégiés, bien nourris et bien armés, voilà ce qui permet à un Lénine, à un Trotsky de rester assis sur la poitrine de lâimmense Russie. Elle nâa plus la possibilité de se débattre. Elle nâa même plus la possibilité de crier. Disposer dâelle-même ? Elle en est désormais aussi incapable quâau temps des tsars.

Le bolchevisme est le pire ennemi du socialisme même.


Pour « justifier » ces orgies de dictature, que répètent, que font répéter Lénine et Trotsky ? Quâils ont voulu réaliser le socialisme, et que, pour atteindre un but comme celui-là, peu leur importe de fouler aux pieds scrupules humanitaires ou conventions démocratiques. Socialisons dâabord. Câest la condition préalable à la vraie liberté du peuple. Câest le vþu profond de « lâhumanité » bien comprise.

Le malheur est que Lénine et Trotsky agissent précisément comme sâils voulaient à jamais compromettre, déconsidérer, éclabousser lâidéal dont ils se réclament. Au vrai; ils sont les pires ennemis du socialisme aussi bien que de la démocratie.
Vouloir expérimenter le marxisme en Russie, câétait dâabord, en tout état de cause, une suprême imprudence. Car la grande industrie, condition préalable de toute application du socialisme « scientifique », est précisément ce qui manque le plus en Russie. Elle ne faisait que dây naître à la veille de la guerre. Elle ne pouvait fournir les matériaux voulus aux socialisations rêvées.
Et puis, et surtout, le bolchevisme nâavait rien de ce quâil fallait pour aider des producteurs à organiser nationalement la production. Au contraire, il a systématiquement détruit les conditions morales nécessaires à toute organisation socialiste, quelle quâelle soit. Il a rendu impossible le socialisme « par en bas » car il a démoralisé les classes ouvrières, il les a amenées à diminuer leur temps de travail et à augmenter leurs exigences de salaires au point quâaucun groupement industriel ne pourrait plus boucler son budget. Il a rendu impossible le socialisme « par en haut », car la plupart des agents auxquels il confie la gestion des intérêts de lâEtat nâinspirent au public aucune confiance. Ils nâont ni compétence, ni probité.
Quand les bolchevistes prirent le pouvoir, un certain nombre de spécialistes du ravitaillement, effrayés de la famine qui menaçait la Russie sâils cessaient brusquement leurs services, vinrent mettre à la disposition du nouveau gouvernement leur compétence de techniciens. Leurs délégués furent tout simplement jetés en prison. Lénine et Trotsky veulent avant tout des « purs » : des « purs » qui dâailleurs ne sont pas incorruptibles. Dans la Russie bolcheviste comme dans la Russie tsariste le pot-de-vin est roi.

Le bolchevisme éteint toute capacité de travail.


Le résultat de cette démoralisation généralisée, câest une diminution du rendement du travail comme on nâen avait jamais imaginé encore. Les fameuses mines dâanthracite du Donetz ne produisent même plus la vingtième partie de ce quâelles produisaient. En même temps, dans bien des régions, le paysan refuse de cultiver. Il ne veut plus semer une récolte qui risque dâêtre réquisitionnée par « lâartillerie de ravitaillement » de lâarmée bolcheviste. Où toute sécurité manque, tout effort paraît bientôt vain. Et on se croise les bras dans un désespoir farouche.
- Pourquoi ne pêches-tu pas ? demandait un voyageur à un pêcheur assis au bord du fleuve.
- Trois fois de suite les gardes rouges mâont pris mon poisson.
Avoir réduit le grand corps de la Russie à cette sorte dâhébétude, câest peut-être le plus grand crime du bolchevisme. Câest le crime par excellence : le péché contre le travail.
Par lâespèce de fureur dogmatique avec laquelle le bolchevisme a mené son expérience, la Russie est condamnée, pour de longues années peut-être, à rester en marge de lâhumanité productrice. Elle risque de mourir de faim, couchée sur les trésors inexploités que sa terre recèle.
 

Le bolchevisme est le plus douloureux comme le plus honteux des fléaux.


Le bolchevisme avait promis à la Russie la paix, le pain, la liberté. Mais bien loin de soulager les maux dont elle souffrait déjà, il les a aggravés.
Il lui a apporté la famine organisée, la guerre civile en permanence, une nouvelle dictature plus brutale peut-être que lâancienne.
Le bolchevisme a été pour la Russie, il serait pour lâEurope, si lâEurope se laissait envahir par lui, le plus douloureux comme le plus honteux des fléaux.

Célestin BOUGLÉ
 
 




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MAUSS ET LE BOLCHEVISME

 

 
 
 
 
 

Marcel Mauss, le plus légitime des élèves de Durkheim, a consacré une part importante de sa vie a des activités militantes, au sein du Parti socialiste - il fut lâun des fondateurs de LâHumanité - et aussi du mouvement coopératif. De nombreux textes, enfin republiés en 1997, sous la direction de Marcel Fournier, participent de ces engagements et, en même temps, les éclairent.

Nous reproduisons ici deux lettres : lâune, publiée dans LâHumanité en décembre 1920, qui permet de mesurer comment Mauss, était capable, dès 1920, de saisir la nature du bolchevisme, dâen saisir la dynamique et dâen prédire certaines conséquences, lâautre, adressée à Elie Halévy en 1936 qui montre les remaniements auxquels les succès du fascisme et du nazisme ont obligé Mauss à procéder dans sa théorisation « des minorités actives ».

Ces deux textes, ainsi que dâautres articles de Mauss sur la violence, le fascisme, le communisme sont commentés dans une contribution intitulée, « Mauss, le Congrès de Tours et le bolchevisme ».

Enfin, un bref texte du professeur Gofman sur la publication de Mauss en Russie, rendue possible par la chute de la dictature de parti unique communiste, montre une sorte de revanche posthume de lâauteur de lâEssai sur le Don, à la fin dâun cycle, celui de la prétention du communisme européen à construire une société et un homme nouveaux, cycle particulièrement tragique de lâhistoire de lâEurope. Mais on notera que si Marcel Mauss croyait indispensable lâéconomie de marché, comme elle cherche à sâaffirmer dans lâEurope ex-communiste, il faisait aussi de la loi et du droit des nécessités, non pas instrumentales, mais fondatrices de la vie sociale et dont on sait la fragilité, voire lâabsence, dans ces mêmes sociétés.
 

Dominique COLAS

Signalons la publication des Lettres  à Marcel Mauss de Durkeim, Présentés par Philippe Besnard et Marcel Fournier, PUF, 1998, postérieure à l'élaboration de ce "dossier Mauss et le bolchévisme". On y lira notamment la lettre du 26 juillet 1905 et la note qui l'accompagne qui apportent d'utiles éclaircissements sur les rapports entre Mauss et Jaurès et sur son rôle à l'Humanité et aussi la lettre de septembre 1909 (p.378)


ARTICLE DE MARCEL MAUSS SUR LE CONGRÈS DE TOURS
L'HUMANITÉ DU VENDREDI 10 DÉCEMBRE 1920

« AVANT LE CONGRÈS - DOUBLE QUESTION »
 
 

La plupart des militants ne tiennent qu'à prendre une décision, exprimer leur caractère et leur passion. Ils sont pour la ãguerre civile violenteä ou contre ; pour ou contre ãla CGTä.
En réalité, ce sont ces esprits simplistes qui ont raison et voient juste, comme il arrive souvent dans les mouvements populaires. Il nây a pas dâautre question que de savoir quelle est la tendance du Parti. Le Parti est-il bolcheviste ou mencheviste ? Câest ce que Zinoviev demanda aux indépendants allemands à Halle. Question sentimentale, mais exacte.

*
*     *

Câest celle-là quâil faut poser la première, et que le deuxième Congrès de Moscou a parfaitement posée.
Câest une question de tactique, de tendance, non pas de doctrine.
Car le bolchevisme nâest pas une théorie. Sa théorie nâest quâun marxisme intégral peu différent du marxisme le moins orthodoxe. Le bolchevisme est exclusivement une méthode dâaction, et une forme de constitution de parti. Les procédés dâun des partis socialistes russes, sanctionnés par le succès, sont élevés à la hauteur dâune règle générale de tous les partis. Ces principes ne sont que de forme et de politique : constitution clandestine, discipline, centralisation, action violente, puis, en cas de succès, dictature terroriste contre la majorité du pays qui se sera laissé dessaisir. Au fond, il nây a rien de nouveau en tout ceci. Câest ? avec des principes marxistes ? le vieux Comité révolutionnaire central, le Blanquisme, ? moins ce qui fit sa grandeur : la tradition républicaine et nationale.
Le Parti est-il bolcheviste ? Se transformera-t-il en un vaste Comité révolutionnaire central ? Proclamera-t-il quâil nây a que cette méthode dâaction ? Voilà toute la première question. Que ceux qui sont bolchevistes le disent et le disent en public comme dans le Parti.

*
*     *

Si la majorité du Parti est bolcheviste, que va-t-elle faire ?
Ceci est une deuxième question. Et câest sur celle-ci quâil faut faire porter un deuxième débat. Car, à la rigueur, on peut être bolcheviste sans lâêtre à la russe. Les bolcheviks russes ont fait un principe de leur ancien esprit de secte, qui les fit se séparer des mencheviks. Ils exigent de tous les bolcheviks du monde la même pratique. Ils sont une secte dans lâEglise. Or, cette secte prétend, non pas à la tolérance, mais à la domination. Elle veut sâemparer de lâEglise et en expulser quiconque ne pratique pas tous ses rites à elle. Les bolcheviks français sont-ils ainsi?
Ici, nos communistes français ne sont ni clairs, ni francs sur ce point. Des discours comme ceux de Pioch lâautre jour, nous conviant à rester dans le Parti, muets, mais libres ; des adjurations comme celles de Frossard ; des dires comme ceux qui circulent, à savoir : que lâadhésion à Moscou nâa aucune importance, que nous nâaurons quâà ãnoyauterä le Parti, comme il lâa été par les communistes ; tout cela, si ce ne sont pas des manþuvres, prouve que la masse de ceux qui vont voter pour Moscou sâimagine que tout va continuer comme par le passé. Evidemment, elle croit quâelle ne fait que donner un coup de barre à gauche, et manifester sa sympathie pour les Soviets. Mais trompe-t-on ces braves gens ? ou se trompent-ils ?

Oui ou non, est-on bolcheviste jusquâau bout ? Veut-on un parti de tendance, une Internationale de tendances ? La IIIe Internationale et, en attendant, le parti communiste français, sont-ils exclusivement bolcheviks ? La IIIe Internationale comprendra-t-elle des représentants de tous les partis socialistes, y compris les partis russes non bolchevistes ? Et le parti communiste français sera-t-il un parti admettant dâautres tendances que la sienne ?
Voilà ce quâil faut dire à ceux qui votent en ce moment.
Car si lâadhésion à Moscou nâest que lâadhésion à une Internationale comprenant toutes les tendances, je ne vois pas qui pourrait la refuser. Si la IIIe Internationale est lâassemblée unique de tous les socialistes du monde, si elle ne réclame lâaccord que sur la doctrine, et non sur la tactique, câest même le devoir de tous dây adhérer, comme à toute autre de même tolérance.
Peu importe, dans ce cas, quâune minorité adhérente, mais tenue par des décisions, soit annihilée, nâait plus ni bénéfices, ni charges, ni même moyen de contrôle Pour notre part, et je crois, pour nombre de vieux militants, nous laisserons volontiers aux autres les devoirs qui pesèrent longtemps sur nous, sans bénéfices. Si lâon décide de nous éliminer des Conseils, de supprimer la Représentation proportionnelle, ce ne sera pas une raison pour nous de quitter le Parti. Au contraire. Ce sera un moyen pour nous de nous décharger de toute responsabilité et de faire plus intense celle de la majorité.

*
*     *

Mais, si adhérer au Parti veut dire : 1° que lâon est bolchevik ; 2° quâon ne tolère ? dans lâorganisation nationale et internationale ? que des bolcheviks, alors ce sera avec douleur que je verrai mon Parti rompre avec moi des liens vieux de trente ans bientôt.
Rien au monde ne me forcera à dire que je suis bolchevik.
Je suis contre toute violence qui nâest pas celle de la loi ; contre toute dictature qui nâest pas celle de la loi, ou au moins celle rendue nécessaire, comme dit Inghels [sic], par la transition dâun régime à un autre ; contre tout mouvement social qui nâaurait pas au moins lâappui et la sympathie de la majorité de la section.
Ensuite, rien ne me fera être un sectaire.
Rien ne me fera considérer comme non socialistes ceux qui nâadmettent pas la tactique de Moscou.
Jâadmets quâon pense autrement que moi sur tous ces sujets, qui ne sont rien à côté de la doctrine. Jâadmets que les bolcheviks fassent partie du même Parti que moi et mây majorisent, de la même Internationale que moi, et mây majorisent.
Mais je pense que s'ils veulent ajouter leur anathème aux partis qui nous lient, ce sont eux qui sortent du parti.
Et je ne signerai pas leur revers.
Car ce serait oublier la tradition dans laquelle Guesde, Jaurès et Vaillant guidèrent mes pas ; tradition à la fois révolutionnaire et républicaine, qui nâa rien à faire avec le fatalisme menchevik, mais qui est tolérante et active.
Ce serait me renier moi-même. Je croirais apostasier une vie modeste, qui nâa été consacrée, en plus de mon métier, de ma science, quâà la défense de la République, à celle de mon pays, et au progrès du socialisme, et à lâorganisation solide, et à lâaction constante des travailleurs.
 

Marcel MAUSS
 




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LETTRE DE MARCEL MAUSS À ÉLIE HALÉVY

in Elie Halévy, Lâère des tyrannies. Etudes sur le socialisme et la guerre,
Paris, Gallimard, 1938
 
 

Je suis entièrement dâaccord avec vous sur tous les points de votre communication. Je nây voudrais ajouter que très peu de choses, dont jâai été témoin.
Votre déduction des deux tyrannies italienne et allemande à partir du bolchevisme est tout à fait exacte, mais câest peut-être faute de place que vous me laissez le soin dâen indiquer deux autres traits.
La doctrine fondamentale dont tout ceci est déduit est celle des « minorités agissantes », telle quâelle était dans les milieux syndicalo-anarchistes de Paris, et telle surtout quâelle fut élaborée par Sorel, lorsque jâai quitté le « Mouvement Socialiste », plutôt que de participer à sa campagne. Doctrine de la minorité, doctrine de la violence, et même corporatisme, ont été propagés sous mes yeux, de Sorel à Lénine et à Mussolini. Les trois lâont reconnu. Jâajoute que le corporatisme de Sorel était intermédiaire entre celui de Pouget et celui de Durkheim, et, enfin, correspondait chez Sorel à une vue réactionnaire du passé de nos sociétés.
Le corporatisme chrétien-social autrichien, devenu celui dâHitler, est dâun autre ordre à lâorigine ; mais enfin, copiant Mussolini, il est devenu du même ordre.
Mais voici mon deuxième point.
Jâappuie davantage que vous sur le fait fondamental du secret et du complot. Jâai longtemps vécu dans les milieux actifs P.S.R., etc. russes ; jâai moins bien suivi les social-démocrates, mais jâai connu les bolcheviks du Parc Montsouris, et, enfin, jâai vécu un peu avec eux en Russie. La minorité agissante était une réalité, là-bas ; câétait complot perpétuel. Ce complot dura pendant toute la guerre, tout le gouvernement Kerensky, et vainquit. Mais la formation du parti communiste est restée celle dâune secte secrète, et son essentiel organisme, la Guépéou, est resté lâorganisation de combat dâune organisation secrète. Le parti communiste lui-même reste campé au milieu de la Russie, tout comme le parti fasciste et comme le parti hitlérien campent, sans artillerie et sans flotte, mais avec tout lâappareil policier.
Ici, je reconnais facilement des événements comme il sâen est passé en Grèce, et que décrit fort bien Aristote, mais qui, surtout, sont caractéristiques, des sociétés archaïques, et peut-être du monde entier. Câest la « Société des hommes », avec ses confréries publiques et secrètes à la fois et dans la société des hommes, câest la société des jeunes qui agit.
Sociologiquement même, câest une forme peut-être nécessaire dâaction, mais câest une forme arriérée. Ce nâest pas une raison pour quâelle ne soit pas à la mode. Elle satisfait au besoin de secret, dâinfluence, dâaction, de jeunesse et souvent de tradition. Jâajoute que, sur la façon dont la tyrannie est liée normalement à la guerre et à la démocratie elle-même, les pages dâAristote peuvent encore être citées sans doute. On se croirait revenu au temps des jeunes gens de Mégare qui juraient en secret de ne pas sâarrêter avant dâavoir détruit la fameuse constitution. Ici ce sont des recommencements, des séquences identiques.
 




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MAUSS, LE CONGRÈS DE TOURS, ET LE BOLCHÉVISME

par Dominique COLAS
 
 
 
 
Table 
Mauss révolutionnaire et républicain
Mauss face au communisme russe
Les communistes russes de l'internationalisme au patriotisme
Le Communisme et l'oubli du don
Bolchevisme, fascisme, hitlérisme
"La société des hommes"
Le retour du primitif

 
« Car nos bolcheviks, nâest-ce pas ? sont avant tout des Russes »

En décembre 1920 Marcel Mauss est intervenu dans les débats préparatoires au congrès de Tours par un texte publié dans L'Humanité, journal à la fondation duquel il avait participé. Sa contribution s'intitulait "Avant le Congrès. Double question".
Cette brève contribution n'a jamais été republiée, pas plus que les textes politiques de Mauss dans leur ensemble, et elle n'est même pas mentionnée dans la bibliographie des Ôuvres de Marx établie par Marcel Fournier dans sa  biographie de Mauss . Elle mérite cependant la lecture car ce texte permet de mieux cerner les ressorts de certaines prises de position chez les socialistes français contre l'adhésion à l'Internationale communiste. Mais cette contribution de décembre 1920, doit être mise en relation avec la série dâarticles comparatifs de 1923 : « Fascisme et bolchevisme. Réflexions sur la violence » , et avec les deux textes, éléments dâun livre qui ne sera jamais achevé sur le bolchevisme («Appréciations historiques du bolchevisme »  de 1924 et « Socialisme et bolchevisme »  de 1925), tous publiés par Mauss de son vivant qui illustrent la liaison entre les positions politiques de Mauss et son métier de sociologue, et permettent surtout de mieux comprendre les fondements de son opposition au bolchevisme et au communisme qui font de son refus de rejoindre lâInternationale communiste en 1920 tout autre chose quâune position conjoncturelle. Au-delà, en ajoutant à notre corpus la lettre de 1936 adressée à Elie Halévy (et publiée en 1938, en appendice de L'ère des Tyrannies) on pourra essayer d'éclairer, à la lumière, des réflexions de Mauss sur les "sociétés des hommes", une sorte de repentir ou de remords de Mauss sur l'optimisme de la première période du durkheimisme.
Peut-être faut-il rappeler que Marcel Mauss s'intéressait particulièrement à la Russie, où il fit un bref voyage, surtout en raison de son engagement dans le mouvement coopératif . Il fréquenta les milieux d'exilés politiques russes, particulièrement nombreux après la révolution de 1905 dans les 13e et 14e arrondissements de Paris. Il se trouvait lui-même proche des Socialistes Révolutionnaires russes (dont il connut lâun des fondateurs, Lavrof), ce qui ne veut pas dire grand chose idéologiquement étant donné la diversité des courants dans ce parti, mais ce qui signifie, en tout cas, que Marcel Mauss, s'il ne se sentait pas proches des bolcheviks, n'avait pas d'affinités particulières avec les mencheviks.
 
 

Mauss révolutionnaire et républicain


Le texte de Mauss publié dans l'Humanité comprend une caractérisation du bolchevisme. Ce n'est pas une doctrine mais une méthode d'action et une forme de constitution de parti. Il s'agit de l'extension, à une échelle universelle, de méthodes qui ont été efficaces dans un pays et dans des circonstances données : clandestinité, discipline, centralisation, action violente puis "en cas de succès dictature terroriste contre la majorité du pays qui s'est laissé dessaisir". Et dans cette ligne Mauss condamne l'usage de la violence quâil mettra en parallèle en 1923 avec celle du fascisme italien et dont il dira, en 1924, que les communistes en ont fait un mythe, ce dont Georges Sorel se vantait  On comprend que pour Mauss le bolchevisme manque dâoriginalité : il n'est qu'une répétition du blanquisme moins ce qui fit sa grandeur : la tradition républicaine et nationale .
D'où la première question : le parti socialiste français va-t-il se transformer en Comité révolutionnaire central à la mode blanquiste ? A quoi Mauss ajoute une deuxième question. Selon lui  les bolcheviks russes "ont fait un principe de leur esprit de secte" et une secte intolérante, ce qui les a conduits à un schisme dans l'Eglise. L'analogie avec les institutions religieuses est, du reste, insistante dans son texte (et dans bien dâautres consacrés au bolchevisme ) puisqu'il parle aussi d'apostasie et d'anathèmes : Mauss pour sa part refuse les anathèmes, mais il n'apostasiera pas ce qu'il nomme une "vie modeste" consacrée à son métier, à la science, à la défense de la République et à celle de son pays (il avait fait la guerre), ainsi qu'à l'organisation des travailleurs (il était un actif élément du mouvement coopératif). Les bolcheviks français feront-ils de même et accepteront-ils une "un parti de tendance, une internationale de tendance" ? Sans doute est-on, quand il écrit, avant l'interdiction officielle des tendances au sein du parti bolchevik en Russie qui ne sera prononcée quâau Xe congrès en mars 1921. Mais Mauss n'ignore évidemment pas l'Appel aux travailleurs français de Zinoviev publiée dans L'Humanité quelques jours avant sa propre contribution (18 novembre 1920) où le dirigeant de l'Internationale reprenait à l'égard des "socialistes" (le terme était entre guillemets), traités de sociaux-chauvins et de sociaux traîtres, les métaphores utilisées par Lénine pour inciter « au nettoyage de la terre russe des koulaks » . Zinoviev donnait son interprétation des 21 conditions en affirmant qu'elles avaient été formulées afin que "l'on précède à l'épuration dans les rangs de tous les partis ouvriers" (souligné par nous). Et plus nettement encore Zinoviev écrivait :

 "J'ai entendu dire qu'il existe une poudre qui détruit radicalement les punaises et les autres insectes. Nous espérons que les 21 conditions élaborées par le congrès [de l'Internationale] nettoiera aussi radicalement notre édifice des punaises de l'opportunisme et des poux du réformisme".

On comprend que Mauss, après de tels propos, refuse de croire que lâadhésion à Moscou n'a aucune importance. Mais, pourtant, cohérent avec son engagement socialiste il déclare qu'il accepterait l'adhésion à une Internationale, même dominée par les bolcheviks, à condition que les tendances y puissent exister. Il accepte même que, dans un parti rattaché à une Internationale organisée en tendances, la minorité ne soit plus représentée dans la direction et qu'elle perde tout moyen d'action et de contrôle, abandonnant le principe de la proportionnalité des courants qui caractérise lâorganisation interne des partis socialistes (et que Lénine a radicalement rejeté).
Mauss, au cours de ce texte, se présente lui-même. D'une part, en terme générationnel, il affirme qu'il est un des "vieux militants", en rappelant qu'il a derrière lui trente ans de socialisme et qu'il s'inscrit dans la tradition de Guesde, Jaurès et Vaillant. Dans un des ses textes ultérieurs, publiée dans la Revue des Etudes Slaves, il soulignera que câest "un mensonge immonde" de la part des communistes de Moscou de se réclamer de Jaurès, car nul plus que lui ne fut :

"un démocrate, un républicain, un légaliste, un socialiste au sens large du non et non un "ouvriériste", et personne ne répugna plus à toute violence et à toute tyrannie de classe et à toute Terreur, à toute contrainte même qui ne fût celle de la loi, ou à toute répression qui ne fût celle de la loi, ou à toute répression qui ne fût pas celle des crimes tels que la guerre agressive, le déni de justice ou la réaction" .

Il définit de deux termes, démocrate et républicain, sa propre position politique et dans une double opposition, à la fois aux bolcheviks et aux mencheviks. Pour ceux-ci Mauss parle de "fatalisme" : en effet, dans la mesure où les mencheviks ont adopté comme principe stratégique que la révolution se déroulerait selon les phases du développement économique telles que Marx les avaient théorisées, ils renoncent en quelque sorte à l'action révolutionnaire (et ce suivisme par rapport aux lois de l'histoire du développement économique est, peut-on noter, ce que Lénine leur reproche aussi). Quant aux bolcheviks, la critique de Mauss tient en un mot : ils ne s'inscrivent pas dans la tradition républicaine qui accorde un primat à la loi sur la violence, et qui se plie au principe majoritaire. Mauss se définit donc lui-même comme révolutionnaire, par opposition aux mencheviks, et comme républicain, par opposition aux bolcheviks.
Dans les textes qu'il écrit et publie ultérieurement à son intervention dans l'Humanité, sur la Révolution russe, Mauss reprend, en les développant, les thèmes de sa caractérisation du bolchevisme notamment sa vision de la loi comme bénéficiant d'une "sainteté"  et comme seule source de coercition légitime, "la force ne devant servir qu'à l'application de sanctions" , ce qui est aux antipodes du bolchevisme (mais aussi de toutes les théories politiques de type décisionniste, qu'elles se réclament ou non de Carl Schmitt, et de son principe, soi-disant repris de Hobbes, que "l'Autorité fait la loi") . Pour lui le « Le socialisme, par définition doit être lâþuvre de la volonté générale des citoyens » (souligné par MM)  ce qui est aux antipodes de la théorisation par Lénine du primat « lâunité de la volonté » .
 
 

Mauss face au communisme russe


Si Mauss est vivement hostile au bolchevisme, il ne sâagit pourtant pas dâune opposition absolue : comme le sera lâattitude de beaucoup de socialistes français il trouve chez les communistes russes lâexpression de certaines valeurs quâil respecte, comme une forme de « nationalisme », qui nâétait pas leur position initiale mais auquel ils sont parvenus. Son plus grand regret, mais nous ne le traiterons pas ici, est quâavec les Soviets était née une sorte dâincarnation de lâidéal durkheimien dâinstitutions sociales permettant de contrecarrer lâanomie quâil évoquait à la fin de la Division du travail social et du Suicide, - force est de constater que les bolcheviks les ont anéantis comme institutions autonomes et que ce quâils ont imposé au peuple russe ce nâest pas « une société nouvelle, câest un Etat moderne, un Etat russe » . Par leur violence, et notamment leur persécution des socialistes, les bolcheviks « ont conduit les Soviets à la ruine » . A lâinverse, Mauss souligne, comme un trait positif; que les bolcheviks après leur phase dâ« internationalisme naïf » sont devenus un principe dâunification nationale et conduisent ainsi une « entreprise patriotique » . Aussi, en 1925, étayé par la NEP (et négligeant le fait quâelle ne change rien à la structure politique du régime) et par les propos favorables de Lénine sur les coopératives (lâinvestissement politique et social essentiel de Mauss),le sociologue conçoit le bolchevisme comme « une phase  de la Révolution russe , phase sombre, mais phase nécessaire -si ce mot lui aussi veut dire quelque chose -, comme le jacobinisme le fut à la Révolution française ; mais il nâest que partiellement le fait de ses auteurs » (souligné par MM) . Car la Révolution russe fut essentiellement « une jacquerie militaire et paysanne »
 
 

Les communistes russes de l'internationalisme au patriotisme


Dans son analyse de la Révolution russe, Mauss accorde une grande importance au problème national qu'il relie à sa propre histoire de soldat: « à la fin de 1917, écrit-il, et jusqu'en septembre 1918 nous payions durement et en personne les conséquences militaires de la trahison bolchevique, ou plus exactement de la catastrophe russe »  (le « nous » quâil utilise dénote à fois la France et les soldats, dont il était). Par ailleurs, il note au passage que les Allemands ont autorisé le retour des révolutionnaires russes exilés dans leur pays (câest « lâintrigue allemande » qui a renvoyé les bolcheviks en Russie) . Il reprend, en effet, à son compte, la thèse selon laquelle l'arrêt des combats à l'est aurait entraîné un renforcement de la puissance militaire allemande à l'ouest (thème évidemment banal de la période et quâon trouve, par exemple, dans la brochure de Célestin Bouglé reproduite plus haut dans ce Cahier).
Mais Marcel Mauss fait aussi intervenir la nation comme principe de légitimation de certaines formes de violence exercées par les bolcheviks : "une nation en guerre; dit-il, ne peut, sous peine de disparaître, tolérer une liberté et un respect de tous les droits qui sont le privilège d'un état de paix"  On comprend pourquoi il qualifie son analyse de "dialectique" : les raisons, à savoir ce qu'on appellera, à sa suite, le "nationalisme", qui lui font condamner le bolchevisme en France, lui servent, logiquement, à l'excuser en Russie. Il reproche à Lénine et Trotsky d'avoir dans un premier temps fait preuve d'"internationalisme naïf" et d'avoir oublié le "patriotisme conscient de toutes les classes intelligentes et le patriotisme inconscient du paysan qui se traduisent par un nationalisme exacerbé" . Mais en analysant la suite de la révolution et la guerre civile Mauss estime que "ce sont les bolcheviks qui furent les représentants de l'ordre et de l'unité nationale"  et, certes pas, les Blancs de Koltchak ou Dénikine . Ainsi, et parmi les traits qui lui interdisent de condamner absolument les bolcheviks outre leur héroïsme, la pureté morale de beaucoup d'entre eux, il note qu'en ayant répudié un internationalisme naïf les bolcheviks en créant la Fédération de Russie ont "restauré [...] l'unité russe et même la grandeur russe mises en péril par l'intrigue étrangère et allogène" . Et il relève, du reste, que près de Lénine et de Trotsky se trouvaient des hommes qui « comme Dzerjinski, Rakovski, Radek, Peters n'étaient même pas des Russes ; leur sauvage volonté, encore toute puissante aujourdâhui, ne sâembarrassait d'aucun amour pour cet immense peuple". Certains, comme Peters, étaient, du reste, des "gunmen" exercés au banditisme aux Etats Unis . Lâon mesurera la répulsion que les dirigeants de la Tchéka pouvait inspirer à Mauss à ce quâil se soit explicitement et nettement félicité de lâexécution de Peters, quâil classe avec Dzerjinski, terroristes combattant dâautres terroristes, parmi les « fous et les fanatiques » : Peters, écrit-il en 1923 « fut le tyran de Petrograd jusquâà ce que de justes balles missent fin à son aventure » .
On ajoutera que Mauss avance un élément explicatif au bolchevisme, à savoir qu'il est un phénomène russe et qu'il adopte l'idée d'une identité psychologique des Russes écrivant par exemple : "Le Russe ne craint pas la mort et il craint encore moins de l'infliger"  ou encore Mauss parle-t-il de "l'extrême sensibilité slave"  Les méthodes de gouvernement des bolcheviks, violences, terreurs, intrigues, ne sont du reste pas spécifiquement communiste mais russes, byzantines, antiques  (Un retour de l'antique sur lequel nous reviendrons). De la même façon, Mauss voit dans l'échec des communistes à créer des institutions ou quoi que ce soit "quelque chose de spécifiquement russe" car, dit-il, "nos amis n'ont guère le génie organisateur et réalisateur" . L'analogie entre la nation et un « individu collectif » est du reste nettement théorisée et acceptée par Mauss . Et il estime que peu de peuples sont aussi "individualisés", ont un caractère plus hétérogènes à ceux d'autres peuples que « lâimmense masse homogène, toujours très ancienne et toujours très jeune des Grands-Russiens. »
Cette analyse est complétée par un trait qui est, lui aussi puisé, dans le répertoire d'arguments communs à des courants positivistes pourtant politiquement opposés à la fin du XIXe siècle, à savoir l'analogie entre la Révolution et un état de folie collective. "Folie obsidionale", (Mauss met des guillemets) crise qui provoque des états de sociétés qui, décomposées, n'ont plus qu'une "âme de foule" qui conduit à la réapparition d'une suprême horreur, « l'anthropophagie de famine » . Et le parti communiste est présenté comme manipulant à son profit la situation extrême d'isolement que produit le blocus.
Le parallèle avec la Révolution française est évidemment présent (c'est un des lieux communs de la période - de la part des bolcheviks eux-mêmes du reste  - et qui se poursuivra longtemps) avec l'hypothèse que, comme le jacobinisme, le bolchevisme ne serait qu'une phase de la révolution. Mais la différence est en même temps très grande, dans la mesure où pour la Révolution anglaise, pour la Révolution américaine et pour la Révolution française, Mauss considère qu'elles se sont produites dans des "organismes forts", tandis que la révolution russe a eu lieu sans qu'elle soit la volonté claire et l'acte d'une nation forte et mûre. Le sujet de la révolution, quand elle est positive, enthousiasmante, c'est donc la nation qui doit la vouloir alors que, dans le cas de la Russie, ce fut un petit groupe qui sut profiter de circonstances exceptionnelles. La révolution russe a été "plaquée" "surajoutée" à la vie d'un peuple sans correspondre à sa "mentalité". La révolution russe ne s'analyse donc pas comme un "acte", comme une þuvre de la nation, d'une "société vivante", mais elle a enregistré un fait : elle est le symptôme de la chute du régime tsariste. Les bolcheviks ne peuvent donc conserver le pouvoir que par la force militaire et policière, par la violence comme les tyrans de la Grèce antique qui s'appuyaient sur un groupe de combat. Mauss reproche donc aux communistes russes d'avoir fait de la politique un fétiche en légiférant alors que ce qui est décisif, ce ne sont pas les lois mais les mþurs, et d'avoir cru à la toute puissance du verbe.
On retrouve donc, dans l'analyse globale de la révolution russe que publie Mauss trois ans après le congrès de Tours, le même diagnostic sur le bolchevisme : blanquisme.
 
 

Le Communisme et l'oubli du don


Mais la critique de Mauss si elle est une critique du bolchevisme et aussi une critique du communisme. Mauss quant à la différence entre socialisme et communisme ne dit pas autre chose que son oncle, Durkheim, dont il éditera en 1928, le cours sur le socialisme professé par Durkheim à Bordeaux en 1895-1896  : le socialisme c'est l'appropriation des moyens de production par les travailleurs, le communisme c'est l'étatisation de l'économie.
Dans les textes publiés en 1923-1924, il raconte comment ,en 1917, il avait été séduit par les Soviets, à la fois organe professionnel et noyau politique élémentaire. Il voyait là une réalisation d'une des rares mesures préconisées par Durkheim, comme si celui-ci, mort en 1917, avait été prolongé par l'apparition des Soviets. Aussi Mauss insiste-t-il sur les espoirs que suscitait la révolution russe, malgré la dissolution de la Constituante en janvier 1918, malgré la paix de Brest-Litvosk en mars 1918. Il déplore donc la disparition des Soviets et des conseils ouvriers et se félicite de la Nouvelle Politique économique qui réintroduit des éléments de marché. Il estime qu'avec la NEP  le rôle de la violence est réduit et il y voit une "renaissance russe" dont il espère qu'elle se stabilisera et se prolongera (RMM, p. 115). Car en aucun cas Mauss ne pense quâune société, surtout une société où les travailleurs devraient se dévouer les uns pour les autres, puisse reposer sur une « pure force matérielle » .
Parmi les points qui permettent d'articuler les positions politiques de Mauss et sa théorie sociologique, on peut retenir le rôle social qu'il accorde au marché. Mais les passerelles entre lâEssai sur le Don et les textes sur le bolchevisme sont multiples : il sâagit, du reste, de textes contemporains puisque lâEssai est publié en 1925. Ainsi lâEssai se termine par une évocation de Socrate et dans son « Appréciation sociologique du bolchevisme », Mauss écrit que « le vieux rêve de Socrate, du citoyen sage, économe, vertueux et gardien de la loi, surtout prudent et juste, fournit donc toujours le modèle de lâaction politique » . LâEssai comprend aussi, dans ses dernières pages, une évocation de la table du roi Arthur, modèle de la réciprocité et de la circularité dans le système du don qui fonde la vie sociale. Le don a une valeur et une fonction sociale indépendante de ce qui est donné. Thèse aux antipodes des théories que les bolcheviks voudront imposer, surtout pendant la période du communisme de guerre (mais le modèle du prélèvement obligatoire, en nature et sans réciprocité, restera un trait génétique et générique du communisme léniniste). La conception que Mauss a construite de lâéchange est manifeste dans son rejet de la conception évolutionniste de certains auteurs pour lesquels les séquences de l'histoire économique partiraient du troc pour se terminer à la vente à terme. Le cadeau est le soc du social.

" L'évolution n'a pas fait passer le droit de l'économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C'est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d'une part le troc, par simplification, par rapprochement de temps autrefois disjoints, et d'autre part, l'achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant et aussi le prêt"

Pour lui, le don et le contre-don structurent l'espace social et constituent une atmosphère sociale d'échanges et de cadeaux, d'obligation et de liberté, avant de remplir une fonction économique. Mauss a une conception symbolique, au sens que Lévi-Strauss et Lacan donneront au terme, du lien social qui sâoppose radicalement à lâanalyse en termes de rapport de forces que privilégient les bolcheviks et les tenants de la sociologie comme « physique du social ».  Voyant dans la "kula" des îles trobriandes, décrite par Bronislaw Malinovsky, (une des références constantes de lâEssai sur le Don) l'exemple même du lien social, on comprend donc que Mauss puisse défendre la monnaie, et la monnaie or, et écrire : "La liberté de marché est la condition absolument indispensable de la vie économique" . Plus généralement encore, Mauss rejette la violence et la terreur parce qu'elles brisent les "nombreux liens invisibles qui nouent ensemble les individus dans le sociétés" . La terreur pousse les individus à se « terrer » , à se fuir : la violence détruit la possibilité des confiances, des crédits, des contrats. (Ce qui ne pouvait quâavoir lâadhésion de Lénine qui voulait rompre avec le droit des contrats dans son ensemble). Marcel Mauss ne refuse pas la force, et explicitement il la justifie, à certains moments dâun processus révolutionnaire, mais puisquâil ne fonde pas lâorigine de la loi dans la force, lâautorité ou la coutume, pas plus quâil ne fixe lâorigine de lâéconomie dans le troc, lâutilité, lâintérêt, il subordonne la violence à la loi. La loi nâest pas, chez Mauss, la légitimation de la violence ou lâoccultation des rapports de forces (comme chez Lénine) : « La violence nâest légitime que par la loi, par lâordre légal quâelle fait régner ; elle nâest pas elle-même lâordre et encore moins la loi. »  . Au « terreau » crée par les échanges, les contrats, la confiance, sâoppose donc la Terreur qui fait se « terrer » les individus . Quitte, dit-il, à passer pour vieux jeu, il considère qu'on ne peut bâtir une société sans revenir aux vieux concepts grecs de philon et de koinon, disons d'amitié et de communauté . Le socialisme et le communisme ne peuvent donc avoir pour ambition de supprimer le marché, mais il faut l'organiser. Dans le même sens, même s'il peut paraître déraisonnable, l'usage de la monnaie-or parait indépassable. Plus encore que dans d'autres domaines, la loi en économie ne peut pas créer mais elle doit suivre les mþurs (RMM, p. 121). Mais la liberté de marché n'est pas incompatible avec l'"appropriation collective", à condition qu'elle ne soit pas celle de l'Etat mais de coopératives, de groupes professionnels.
L'échec des communistes russes est donc une confirmation, a contrario, des thèses de Durkheim. Bien plus, Mauss voit dans lâun des derniers textes publiés par Lénine, en mars 1923, les signes d'un espoir d'un passage du communisme vers le socialisme en même temps qu'un aveu d'échec par le leader bolchevik qui reconnaît quâil sâest trompé dans le domaine de coopération .
Mauss trouve aussi, dans l'échec des communistes, une confirmation de l'absence de validité du "matérialisme historique" : les distinctions entre les différents types de phénomènes sociaux relèvent de la logomachie et ne sont pas pertinents : la monnaie est une chose économique, mais, frappée par une nation, elle est une chose politique et « on y a confiance, elle inspire foi et crédit » aussi elle est en même temps un « phénomène mental » .
Mais on conçoit que la validation a contrario de la sociologie durkheimienne ait, pour Mauss, quelque chose d'amer. Cette forme de validation se retrouve à l'occasion de ce qui est sans doute la dernière intervention de Mauss sur la question bolchevik.
 
 
 

Bolchevisme, fascisme, hitlérisme


Un deuxième point d'articulation entre la théorie du bolchevisme et la sociologie générale de Mauss peut être relevé avec l'application par Mauss de l'analyse du bolchevisme, mais aussi au fascisme et du nazisme, des "sociétés des hommes". L'expression la plus nette en est donnée dans une lettre de 1936 qui sera publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie en commentaire à l'exposé qu'avait fait Elie Halévy sur "L'ère des Tyrannies". Mauss approuve Halévy d'avoir "déduit" les dictatures italiennes et allemandes du bolchevisme, mais il ajoute que Lénine lui-même doit être compris comme un continuateur de Georges Sorel. Câest Mauss lui-même qui avait, en 1923, considéré que le fascisme et le bolchevisme étaient tous les deux des « épisodes politiques de la vie de peuples encore inéduqués politiques ». Et il faisait de lâusage de la violence par le bolchevisme et le fascisme, non (comme le font certaines écoles sociologiques), la révélation de la réalité des rapports sociaux, mais le signe dâun retard : « La force, en Russie et en Italie, ne joue ce rôle que parce quâil nây a pas dans ces pays dâopinion publique, dâéducation civique, de citoyens en un mot. » . La proximité du fascisme et du bolchevisme, « actions de la brutalité et non de la pensée politique »  est pour lui un fait empirique, attesté par lâitinéraire de Mussolini, ancien hérvéiste; lui-même et de beaucoup de ses adeptes, tandis que les anciens membres des organisations socialistes et ouvrières nâont pas le même cheminement et il note aussi que de nombreux communistes viennent des rangs fascistes. Il considère que la violence bolchevik « bien quâérigée en doctrine, dès avant la guerre »  nâest pas entièrement responsable de la Terreur russe : une part de la violence dâune foule de soldats armés, en débandade, de la jacquerie paysanne, des hooligans et aussi de lâintervention étrangère . Mais il y a bien eu « crime et faute »  des bolcheviks, dont son « confrère le fascisme »  est une « imitation légèrement bouffonne » . Et le bolchevisme a créé, avec le système de la « dictature dâun parti communiste sur le prolétariat » , le « massacre »  des groupes techniquement compétents et la violence contre la classe paysanne, un type nouveau dâorganisation sociale et politique qui, avec la suppression totale de lâéconomie de marché, a détruit « consentement et confiance »  et a conduit à une « tyrannie de tous les instants »   « Minorité agissante », héritière de Georges Sorel - comme son cousin germain, le fascisme- , le bolchevisme se maintient au pouvoir, au moment de la NEP, par la violence, la peur des paysans dâun retour des nobles, et lâappui de lâarmée et de la police, leur assise est donc un mélange « de volonté et de paresse ».  Ailleurs il écrit : « Apathie dâune part, volonté claire, fanatique ; et force, dâautre part, voilà la relation qui unit dès lors et unit toujours le peuple russe et ses despotes bolcheviks. »  Mauss, qui tout en condamnant plus sévèrement le fascisme que le bolchevisme, soulignait leur cousinage, ignorait sans doute que câest à Lénine lui-même quâon doit de les avoir présentés comme des jumeaux, engagés dans une lutte à mort. Câest dans un texte décisif sur la portée de la NEP - « Lâimpôt en nature » (mai 1921), que Lénine affirme lâalternative fondamentale de sa conception de lâhistoire mondiale : « Ou bien la terreur blanche, la terreur bourgeoise formule américaine, anglaise (Irlande), italienne (fasciste), allemande, hongroise et autres, ou bien la terreur rouge, prolétarienne. Il nây a pas de milieu ; il nây a pas, il ne peut y avoir de « troisième solution ». Quelques lignes plus haut à propos des mauvais éléments infiltrés dans le parti, il affirmait « Ce quâil faut ici, câest lâépuration par la terreur : justice sommaire, exécutions sans phrases. » . Reprise à leur compte par les opposants au bolchevisme, sa similarité de moyens avec le fascisme italien fut donc fièrement revendiquée dans une période où la lutte contre les « démocrates » était une priorité pour les communistes (lutte qui était aussi conduite contre ceux qui, au sein du parti y réclamaient plus de « démocratie »).
 
 

"La société des hommes"


Dans son texte de 1936 Mauss propose aussi une caractérisation du bolchevisme qui se trouvait déjà dans les textes des années 1920 : il relève d'une logique du complot, le parti est une "secte secrète" dont l'organisme essentiel est la Guépeou, organisation de combat d'une organisation secrète. Mais en 1936, lâinterprétation de Mauss doit aussi intégrer le nazisme : il ne le traite pas comme un phénomène à part mais il intègre les trois variantes dans un même schéma explicatif : le parti fasciste, le parti hitlérien, comme le parti bolchevik, sont à relier aux "sociétés d'hommes", ces sociétés secrètes conspiratives que Mauss a trouvées dans les sociétés archaïques et dont il dit qu'Aristote les a décrites pour la Grèce antique. L'analyse la plus détaillée qu'il en donne se trouve dans le Manuel d'Ethnologie (chap. 8)  qui a été publié à partir de ses cours. Il s'agit de groupes masculins, reposant sur la ségrégation sexuelle, et dont les membres s'associent en secret dans un but qui peut être politique, ainsi dans la Grèce antique, à Mégare, pour renverser la constitution et instaurer la tyrannie.
 
 

Le retour du primitif


On sait que ce thème sera repris peu après par Georges Dumézil, mais en laissant de côté la polémique sur l'interprétation du nazisme par Dumézil, on peut dire, en suivant sans difficulté, sur ce point Carlo Guinzburg, qu'il n'y a chez Mauss rien d'équivoque au sens où il ne fait pas appel à un phénomène sociologique peut-être universel pour faire fonctionner la répétition historique ou l'universel sociologique comme des excuses . L'invariance est pourtant forte pour Mauss puisque dans sa lettre de 1936 il affirme que les pages d'Aristote sur les liens entre la guerre et la démocratie pourraient être citées intégralement pour rendre compte des trois dictatures. Lâhistoire est ainsi remplacée par une explication anthropologique dont la généralité est comme le signe dâune impossibilité à trouver une explication spécifique, particulièrement à partir des caractéristiques nationales.
Au-delà, c'est à une interrogation sur la notion de "représentation collective" à laquelle Mauss est conduit. Et dans une lettre à Ranulf de 1939, Mauss se demande si Durkheim et lui-même n'ont pas négligé l'importance du "retour du primitif", une formule quâon imaginerait aussi bien chez Freud, (auquel Mauss nâaccordait guère dâimportance du reste). Dans les événements en cours Mauss voit comme une confirmation négative, là où il avait espéré une confirmation positive de la sociologie.
En 1923 Mauss analysait les événements politiques de la Russie, de l'Allemagne, de l'Espagne comme des phénomènes transitoires et il croyait que l'avenir appartenait aux nations de citoyens éclairés . Il insistait même sur lâexceptionnalité russe qui, seule, rendait possible le projet le "ruiner la Cité pour pouvoir la rebâtir à nouveau . "Tout là-bas, disait-il en 1923, se passe dans d'autres plans que ceux où nous nous trouvons ici" et il prenait pour exemple de pays où les conditions sociales, économique, la civilisation préparaient au socialisme, l'Angleterre, mais aussi l'Allemagne o¢ tout, (a la différence de la Russie, évidemment), « tendait à lâorganisation » .
Mais ce qu'il décrit dans ses lettres de 1936 et de 1939 sont comme un démenti de la logique de ses positions antérieures : quel sens cela aurait-il d'opposer, comme il le faisait dans les années 1920, les nations "arrivées au degré de maturité qui sont les nôtres », maturité « juridique », » économique » et « mentale »,  à l'arriération russe, si le « retour du primitif » s'annonce comme universel ? Lâhitlérisme interdit l'explication du bolchevisme par les particularités russes et il ouvre, en même temps, la possibilité de l'apparition des mêmes phénomènes en France.

Mauss aura, bientôt, à l'éprouver directement lui-même .




(Article rédigé à partir du texte d'une communication à la Maison française d'Oxford pour un colloque en  1995  et publié en Janvier 1998)
 

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NOTE SUR LES PUBLICATIONS DE MAUSS ET SUR MAUSS EN RUSSIE

par Alexander GOFMAN
 
 

La première publication qui ait été consacrée spécialement à Mauss, en Russie, est probablement lâarticle dâun psychologue, M. Rogovine, paru dans le 3e volume de « LâEncyclopédie philosophique » (1964) (1). Il y a ensuite eu quelques publications dans des encyclopédies et dictionnaires (2, 3, 4) et lâon trouve en outre des analyses de lâoeuvre de Mauss dans des travaux historiques, ethnologiques et sociologiques, dont lâun lui est entièrement consacré (5-10).

Lâhistoire des éditions de Mauss lui-même commence en 1982, lorsque, à lâinitiative du Professeur Igor Kon, lâauteur de ces lignes a signé un contrat avec les Editions « Vostotchnaï literatoura » à Moscou en vue de lâédition dâun recueil dâoeuvres de Marcel Mauss avec une postface et des commentaires. Cette édition a paru dans la collection « Etnografitcheskaïa bibliotéka » (Bibliothèque ethnographique) où ont, entre autres, été publiées les oeuvres de Claude Lévi-Strauss, Wladimir Bogoras, Lewis Morgan et Margaret Mead.

Lâhistoire de cette édition de Marcel Mauss a été beaucoup plus longue et plus compliquée quâon aurait pu le supposer au départ. Tout dâabord, Mauss est un auteur très difficile à traduire, beaucoup plus que son maître et oncle, Emile Durkheim. Cette difficulté tient notamment aux fautes dâimpression des ouvrages originaux, à un style un peu désordonné, et surtout à une érudition impressionnante qui met le pauvre traducteur à la torture. Cependant, en 1988, le manuscrit était remis à la maison dâédition avant de connaître une longue période de sommeil léthargique. De temps à autre, lâespace dâun court réveil, on commençait à travailler sur le manuscrit avec un rédacteur, mais très vite ce travail sâinterrompait et le manuscrit replongeait dans le sommeil.

Puis est arrivée la perestroïka, mais sans effet sur le manuscrit, et à cette époque les éditeurs ont commencé à expliquer ce long sommeil par le manque dâargent. Câest en définitive grâce au soutien financier de Central European University et de lâInstitut Open Society (Fondation Soros), que ce livre a vu le jour (11). Malheureusement ce soutien ne concernait ni la traduction, ni les commentaires, ni la postface, mais seulement les éditeurs, lâimpression et le coût du papier.

Ce volume, intitulé par lâauteur de ces lignes, « Sociétés. Echange. Personnalité. Travaux dâanthropologie sociale » regroupe six des oeuvres de Marcel Mauss, présentées par ordre chronologique : « De quelques formes primitives de classification » (avec Emile Durkheim, 1903), « Expression obligatoire des sentiments » (1921), « Essai sur le don » (1925), « Effet physique chez lâindividu de lâidée de mort suggérée par la collectivité » (1926), « Les techniques du corps » (1936) , « Une catégorie de lâesprit humain : la notion de personne, celle de « moi » (1938). En outre, ce livre comprend aussi des commentaires et une grande postface intitulée « Anthropologie sociale de Marcel Mauss » écrits par le traducteur.

Deux textes doivent paraître au début de lâannée 1998 dans la revue « Sotysiologuitcheskie isslédovania » (« Recherches sociologiques ») publiée à Moscou par lâAcadémie des Sciences. Il sâagit de la traduction dâun texte bien connu de Mauss : « Appréciation sociologique du bolchevisme », avec des commentaires et un article du signataire de ces lignes, intitulé « Deux conceptions du bolchevisme : Marcel Mauss et Nikolaï Berdaiev ».
 
 

OUVRAGES CITÉS

1. ROGOVINE, M. Mauss, Marcel. Filosofskaïa entsiklopedia (Encyclopédie philosophique). Tome 3. Moscou : Sovetskaïa Entsiklopedia, 1964. p. 508.
2. ROGOVINE, M. Mauss, Marcel. Bolchaïa Sovietskaïa Entsiklopedia (La Grande Encyclopédie Soviétique). Troisième édition. Tome 17. Moscou : Sovietskaïa Entsiklopedia, 1974. p. 53.
3. GOFMAN, A. Mauss, Marcel. Filosofskiï Entsiklopeditcheskiï Slovar (Dictionnaire Philosophique Encyclopédique). Moscou : Sovietskaïa Entsiklopedia, 1983. p. 389 (seconde édition, 1989 : p. 380).
4. GOFMAN, A. Mauss, Marcel. Sovremennaïa zapadnaïa sotsiologia. Slovar (Sociologie occidentale contemporaine. Dictionnaire). Moscou : Politizdat, 1990. pp. 202-203.
5. GOUREVITCH, A. Problemy genesisa feodalizma v Zapadnoï Evrope (Problèmes de la genèse du féodalisme en Europe occidentale). Moscou : Vyschaïa Chkola, 1970. pp. 63-82.
6. GOUREVITCH, A. Kategorii srednevekovoï koultoury (Catégories de la culture médiévale). Moscou : Iskousstvo, 1984 (première édition : 1972). pp. 228-247.
7. TOKAREV, S. Rannie formy religii (Les premières formes de la religion). Moscou : Politizdat, 1990 (première édition : 1959). p. 410.
8. TOKAREV, S. Istoria zaroubejnoï etnografii (Histoire de lâethnographie étrangère). Moscou : Vyschaïa Chkola, 1979. Chapitre 8.
9. SEMIONOV, Iou. Evoliutsia ekonomiky ranniego pervobytnogo obchtchestva (Evolution de lâéconomie dans la première période de la société primitive). Issledovanija po obchtcheï etnografii (Etudes de lâethnographie générale). Moscou : Naouka, 1979. p.63. etc.
10. GOFMAN, A. Sotsiologuitcheskie kontsepsii Marcela Maussa (Conceptions sociologiques de Marcel Mauss). Kontsepsii zaroubejnoï etnologuii. Kriticheskie etiudi (Conceptions de lâethnologie étrangère. Etudes critiques). Moscou : Naouka, 1976.
11. MAUSS, M. Obchtchestva. Obmien. Litchnost. Troudy po sotsialnoï antropologuii (Sociétés. Echange. Personnalité. Travaux de lâanthropologie sociale). Choix de textes, trad., postface, comment. par A.B.Gofman. Moscou : Vostotchnaïa literatoura, 1996.
12. MAUSS M. Fizicheskoïe vozdeïstvie na individa kollektivno vnouchionnoï mysli o smierti (Avstralia, Novaïa Zélandia) (Effet physique chez lâindividu de lâidée de mort suggérée par la collectivité (Australie, Nouvelle-Zélande). Tchelovek (« Lâhomme »), 1992, n°6.
13. GOFMAN A. Marcel Mauss : Za edinstvo naouk o tcheloveke (Marcel Mauss : pour lâunité des sciences de lâhomme). Tchelovek (« Lâhomme »), 1993. n°2.
14. MAUSS M. Tekhniki Tiela (Les techniques du corps). Tchelovek (« LâHomme »), 1993, n°2.
 




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In memoriam  ISAIAH BERLIN, 1909-1997

 

 
 
 
 
 
 

« Ne cherchez pas de solution dans ce livre ÷ il nây en a point ; de façon générale lâhomme moderne nâa pas de solutions »
Alexandre Herzen (Introduction à De lâautre rive)
 

Figure marquante de la philosophie politique et des études russes, Sir Isaiah Berlin est mort le 6 novembre 1997. Il était né à Riga en 1909 de parents juifs russes qui émigrèrent après la révolution à Londres où il apprit lâanglais à partir de lââge de dix ans. Il fit ses études à Corpus Christi College à Oxford, université où il enseigna et travailla, rejoignant All Souls College en 1932.
Câest en 1938 quâil publia son premier livre, sur Marx, à Oxford University Press (la dernière édition date de 1978). Ses positions philosophiques sont, en partie, un effet du développement de la philosophie analytique dont la puissance de conviction sâétendait depuis Cambridge, où était Ludwig Wittgenstein. Berlin sans adopter une position néopositiviste radicale et sans prendre absolument le dit « tournant linguistique », réunit autour de lui, de 1936 à 1939, de jeunes philosophes analytiques (qui se retrouvaient selon la formule anglaise bien connue, dans les pièces quâil occupait dans son collège). Parmi eux A.J. Ayer et J.L. Austin (lâauteur de Quand dire câest faire). Dans Concepts and categories (1978) qui rassemble trois articles publiés antérieurement, sont exposées ses positions philosophiques par rapport aux thèses du positivisme logique.
Pendant la seconde guerre mondiale, il travaille à lâambassade britannique à Washington et adresse au Foreign Office des rapports sur la vie politique américaine qui sont si supérieurs aux dépêches diplomatiques habituelles que Winston Churchill exige de les lire intégralement. Après guerre, il conserva de nombreux contacts à New York et Harvard. Un autre lieu de fréquente visite pour lui fut Israël et Jérusalem : il écrivit un texte sur Chaim Weizmann, le premier président de lâEtat hébreu et il sâintéressait fortement au sionisme. Il était opposé à la politique du Likoud et soutenait les positions du mouvement La Paix Maintenant (Son rapport au judaïsme est notamment exposé dans « The Three Strands in my Life », Jewish Quaterly, 1979)
En 1959, deux ans après avoir été ennobli, il devint professeur à Oxford : ses leçons inaugurales, où il opposait liberté positive et négative furent publiées sous le titre Two concepts of Liberty.
Pour les spécialistes de la Russie son livre le plus fameux est Russian thinkers (1978) qui rassemble une série dâarticles et un petit livre publié antérieurement : The Hegehog and the Fox (1953) (« Le Hérisson et le Renard ») où, après avoir opposé les auteurs qui rapportent tout à une vision centrale, moniste (les hérissons) et ceux qui, centrifuges, poursuivent plusieurs fins (les renards), il se demande où classer Tolstoï, alors que la réponse est simple pour Dostoïevski et Pouchkine qui représentent les deux types opposés. Mais ses auteurs de prédilection étaient Belinsky mais surtout Herzen. Cependant, lâun de ses textes les plus remarquables est Two Russian poets, consacré à Boris Pasternak et Anna Akhmatova : il avait des liens personnels avec chacun dâeux.
A partir de la guerre il décida de se consacrer à lâhistoire de la pensée politique, plutôt quâà la philosophie en sens technique du terme. Il prononça les Mellon Lectures à Washington sur les Romantiques allemands mais il tenait aussi une chronique sur la pensée politique à la BBC. Il reçut différents prix et récompenses et, en 1974, devint président de la British Academy. Et il devait diriger Wolson College à Oxford.
Mais la philosophie politique et lâhistoire de la pensée russe nâétaient pas ses seuls centres dâintérêt puisquâil était un des trustee de la National Gallery et quâil participa à la direction de lâOpéra royal de Londres, Covent Garden. Ce qui explique que, parmi les hommages qui lui sont rendus dans la New York Rewiev of Books , lâun soit dû au pianiste Alfred Brendel. Dans ce même numéro, on trouve aussi un texte de Stuart Hampshire, un de Aileen Kelly et un de Michael Ignatieff qui prépare une biographie sur Isaiah Berlin (qui devrait paraître en 1998) .
Il n'existe pas d'ouvrages en français sur Berlin. Le long article que Jean Leca a consacré à Eloge de la liberté (titre de la traduction de Four essays on Liberty où a été repris « Two concepts of liberty » est la meilleure (et sans doute la seule) présentation en français de la philosophie politique libérale de Berlin (in Châtelet, F., Duhamel, O., Pisier, E., Dictionnaire des Ôuvres Politiques , 3e édition revue et augmentée 1995). Le texte de Jean Leca comprend une bibliographie : à la fois une liste des ouvrages de Berlin et dâouvrages et dâarticles qui lui ont été consacrés, avec, évidemment, une récapitulation des réponses et réactions concernant « Two concepts of liberty ». Certains aspects de la pensée politique de Berlin mis en lumière par Jean Leca peuvent être rapprochés de lâimportance, à la fois de sa connaissance des penseurs russes et aussi de ses affinités avec Herzen : ainsi « les critiques portées par Berlin contre lâaveuglement des libéraux aux autres réalités du monde dans lequel ils vivent et leur manque de sensibilité aux cultures autres de lâhistoire »  sâexplique certainement, en partie, par sa propre connaissance intime de la culture russe, de sa philosophie, de son histoire. Et dans lâaspect philosophique, mais non systématique de sa pensée, dans la diversité même de son þuvre, plus celle dâun renard que dâun hérisson, comment ne pas voir une analogie intellectuelle et formelle avec la structure si particulière, par montage dâéléments, de séquences, du grand livre de Herzen, devenu en quelque sorte, par transfert le grand livre de Isaiah Berlin : Byloïé i Doumy (Passé et Méditations)  ?
 

Dominique COLAS




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  Professeur Dominique  Colas, professeur des universités à l'Institut d' Etudes Politiques de Paris
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