Une ambitieuse entreprise philosophique
Le projet de Luc Ferry ó sous le titre Philosophie politique, il publie
deux tomes et en annonce deux autres ó retient líattention par sa seule
ambition. Interrogation sur les droits de líhomme, líhistoricisme, la démocratie,
qui vise à mieux penser le totalitarisme, líentreprise de Luc Ferry
tranche par sa volonté de rigueur. Si la philosophie politique,
mal installée dans les institutions, a su se maintenir grâce
aux courants issus de la phénoménologie, des réinterprétations
du marxisme, des perspectives nées des sciences sociales, ancrées
en France dans la philosophie, le travail de Luc Ferry síinscrit dans un
horizon autre : celui de la philosophie critique, celle de Kant et de Fichte.
Par un retour à la tradition des Lumières, il faut montrer
quíon peut affirmer la rationalité de líhistoire sans renoncer à
la liberté et sauver la raison, la modernité, díune condamnation
en bloc avec le totalitarisme.
Tel est líenjeu du travail de Luc Ferry, qui le conduit à
un examen des thèses antimodernistes de Léo Strauss, Heidegger
ou Hannah Arendt, à un tableau des philosophies de líhistoire, à
une analyse du criticisme philosophique, du jeune Fichte spécialement.
Ce qui donne des pages denses, à la technique philosophique impeccable,
sur les antinomies kantiennes ou les syllogismes terminaux de líEncyclopédie
des sciences philosophiques de Hegel, où líauteur síappuie sur des
travaux classiques, ceux díAlexis Philonenko par exemple. On déconseillera
donc fermement ces ouvrages aux lecteurs pressés de découvrir
une formule ou de síamuser díune pirouette. Le ton de Luc Ferry níest ni
celui de líimprécation ni celui de la prophétie. Mais comme
il écrit avec un soin pédagogique de clarté et un
souci constant díexplication des concepts, il est destiné à
tous ceux qui croient que la philosophie est vivante et quíon peut síy
former, quand bien même ils níen seraient pas des spécialistes.
Encore faut-il quíils ne líestiment pas dangereuse. Un discours
monotone la condamne : en affirmant la rationalité du réel,
elle légitimerait ou engendrerait soit les orthopédies totalitaires,
soit un renoncement à líéthique dans líattente que la " ruse
de la raison " achève son travail de taupe. Ainsi le goulag ce ne
serait pas Staline, mais, via Marx, Hegel, Fichte et tous les " maîtres
penseurs ". Parfois, cíest dans la philosophie elle-même que naît
le rejet de la philosophie. Si, comme líaffirme Heidegger, la raison, la
métaphysique, sont enfermées dans une réflexion sur
" líétant en tant quíétant " et maintiennent le cèlement
de líEtre, ne faut-il pas briser cette clôture, síouvrir au " miracle
de líEtre " ? Face à líhistoricisme hégéliano-marxiste,
Hannah Arendt affirme que líhistoire est surgissement du nouveau, de líinédit,
où le principe de raison suffisante, cher à Leibnitz, est
inopérant. Mais pour Luc Ferry, totalitarisme et rationalisme níont
pas partie liée et, avec Raymond Aron ou Jürgen Habermas, il
refuse de " faire son deuil des idéaux qui animaient la philosophie
des Lumières ".
La sphère du droit
Retour à Kant, donc. Mais moins au Kant de líimpératif
catégorique quíau Kant déconstructeur de la métaphysique.
Car si líauteur de la Critique de la raison pure níattribue aucune vérité
objective conceptuelle à la métaphysique, il maintient des
exigences régulatrices. Dès lors que la raison a des limites
rationnellement déterminables, elle ne peut fonder une politique
reposant sur une prétendue nécessité historique, excluant
la contingence et la liberté, et líirrationalisme níest plus líasile
où líhorreur du totalitarisme devrait nous conduire. On aurait pu
souhaiter que sur ce point Luc Ferry cherche à discuter díautres
apports, notamment ceux de la philosophie analytique anglo-saxonne, si
proche souvent du criticisme kantien, mais telle est sans doute la cohérence
de son projet.
Il est vrai quíil pense trouver dans les úuvres de Fichte des
ressources nombreuses. Le Fichte de Luc Ferry articule activité
libre de líhomme et rationalité historique en déterminant
un espace díintersubjectivité. Car líautre níest jamais second ou
déduit : le concept díindividualité est un concept réciproque.
Le droit, rapport entre des sujets, forme de líintersubjectivité,
connaît une promotion philosophico-politique décisive que
Ferry résume ainsi " Entre la sphère de líéthique
individuelle et celle, politique, de líEtat, vient se situer celle du droit
(de la société), líEtat níétant au fond que le moyen
de la réalisation du droit pensé lui-même comme la
condition de possibilité de líéthique ".
Tout cela síappuie sur une analyse scrupuleuse qui, parfois,
ralentit líexposé au bénéfice de la précision
et de la clarté, mais qui, à certains moments, fait presque
oublier líobjet qui líorganise : le totalitarisme. On regrettera que si
le fondement heideggerien des thèses díArendt est montré,
sa théorie du totalitarisme ne soit pas discutée en elle-même
: quid, par exemple, de la distinction entre terreur " normale " en période
révolutionnaire et terreur proprement totalitaire, car le totalitarisme
níest-ce pas, díabord, un usage illégitime du concept díennemi,
et ce, en URSS, bien avant 1930 ? Quoi quíil en soit, la critique de la
phénoménologie ne doit pas faire renoncer à une entreprise
de description-élucidation.
Peut-être Luc Ferry síy engagera-t-il par la suite. En
tout cas, il achève son deuxième tome díune façon
qui donne envie de le lire encore. Il montre que rationalité, contingence
et liberté sont liées et quíil ne faut pas ontologiser líun
ou líautre point de vue. La tâche de la philosophie est donc de défétichiser
des principes réifiés par la métaphysique. Ainsi à
partir du criticisme rejoint-il les maîtres du soupçon, notamment
lorsquíil caractérise líhomme, de façon freudo-kantienne
si líon ose dire, par le " libre mouvement indéterminé ".
Car, selon le mot de Fichte " tout animal est ce quíil est, líhomme seul
originellement níest rien ".
Un " rien " que seule líhumanité, comme communauté
et comme projet, est capable de constituer en sujet raisonnable, cíest
du moins le rêve des Lumières. Encore faudrait-il savoir à
quelles conditions concrètes ce rien peut éviter de faire
cet usage illimité de la raison díoù naîtrait líemprise
totalitaire. On voit la richesse des questions auxquelles Luc Ferry nous
conduit avec une rigueur exemplaire.
|