Dominique Colas

Professeur de Science politique, chercheur associé au CERI
Directeur du Cycle supérieur d'Analyse comparative des aires politiques
composante de l' Ecole doctorale de l'IEP de Paris
Directeur des Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu


 

Cliquez sur le renard et le lion, symboles de la politique selon Machiavel

Institut d'Études Politiques de Paris
27 rue Saint Guillaume - 75337 Paris Cedex 07




PHILOSOPHIE POLITIQUE, 2 vol. de Luc Ferry, PUF, 1984


L'OUVRAGE DONT ON LIRA LE COMPTE RENDU CI DESSOUS EST ANTÉRIEUR À LA PARUTION DE LA PENSEE 68 PAR LUC FERRY ET ALAIN RENAUT, LA DATE DE PUBLICATION INDIQUE QUE LE MONDE N'ACCORDAIT PAS UNE IMPORTANCE PRIORITAIRE À L'OUVRAGE DONT LE COMPTE RENDU AVAIT ÉTÉ CONFIE À UN PIGISTE SANS NOTORIÉTÉ. LUC FERRY ETAIT À CE MOMENT PROFESSEUR À L'IEP DE LYON ET DOMINIQUE COLAS À NANCY II. IL A SEMBLÉ BON DE REPRODUIRE CET ARTICLE CAR PERSONNE, MEME DANS LE JOURNAL LE MONDE, NE SEMBLE SE SOUVENIR QUE LUC FERRY N'A PAS COMMENCÉ SA CARRIÈRE INTELLECTUELLE PAR UN PAMPHLET. ON REGRETTE DE NE POUVOIR DIFFUSER LE DEBAT TELEVISÉ ENTRE JEAN-FRANçOIS LYOTARD ET LUC FERRY. LYOTARD A FAIT DE KANT UNE LECTURE ASSEZ ÉLOIGNÉE DE CELLE DE FERRY.

Merci à Nadine DADA qui a en charge la bibliothèque de IIIe cycle de l'IEP d'avoir retrouvé cet article et à Carole Vandenblucke de l'avoir mis en forme.


Article paru dans  Le Monde  du vendredi 27 juillet 1984
 

 Dominique COLAS
 

Luc FERRY et la rationalité de líhistoire
 
 

 
 
Une ambitieuse entreprise philosophique

Le projet de Luc Ferry ó sous le titre Philosophie politique, il publie deux tomes et en annonce deux autres ó retient líattention par sa seule ambition. Interrogation sur les droits de líhomme, líhistoricisme, la démocratie, qui vise à mieux penser le totalitarisme, líentreprise de Luc Ferry tranche par sa volonté de rigueur. Si la philosophie politique, mal installée dans les institutions, a su se maintenir grâce aux courants issus de la phénoménologie, des réinterprétations du marxisme, des perspectives nées des sciences sociales, ancrées en France dans la philosophie, le travail de Luc Ferry síinscrit dans un horizon autre : celui de la philosophie critique, celle de Kant et de Fichte. Par un retour à la tradition des Lumières, il faut montrer quíon peut affirmer la rationalité de líhistoire sans renoncer à la liberté et sauver la raison, la modernité, díune condamnation en bloc avec le totalitarisme.
 Tel est líenjeu du travail de Luc Ferry, qui le conduit à un examen des thèses antimodernistes de Léo Strauss, Heidegger ou Hannah Arendt, à un tableau des philosophies de líhistoire, à une analyse du criticisme philosophique, du jeune Fichte spécialement. Ce qui donne des pages denses, à la technique philosophique impeccable, sur les antinomies kantiennes ou les syllogismes terminaux de líEncyclopédie des sciences philosophiques de Hegel, où líauteur síappuie sur des travaux classiques, ceux díAlexis Philonenko par exemple. On déconseillera donc fermement ces ouvrages aux lecteurs pressés de découvrir une formule ou de síamuser díune pirouette. Le ton de Luc Ferry níest ni celui de líimprécation ni celui de la prophétie. Mais comme il écrit avec un soin pédagogique de clarté et un souci constant díexplication des concepts, il est destiné à tous ceux qui croient que la philosophie est vivante et quíon peut síy former, quand bien même ils níen seraient pas des spécialistes.
 Encore faut-il quíils ne líestiment pas dangereuse. Un discours monotone la condamne : en affirmant la rationalité du réel, elle légitimerait ou engendrerait soit les orthopédies totalitaires, soit un renoncement à líéthique dans líattente que la " ruse de la raison " achève son travail de taupe. Ainsi le goulag ce ne serait pas Staline, mais, via Marx, Hegel, Fichte et tous les " maîtres penseurs ". Parfois, cíest dans la philosophie elle-même que naît le rejet de la philosophie. Si, comme líaffirme Heidegger, la raison, la métaphysique, sont enfermées dans une réflexion sur " líétant en tant quíétant " et maintiennent le cèlement de líEtre, ne faut-il pas briser cette clôture, síouvrir au " miracle de líEtre " ? Face à líhistoricisme hégéliano-marxiste, Hannah Arendt affirme que líhistoire est surgissement du nouveau, de líinédit, où le principe de raison suffisante, cher à Leibnitz, est inopérant. Mais pour Luc Ferry, totalitarisme et rationalisme níont pas partie liée et, avec Raymond Aron ou Jürgen Habermas, il refuse de " faire son deuil des idéaux qui animaient la philosophie des Lumières ".
 
La sphère du droit 

 Retour à Kant, donc. Mais moins au Kant de líimpératif catégorique quíau Kant déconstructeur de la métaphysique. Car si líauteur de la Critique de la raison pure níattribue aucune vérité objective conceptuelle à la métaphysique, il maintient des exigences régulatrices. Dès lors que la raison a des limites rationnellement déterminables, elle ne peut fonder une politique reposant sur une prétendue nécessité historique, excluant la contingence et la liberté, et líirrationalisme níest plus líasile où líhorreur du totalitarisme devrait nous conduire. On aurait pu souhaiter que sur ce point Luc Ferry cherche à discuter díautres apports, notamment ceux de la philosophie analytique anglo-saxonne, si proche souvent du criticisme kantien, mais telle est sans doute la cohérence de son projet.
 Il est vrai quíil pense trouver dans les úuvres de Fichte des ressources nombreuses. Le Fichte de Luc Ferry articule activité libre de líhomme et rationalité historique en déterminant un espace díintersubjectivité. Car líautre níest jamais second ou déduit : le concept díindividualité est un concept réciproque. Le droit, rapport entre des sujets, forme de líintersubjectivité, connaît une promotion philosophico-politique décisive que Ferry résume ainsi " Entre la sphère de líéthique individuelle et celle, politique, de líEtat, vient se situer celle du droit (de la société), líEtat níétant au fond que le moyen de la réalisation du droit pensé lui-même comme la condition de possibilité de líéthique ".
 Tout cela síappuie sur une analyse scrupuleuse qui, parfois, ralentit líexposé au bénéfice de la précision et de la clarté, mais qui, à certains moments, fait presque oublier líobjet qui líorganise : le totalitarisme. On regrettera que si le fondement heideggerien des thèses díArendt est montré, sa théorie du totalitarisme ne soit pas discutée en elle-même : quid, par exemple, de la distinction entre terreur " normale " en période révolutionnaire et terreur proprement totalitaire, car le totalitarisme níest-ce pas, díabord, un usage illégitime du concept díennemi, et ce, en URSS, bien avant 1930 ? Quoi quíil en soit, la critique de la phénoménologie ne doit pas faire renoncer à une entreprise de description-élucidation.
 Peut-être Luc Ferry síy engagera-t-il par la suite. En tout cas, il achève son deuxième tome díune façon qui donne envie de le lire encore. Il montre que rationalité, contingence et liberté sont liées et quíil ne faut pas ontologiser líun ou líautre point de vue. La tâche de la philosophie est donc de défétichiser des principes réifiés par la métaphysique. Ainsi à partir du criticisme rejoint-il les maîtres du soupçon, notamment lorsquíil caractérise líhomme, de façon freudo-kantienne si líon ose dire, par le " libre mouvement indéterminé ". Car, selon le mot de Fichte " tout animal est ce quíil est, líhomme seul originellement níest rien ".
 Un " rien " que seule líhumanité, comme communauté et comme projet, est capable de constituer en sujet raisonnable, cíest du moins le rêve des Lumières. Encore faudrait-il savoir à quelles conditions concrètes ce rien peut éviter de faire cet usage illimité de la raison díoù naîtrait líemprise totalitaire. On voit la richesse des questions auxquelles Luc Ferry nous conduit avec une rigueur exemplaire.
 
 
 


 
 
 

PHILOSOPHIE POLITIQUE, de Luc Ferry, PUF, 1984
Tome I : Le droit : la nouvelle querelle des anciens et des modernes, 192 pages, 98 F.
Tome II : Le système des philosophies de líhistoire, 256 pages, 125 F.
 
 



Professeur Dominique  Colas, professeur des universités à l'Institut d' Etudes Politiques de Paris
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Directeur du  Cycle supérieur d'analyse comparative des  aires politiques

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