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Jenny Alpha " Il faut que le présent s'accommode du passé"

Née à Fort de France en 1910, cette grande dame de la musique de la poésie et du théâtre , a traversé une grande partie du siècle en France, à Paris en particulier, tout en écoutant constamment battre le coeur des Antilles et de sa Martinique natale. Jenny Alpha, à de, travers quelques souvenirs, quelques regrets et plein d'espoirs, nous livre ses émotions et passions d'un siècle qui au fil des années, ne lui a jamais enlevé " l'émerveillement de son enfance ".

Comment était la petite Jenny à Fort-de-France ou " en ville " comme on disait ?

Jenny Alpha : "mon père était receveur des Douanes et ma mère, une demoiselle Sicot, était receveuse des Postes. Nous étions dix enfants à la Maison. Quatre du premier lit de mon père et six autres qu'il avait eu avec ma mère et dont j'étais l'aînée. En plus dans la maison, il y avait ma grand-mère. Nous habitions la rue Blénac et avions pour voisins les patère, Philoctète, Clémente, Ragot et vers la rue François Arago, il y avait les Vatran et les Saint-Prix. A l'école communale de Perrinon, j'ai passé une enfance heureuse et sans souci de savoir d'où sortait l'agent qui achetait le lait. La vie s'écoulait comme un miracle journalier: mon enfance a é,été baignée de musique et de contes fabuleux racontés par ma grand-mère et ma soeur aînée. Celui de " l'homme tête " que j'adorais pourtant, me terrorisait... "

Quelle image vous gardez de cette Martinique là ?

"J'avais l'impression que la Martinique ne vivait que par la poésie et peut-être que mon sens du théâtre vient de là. Ma mère m'avait abonné à la " Semaine de Surette " et je faisais jouer des scénettes à mes copines en me réservant le plus beau rôle."

Cette joie de vivre vous a accompagné à Paris ?

"Mes études d'Histoire et de Géographie que ma mère voulait que je réussisse, m'ont pus très bien marché et dès 1933, je savais que ce ne serait sans doute pas, ma voie. Les garçons que j'ai rencontrés dont les plus connus : Césaire, Senghor Damas, particulièrement ce dernier m'ont beaucoup influencé. Et puis, je me suis mariée avec Philippe Dessart qui était attaché au musée du Louvre. Quand il est mort en 1942 et que ma belle-mère m'a dit " nous ne pouvons pas vous garder par charité ", j'ai compris qu'il fallait que je m'accroche ".

Votre destin était tracé ?

"J'ai toujours cet impression d'aller à la rencontre de ce qui va se produire et de suivre un chemin où les choses sont déjà tracées. Je crois davantage au déterminisme qu'au hasard. Quand je me suis présentée dans un théâtre et que je me suis vu gentiment répondre : " Mais, il n'y aura jamais de rôle pour vous ? est-ce que vous voyez une jeune noire, jouer Célimène ? ", je ne trouve pas d'autre explication même si mon destin se fait presque en dehors de moi. "

Quand vous regardez vivre les Martiniquais aujourd'hui, quelles émotions, quelles valeurs vous manquent le plus ?

"J'ai l'impression qu'il y a moins de solidarité et que les notions d'offrandes et de dons se sont beaucoup estompées. C'est vrai, il m'arrive de me dire : " Et bien, la Martinique a t-elle perdu son âme ? ". Cela je l'avoue me remplie de détresse. Je ne crois pas être une " ringarde " comme on dit, mais j'aimerais qu'un enfant ne dise pas " ça me fait chier... " en hurlant à ses parents. Je n'ai pas eu d'enfant et on dira que j'ai beau jeu d'en parler. Cela dit, je dis à mes jeunes amis que, comme l'on met un tuteur à un rosier, un parent doit servir de tuteur à un enfant. Je crois que la morale le bonheur de vivre en famille, les contes des grands-mères... doivent avoir leur place. Il faut que le présent s'accommode du passé. Il nous faut garder notre faculté de rire. Il faut donner un sens à la vie dans ce qu'elle a de pratique mais aussi de poétique. Nous devons préserver notre dimension du rêve et de la légende et continuer à garder le nez en l'air. Il ne faut pas que la rentabilité prenne le pas sur la poésie. Il faut garder l'émerveillement de l'enfance. Je ne pense pas que ce soit de l'angélisme que de le dire même en 1999.

Qu'est-ce que ce siècle, selon vous, n'a pas réussi à effacer ?

"Le sentiment de notre arrachement. Ni le colonialisme, ni le néocolonialisme n'ont réussi à gommer les séquelles de l'esclavage. Le déchirement d'une race arraché à sa race nous est resté dans les gènes. De qui sortons-nous ? Nous sommes toujours habités pur ce questionnement Cela dit, il faut, comme a dit un auteur, construire du merveilleux autour de ce malheur. Reconquérir son âme et sa peau et transformer ce malheur en richesse. Après tout, nous avons 40 millions de cousins dans la Caraïbe. Il y a de quoi :, trouver des héros pour nos jeunes. "

Jenny Alpha a joué sa dernière pièce à Fort-de-France"Les plumes de l'ange en Septembre 1999.

"Une vie de chansons

C'est par la musique que Jenny a commencé sa carrière d'artiste. Son enfance, grâce à son père, avait été baignée dans le milieu musical où tous ses frères et soeurs jouaient d'un instrument. le sien, c'était le chant. Amoureuse du blues de New Orléans, de la biguine et du jazz, elle a monté à Paris en 1943, sa première formation " Les pirates du rythme. , Elle a été accompagnée par plusieurs musiciens caribéens, africains, et français qui ont tourné avec elle à la " Canne à sucre ", en Europe et à New York notamment. On peut citer Robert Mavounzy, Georges Rabol (le père de Georges également pianiste), Ernest Léardé, Jo Babin, Théo Légitimus, Roland Paterne, Montlouis au saxo ou encore Joe Gainsbourg (le père de Serge) qui fut son pianiste pendant huit années. Cette vie de chansons a permis également à Jenny de côtoyer dans les cabarets parisiens de grands artistes comme les maîtres Salvador Dali ou Francis Piccabia. A ce dernier qui lui avait brossé un portrait, elle avait dit : " Mais maître, comment avez-vous fait pu faire ce portrait en deux heures ? " Il lui répondit : " Parce que cela fait deux mois que je vous regarde ! "

 

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