Dix ans après, par Laurent FABIUS -
Tribune parue dans Le Nouvel Observateur
4 mai 2005
En ce début mai, voilà dix ans que Jacques
Chirac est à l’Elysée. Que restera-t-il de cette longue période ?
Malheureusement, le sentiment pour la France d’un avenir en panne.
Dans notre pays, le rôle principal du
Président de la République consiste, avec le soutien des citoyens, à fixer le
cap et à proposer les décisions majeures qui permettent de l’atteindre. Sa
première mission est d’accompagner la nation sur le chemin de l’avenir. Le
général De Gaulle et François Mitterrand, chacun avec son style, ont
incontestablement rempli ce rôle ; Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing
aussi, dans une certaine mesure : Jacques Chirac, je ne le pense pas. Pendant
une décennie, il aura été grand prometteur plutôt que réalisateur, tourné vers
l’instant plus que vers l’avenir. Cette « Chirac attitude », loin de combler la
perte de crédibilité dont souffre la politique, l’a au contraire aggravée.
Certes, le chef de l’Etat a su trouver les
mots et les comportements qu’il fallait en quelques circonstances importantes :
je pense en particulier à son beau discours du Vel d’Hiv ou à la détermination
de la France durant la guerre d’Irak. Sur un autre plan, la mobilisation engagée
contre la violence routière s’est avérée efficace. Ce furent des choix
estimables et, en même temps, cela fait peu sur dix ans.
A mes yeux, l’exemple le plus frappant de
cette carence à préparer l’avenir, a été celui de la recherche et de
l’innovation. Ce gouvernement soutient en paroles l’objectif européen de
consacrer 3% de notre richesse à la recherche scientifique ; mais, dans les
faits, ce domaine - clé du futur a été malmené. Insuffisamment tournés vers
l’innovation, plusieurs secteurs de notre économie décrochent. L’an dernier, le
déficit de notre commerce extérieur a même atteint son plus mauvais chiffre
depuis quinze ans. Et cela, alors que les néo-mastodontes de la mondialisation,
la Chine et l’Inde, produisent désormais à bas coût du très haut de gamme, ce
qui va changer toute la donne. « Naturellement » - pour employer un des adverbes
favoris du chef de l’Etat - ce dernier a tenté de reprendre la main face à la
colère des chercheurs. La machine à promettre s’est mise en marche. Un plan a
été annoncé : il n’est pas financé ; il sacrifie la recherche fondamentale.
Faux-semblant.
N’est-ce pas cela, au fond, dix années de
méthode Chirac ? Dans un premier temps, enregistrer la préoccupation du pays, ce
qui est légitime ; dans un deuxième temps, réagir par de bonnes paroles ; puis,
promettre quelques mesures ponctuelles ; enfin, passer à autre chose.
Compassion, communication, contradiction. Dernier exemple en date, l’objectif
affiché de diminution simultanée des impôts et des déficits publics, en pleine
période de ralentissement économique et alors qu’on ouvre les vannes électorales
de la dépense. Résultat : les prélèvements augmentent, les déficits gonflent,
l’économie piétine. La dette que ce Président laissera au pays crève le plafond
des 1000 Mds €.
Un chef de l’Etat doit être l’homme qui
affronte les grands défis. De ce point de vue, a-t-on vraiment avancé ? La
population française vieillit, il fallait donc « réformer » les retraites : le
gouvernement prétend avoir résolu le problème, mais il faudra le reprendre
entièrement en 2007, puisqu’un tiers seulement des besoins est financé et que
beaucoup d’injustices demeurent - notamment pour les femmes. De graves menaces
existent sur notre protection sociale, il fallait donc « réformer » l’assurance
maladie : mais les déséquilibres du système de santé continuent alors que les
assurés sont moins bien remboursés qu’avant et que les hôpitaux rencontrent de
sérieuses difficultés. Les inégalités éducatives et sociales sont flagrantes, il
fallait donc « réformer » l’école : mais la loi Fillon est sans contenu et elle
renforce les conditions d’une école à deux vitesses ; il faudra faire de
l’égalité républicaine des chances le cœur battant de notre éducation et de
notre intégration. Les pseudo-réformes auront surtout accentué dans la
population la crainte du changement, pourtant nécessaire, et hypothéqué le
futur. Tout en témoignant d’un art consommé de la défausse : sur les
prédécesseurs, sur les collectivités locales, sur le contexte international,
sur... les successeurs. Elu pour réduire la fracture sociale, J. Chirac
terminera son mandat par une véritable cassure sociale entre ce que j’appelle «
les deux France ».
Car, ne soyons pas dupes. Il existe une
logique politique dans ce tumultueux parcours. S’il est arrivé à J. Chirac de
parler à gauche, il a gouverné à droite, avec ses principaux épigones. Qui tire
en effet son épingle du jeu malgré la faible croissance ? Pas les salariés dont
le pouvoir d’achat recule ou qui sont frappés par le chômage. En revanche, les
dividendes versés par les grandes entreprises ont explosé. Le partage entre
salaires et profits s’est déformé au détriment du monde du travail. Les cadeaux
fiscaux n’ont pas manqué pour les plus aisés. L’apologie du retour à la « valeur
travail » a coïncidé avec la période où le chômage, après une décrue sous la
gauche, a repassé la barre des 10% et le nombre de titulaires du RMI franchi le
million. Ce que nous voyons chaque jour dans nos communes le confirme : des
jeunes qui ne trouvent pas d’emploi, des seniors mis à la porte de leur
entreprise, des sociétés qui délocalisent, le logement qui devient « la »
préoccupation majeure pour des millions de personnes. Au bout de ces dix ans, la
France est devenue plus vulnérable.
Sur le plan institutionnel l’œuvre de J.
Chirac a-t-elle été plus convaincante ? L’adoption du quinquennat n’a pas été le
ballon d’oxygène escompté. Le pouvoir d’initiative et de contrôle de l’Assemblée
nationale est minimum. Le gouvernement et les cabinets ministériels sont
pléthoriques et la participation démocratique, lacunaire. L’indépendance de la
justice demeure à parfaire et l’organisation administrative du territoire,
labyrinthique. Le Parlement avalise tout et corrige peu. Le Premier ministre
assume tout et ne pèse plus grand chose. Le chef de l’Etat décide de tout, mais
ne répond de rien. Là aussi le changement nécessaire des institutions et des
pratiques politiques est devant nous.
Historiquement, on aurait attendu du
Président des années 2000 qu’il prenne la pleine mesure de l’irruption de la
mondialisation. Il est vrai que depuis le Sommet de Johannesburg en 2002, J.
Chirac se présente volontiers à l’extérieur comme le champion de l’écologie. Las
: la politique concrète de la France reste décevante dans ce domaine. L’Etat se
désengage du financement des transports publics. La diversification énergétique
et les économies d’énergie sont marginales. La Charte de l’environnement
demeurera sans effet tant qu’elle ne sera pas prolongée par une véritable
ambition environnementale. Ici encore, c’est notre avenir qui se retrouve
compromis au profit d’intérêts immédiats. Au sommet de l’Etat, on ne semble pas
avoir exactement mesuré combien la mondialisation imposait sur tous les plans à
la France et à l’Europe de réagir.
En 1995, l’élection présidentielle
intervenait à un moment crucial pour l’Union européenne. La construction de
l’Europe aurait dû être le grand dessein. Après le traité de Maastricht, il
aurait fallu relancer la dynamique de l’Union par une meilleure gouvernance
économique, davantage de solidarité entre les Européens et plus de puissance
européenne dans le monde. Les pays sortis du joug soviétique frappaient à la
porte : il aurait fallu préparer nos institutions à l’élargissement et muscler
la relation franco-allemande. Que constate-t-on ? L’élargissement a été accéléré
plutôt que préparé. A Nice, en 2000, on s’est arc-bouté sur la politique
agricole commune et sur la parité Paris-Berlin, avant de céder sur les deux, un
peu plus tard, dans le cadre du traité constitutionnel. Lors de l’élaboration de
celui-ci, la France n’a pas présenté de projet clair, laissant libre cours à la
pression britannique. Et voici que le gouvernement exige désormais que le budget
de l’Europe soit ramené à 1% de sa richesse, rendant impraticables les
initiatives européennes pourtant indispensables. Car l’Union, à condition de
disposer des outils suffisants, demeure le bon niveau d’action dans des secteurs
essentiels : infrastructures, stratégie industrielle, recherche, concurrence,
innovation, environnement, sécurité. Encore aurait-il fallu là aussi penser et
agir à long terme.
Faute d’une telle approche, nous constatons
le résultat : l’Union tend à devenir une zone de libre échange, impuissante à
remettre l’Europe sur le chemin de la croissance et à répondre aux défis de la
mondialisation. Après le textile, ce seront probablement le meuble puis
l’automobile qui vont subir la déferlante. La stratégie de Lisbonne, conçue pour
rendre l’économie européenne « la plus compétitive du monde », est en retard.
Les insuffisances de la Constitution risquent d’entériner ces défauts. D’ici le
référendum, J. Chirac ira répétant que la directive Bolkestein est retirée,
alors qu’elle n’est que retardée. De même, pour les négociations avec la
Turquie, les perspectives financières 2007-2013, ou encore la réforme des aides
régionales. Encore un peu, et on nous expliquera que si l’Airbus 380 vole, c’est
grâce à la Constitution. Mais le 30 mai venu, si nos concitoyens ne redressent
pas la barre, la dérive libérale de l’Union se poursuivra avec son cortège de
délocalisations et de concurrence accrue vers le bas. Des politiques, dont
beaucoup sont inadaptées au nouveau contexte européen et mondial, seront bel et
bien gravées dans le marbre constitutionnel. Le risque, c’est une Europe diluée,
avec des Etats-membres de plus en plus nombreux, mais un niveau social et
salarial de plus en plus réduit et une capacité de décision de plus en plus
faible.
Faute d’argument convaincant, j’entends,
répétée en boucle, une seule réponse : « Tout de même, J. Chirac s’est montré
sympathique ». Sans aucun doute ! Mais un responsable politique de si haut
niveau et de si longue pratique ne doit-il pas être jugé d’abord sur ses actions
? Le solde de cette décennie, c’est une France en panne, avec derrière cette
panne, une crise. Des Français désabusés et un pays inquiet, malgré ses atouts.
Un discours qui n’accroche plus. Au risque de susciter une défiance croissante à
l’égard de toute démarche politique.
Ce diagnostic dessine en creux ce que
devrait être notre projet d’alternance. Afin de redonner à tous nos concitoyens
un vrai espoir dans l’avenir, nous devons récuser le découragement et afficher
clairement deux objectifs : progresser et protéger. L’école et la recherche,
l’emploi et la protection sociale, le logement et les services publics seront
les piliers concrets de cette reconquête de l’espoir. Parallèlement, nous
devrons relancer la dynamique européenne sur de bonnes bases, pour réorienter
l’Union et encourager notamment, à partir d’initiatives franco-allemandes,
l’Europe du premier cercle, capable de peser dans la mondialisation et de
soutenir la croissance tout en défendant notre modèle social. Ne nous laissons
pas intimider.
Dix ans après, ce que les Français
attendent de leurs dirigeants, c’est la compréhension des enjeux de demain, le
refus de la résignation et une vraie volonté de changement.
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