Le déficit social européen et la
Constitution
Si le non n'était pas arrivé en
tête dans des sondages d'opinion en France, la directive
Bolkestein aurait sans doute continué son chemin dans les
circuits européens, puisqu'il a fallu de longs mois avant que
Bruxelles ne s'en émeuve, alors qu'elle avait subi de multiples
critiques dès son apparition. Feu la proposition de l'ancien
commissaire au marché intérieur n'avait certes pas de rapport
direct avec le texte de la Constitution, mais elle a montré
comment l'Europe peut facilement tomber du côté où elle penche.
Et c'est pourquoi elle a soulevé une telle émotion.
Le projet de directive n'était en effet qu'un mode d'emploi
"outrancier", selon la formule de Jacques Chirac le 23 mars lors
du sommet européen de Bruxelles, pour la mise en oeuvre du
marché unique des services, dont l'importance est réaffirmée par
le traité constitutionnel. Or la fermeté qui accompagne
l'évocation de cet objectif tranche avec la façon, beaucoup
moins volontariste, avec laquelle les objectifs sociaux sont
traités. Ainsi, pour la sécurité et la protection sociales ou
les conditions de licenciement, une loi européenne ne peut être
adoptée qu'à l'unanimité du conseil des ministres, et non à la
majorité qualifiée, (article III-210).
L'Europe sociale est l'éternel point faible de la construction
de l'Union. En dépit des avancées saluées par ses défenseurs, la
Constitution n'inverse pas la tendance. Cosignataire avec
Stéphane Hessel et Pierre Larrouturou d'un point de vue publié
par Le Monde du 9 juin 2004, Michel Rocard rappelait qu'en 1992,
quelques jours avant le référendum sur le traité de Maastricht,
Jacques Delors avait lancé : "Votez oui à Maastricht, et on se
remettra au travail tout de suite sur l'Europe sociale". M.
Rocard continuait : "Jacques Delors reconnaissait que le traité
était très insuffisant en matière sociale mais demandait aux
citoyens de ne pas casser la dynamique européenne [...]. Douze
ans plus tard [...], l'argument "Faites-nous confiance, on va se
mettre au travail" ne portera plus. Si l'on ne veut pas que le
non l'emporte aux référendums [...], si l'on ne veut pas que
l'Europe [...] devienne une zone de libre-échange sans puissance
politique, il faut d'urgence inclure dans la Constitution un
vrai complément social [...] aussi [...] contraignant que le fut
le traité de Maastricht en matière monétaire."
Cet appel n'a pas été entendu. Bien sûr, dès l'article I-3 sur
"les objectifs de l'Union", le texte affiche des buts justice
sociale, plein-emploi... , qui, en eux-mêmes, ne peuvent que
susciter l'adhésion générale, tout comme l'encouragement au
dialogue entre partenaires sociaux (III-211). Mais les problèmes
commencent avec la mise en oeuvre. Ainsi la Constitution évoque
une "stratégie coordonnée pour l'emploi" (III-203), mais ajoute
immédiatement que cette stratégie doit être "compatible avec les
grandes orientations des politiques économiques des Etats
membres et de l'Union" (III-204).
Le deuxième article restreint beaucoup la portée du premier. La
principale orientation des politiques économiques des Etats est
décidée à Bruxelles et consiste, malgré les entorses au pacte de
stabilité puis son assouplissement, à réduire les déficits
publics. Le III-204 semble donc exclure, par exemple, toute
politique budgétaire nationale un peu massive pour l'emploi. La
tonalité aurait été tout autre si le texte avait indiqué que ce
sont les "grandes orientations" de l'UE et des Etats qui doivent
être "compatibles" avec une stratégie pour l'emploi...
La Constitution explique aussi que l'Union "contribue à la
réalisation d'un niveau d'emploi élevé", mais "respecte
pleinement les compétences des Etats membres dans la matière"
(III-205). Autrement dit, il n'y aura pas de réelle politique de
l'emploi au niveau de l'Union. Le texte précise même que "la loi
ou loi-cadre européenne ne comporte pas d'harmonisation des
dispositions législatives et réglementaires des Etats membres"
(III-207). Alors que la Constitution indique, par ailleurs, que
"l'Union adopte les mesures destinées à établir ou assurer le
fonctionnement du marché intérieur" (III-130).
De même, pour la "politique sociale" (III-209), les objectifs
sont généreux : "promotion de l'emploi, [...] amélioration des
conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation
dans le progrès [...], protection sociale adéquate [...],
dialogue social". Mais le texte ajoute aussitôt : "A cette fin,
l'Union et les Etats membres agissent en tenant compte de la
diversité des pratiques nationales, en particulier dans le
domaine des relations conventionnelles, ainsi que de la
nécessité de maintenir la compétitivité de l'économie de
l'Union".
Ce dispositif est protecteur pour les pays scandinaves à forte
protection sociale. Mais il revient aussi, pour les autres, à
limiter l'harmonisation des conditions sociales à une
conséquence attendue, à terme, de la libre circulation des biens
et services et d'un rapprochement volontaire des dispositions
légales. Les craintes de dumping social liées à l'élargissement
et au mode de construction de l'Europe ne sont donc pas
absurdes.
Ainsi, le fait qu'en Pologne le marché du travail ne respecte
que des normes sociales très minimales, n'a pas empêché Varsovie
de faire partie de l'élargissement de mai 2004. Et rien dans la
Constitution n'oblige, ni n'incite, les dirigeants polonais à
améliorer rapidement leur système social. Au contraire,
pourrait-on dire, puisque leurs entreprises pourront profiter à
plein du marché unique.
C'est peut-être parce qu'il a conscience de ce décalage que M.
Chirac a laissé transparaître ses doutes en public, au moins une
fois, le 11 février, lors de son meeting à Barcelone pour le oui
avec José Luis Rodriguez Zapatero, le président du gouvernement
espagnol. Interrogé sur la place des droits sociaux dans la
Constitution, M. Chirac avait déclaré, après plusieurs secondes
de réflexion : "J'ai tendance à penser que l'on aurait pu être
un peu plus ambitieux." Rien de ce qui s'est passé depuis ne l'a
sans doute fait changer d'avis.
Jean-Louis Andreani
Article paru dans l'édition du
Monde du 02.04.05
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