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Les raisons d'un rejet

 

Article paru dans l'édition du Monde du 05.06.05

JACQUES CHIRAC a raison. L'ampleur du non au référendum du 29 mai s'explique, en bonne partie, par un refus du « modèle anglo-saxon », perçu par les salariés français comme un univers de concurrence impitoyable, où l'emploi se paye de salaires très faibles, d'emplois précaires et d'une hyper-flexibilité du travail. Le tout sur fond d'inégalités sociales acceptées par les Britanniques, mais qui sembleraient insupportables ici. Comme l'a relevé, au lendemain du scrutin français, la Confédération européenne des syndicats (CES), qui avait défendu le oui, « il ne semble pas que -le non français- soit un rejet de l'Europe en général, mais un rejet de l'Europe néolibérale ». « Le marché intérieur, précise la CES, doit être associé à une dimension sociale forte, prenant en compte les préoccupations des travailleurs et des syndicats. »

Contrairement à une idée répandue, les Français ne sont pas les seuls Européens à exprimer des attentes sociales à l'égard de l'Europe. Mais l'Hexagone a, sur cette question, une sensibilité à fleur de peau, entretenue par de multiples facteurs.

L'un d'eux est qu'on ne peut pas demander à un peuple qui a fait une révolution, guillotiné son roi et pendu les aristocrates « à la lanterne » d'avoir exactement la même conception des rapports sociaux qu'une monarchie où l'une des deux Chambres du Parlement est exclusivement composée de lords...

Deuxième facteur, plus immédiat, et sans doute plus déterminant : la sociologie française. Si l'on admet que le vote du 29 mai exprimait souvent une angoisse, ou une colère sociale, l'ampleur de la vague de protestation s'inscrit dans une réalité souvent ignorée.

De nombreux hommes politiques ou analystes n'ont jamais compris, ou admis, que les résultats du recensement de l'Insee de 1999 avaient enterré le rêve giscardien d'une France devenue une sorte de gigantesque classe moyenne, avec, comme figure emblématique, le cadre moderne et à l'aise, dans tous les sens du terme.

Le recensement révélait au contraire que les employés et les ouvriers représentent 56,9 % de la population active. Un « groupe central » s'est bien constitué dans la société française, mais pas celui qui était attendu dans les années 1970. Les ouvriers ont reculé, mais pas disparu. Les employés, eux, ont beaucoup augmenté. Et les réalités quotidiennes vécues par ces deux catégories se sont rapprochées, par le bas.

Les chiffres de l'Insee indiquaient, par exemple, que les salaires moyens des deux catégories étaient très proches. Si l'on y ajoute les petits paysans, la partie inférieure de ce qu'on appelle les « catégories intermédiaires », les familles de ces travailleurs occupés ou chômeurs, les retraités de ces secteurs, il apparaît que toutes ces couches modestes représentent une bonne part de l'électorat, alors que l'ensemble des cadres et les « professions intellectuelles supérieures » n'atteignent que 12,1 % de la population active.

Le troisième facteur qui a nourri le rejet du projet de Constitution est le sentiment d' « insécurité sociale » qui caractérise ces catégories. L'accroissement des inégalités, continu depuis une vingtaine d'années, les touche de plein fouet, y compris le risque de chômage, qui les menace plus que les cadres. Et cette angoisse sociale déborde, aujourd'hui, pour gagner les catégories moyennes. L'état d'esprit de nombreux Français « ordinaires », en principe bien insérés dans la société, est en effet de plus en plus marqué par un sentiment, non seulement d'insécurité, mais aussi d'injustice.

Ce sentiment d'insécurité est lié, bien sûr, au chômage, aux délocalisations, y compris à l'intérieur de l'Europe élargie, aux licenciements « boursiers » ou « financiers », provoqués non par les difficultés d'une entreprise mais par la volonté d'augmenter sa rentabilité. Le sentiment d'injustice et d'insatisfaction vient, lui, de la comparaison entre les revenus moyens de la population, d'une part, et les profits des grandes entreprises et les rémunérations de leurs hauts dirigeants, d'autre part. De ce point de vue, l'augmentation récente des bénéfices des entreprises du CAC 40 de 64 % sur un an ou les conditions financières du départ du PDG de Carrefour ont eu un effet ravageur quand, dans le même temps, le Medef expliquait que l'augmentation des salaires mettrait en péril l'économie et jugeait le smic trop élevé.

Ces distorsions spectaculaires illustrent et renforcent une double rupture. Comme le résume Olivier Marchand, économiste de l'Insee, « l'une des conditions de l'intégration dans l'économie mondialisée est (...) d'opérer une déconnexion entre la nation et son économie, entre la société et l'entreprise, qui n'ont plus les mêmes intérêts » (Plein emploi, l'improbable retour, « Folio actuel », 2002). Le capital, plus que jamais nomade, s'investit dans un pays puis le quitte, en fonction des espoirs de gain, souvent sans considération pour les usines fermées et les travailleurs abandonnés à leur sort. Dans sa forme extrême, c'est le phénomène des « patrons-voyous ».

CONTEXTE DE DIVORCE

Cette première rupture en a entraîné une seconde. Jusqu'aux années 1970, le pacte social implicite de l'économie française - qui n'empêchait évidemment pas les tensions et les revendications - reposait sur la fameuse formule du chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt : les profits d'aujourd'hui font les investissements de demain et les emplois d'après-demain. Or ce principe est désormais rendu caduc par une mondialisation fondée sur le modèle anglo-saxon du capitalisme, marqué par la volonté de profit immédiat et maximum des actionnaires, au détriment du modèle rhénan ; en fait un capitalisme « raisonnable », stable, investi dans le moyen terme, avec un ancrage territorial et la recherche de la paix sociale.

Résultat de ces deux ruptures : une dégringolade de l'image des entreprises dans l'opinion depuis vingt ans.

Du côté de l'Etat, la lutte contre le chômage est certes une priorité affichée par tous les gouvernements, et exprimée par le plan de cohésion sociale de Jean-Louis Borloo dans les derniers mois du gouvernement Raffarin. Mais, alors même que ces plans ne parviennent pas à contrer le chômage de masse, les salariés savent aussi qu'ils peuvent de moins en moins compter sur la protection de l'Etat.

Les gouvernements successifs leur ont fait comprendre que, dans une économie privatisée et mondialisée, les pouvoirs publics ne peuvent plus guère, et ne doivent plus, interférer dans la vie des entreprises. Seuls des moyens indirects, mis en oeuvre par les élus locaux ou l'Etat, peuvent tenter de peser sur les décisions d'implantation ou de délocalisation.

Le référendum a eu lieu dans ce contexte de divorce entre les salariés et l'entreprise - bien différent de celui des années 1980, quand les socialistes avaient réussi à valoriser l'image des entreprises aux yeux de l'opinion - et d'incompréhension croissante entre les citoyens et les pouvoirs publics.

Or, au fil du débat sur le projet de traité constitutionnel, beaucoup d'électeurs ont été confirmés dans l'idée qu'ils n'avaient guère de protection à rechercher du côté d'une Europe où les principes du néolibéralisme, inscrits dans la politique de l'Union et consacrés par le projet de Constitution, sont perçus comme une atteinte directe au fameux « modèle social français ».

Après le premier séisme de l'élection présidentielle de 2002, les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux avaient expliqué dans les colonnes du Monde que « la gauche a négligé le sentiment d'insécurité né du chômage et de la précarité ». La même critique pourrait aujourd'hui être adressée à l'ensemble des partisans du oui.

Jean-Louis Andreani