Bolkestein plane
sur l'UE
Pervenche BERES
Libération - 11 mai 2005
Après le sommet européen de mars, le
président de la République et certains de ses alliés ont pu
donner aux Français l'illusion que la proposition de directive
Bolkestein, dite directive services, avait été retirée. Il n'en
est rien.
D'abord parce que ce que les chefs d'Etat et
de gouvernement ont demandé n'est pas le retrait mais une simple
remise à plat, en clair un engagement de retravailler le projet,
lorsque l'orage du référendum français sera passé.
Ensuite, il faut savoir que, même quand le
Parlement européen a l'impression d'avoir remporté une victoire
contre un projet de la Commission européenne, il est fréquent
que celle-ci revienne à la charge, comme si rien ou presque ne
s'était passé. Nous en avons déjà eu l'expérience à propos du
statut des dockers, de la brevetabilité des logiciels ou plus
récemment du transport urbain des passagers.
La vérité, c'est que le président de la
Commission considère que c'est la France qui a un problème avec
ce texte. Il oublie au passage qu'en Allemagne ou en Suède, par
exemple, on pense aussi que ce texte est dangereux.
En attendant, mon amie et collègue Evelyne
Gebhardt, rapportrice au Parlement européen sur le projet de
directive, poursuit son travail. En présentant la première
partie de son travail, elle a fort justement proposé
d'abandonner le principe du pays d'origine et de limiter le
champ d'application de la directive. Elle a raison, pour autant
la bataille est loin d'être gagnée... Outre le peu de cas que la
Commission fait souvent de la position du Parlement européen et
la majorité politique au pouvoir au Conseil, trois obstacles de
taille se dressent sur la route.
Le premier, c'est évidemment la majorité
politique du Parlement européen : la droite et les libéraux y
sont très mobilisés contre toute révision du projet et contre
l'abandon du principe du pays d'origine comme ils l'ont démontré
lors de la présentation du rapport en commission parlementaire
le 19 avril. Le groupe du Parti populaire européen souhaite le
maintien du principe du pays d'origine, «crucial pour le
fonctionnement du marché intérieur».
Le deuxième, c'est que le principe de
reconnaissance mutuelle n'est pas l'harmonisation vers le haut,
principe que le Parti socialiste a toujours défendu comme étant
la clé de voûte de son engagement européen. Ce principe a été
introduit contre celui de l'harmonisation sous l'influence des
Britanniques au moment de la mise en place du grand marché.
Voilà d'ailleurs ce qu'en dit le commissaire Charlie McCreevy,
successeur de Frits Bolkestein, lors d'une conférence à New York
le 20 avril : «Pendant longtemps, l'accent était mis sur
l'harmonisation totale. [...]Une excellente idée en théorie.
Mais, dans la pratique, ça n'a jamais fonctionné. L'objectif
doit être la reconnaissance mutuelle de l'équivalence. Vous
pouvez appeler cela le principe du pays d'origine.»
Le troisième, c'est que l'exclusion d'un
certain nombre de services du champ d'application de la
directive n'a de sens que si on imagine de les traiter de
meilleure façon par ailleurs. C'est en particulier vrai pour les
services publics. Or, sur ce point, la commissaire compétente,
Nelly Kroes, a clairement déclaré devant la commission
économique et monétaire du Parlement européen le 15 mars qu'il
n'y aurait pas de directive cadre sur les services publics et
qu'en revanche ceux-ci seraient traités par la réforme des aides
d'Etat. Cette réforme initialement programmée pour être adoptée
par la Commission Barroso en avril a comme par hasard été
reportée au... 7 juin !
Dans ce contexte, notons au passage que le
renforcement du rôle des Parlements nationaux prévu par la
Constitution grâce au nouveau mécanisme de contrôle du respect
des principes de subsidiarité et de proportionnalité ne saurait
réellement constituer, comme on a pu le lire ici ou là, un moyen
d'action efficace. Outre que cette procédure n'impose, dans la
première phase, aucune obligation pour la Commission européenne
de modifier ou de retirer un texte, il faut, pour entrer dans la
seconde phase, un recours d'un Etat membre, ou dans certains cas
du comité des régions, devant la Cour de justice de l'Union
européenne. La France, dans sa configuration politique actuelle,
engagerait-elle une telle action ? Mais, surtout, il n'est pas
certain qu'un arrêt de la Cour de justice irait dans le sens
attendu par ceux qui défendent cette possibilité d'action contre
la directive Bolkestein.
La vérité, c'est aussi que le projet de la
Commission traduit le point de déséquilibre de l'Union
européenne, déséquilibre que la Constitution ne corrige pas,
notamment dans les articles de sa troisième partie sur laquelle
ce projet est établi. C'est un projet qui abandonne la
perspective d'une Europe politique et sociale harmonisée par le
haut au profit d'une approche libérale de marché pilotée par la
seule loi de la concurrence. Je suis comme beaucoup convaincue
que les emplois de demain sont pour une part importante dans le
secteur des services. C'est là qu'existent des gisements de
croissance et d'emplois considérables pour autant que l'on sache
les financer. Simplement, la difficulté que l'on ne peut pas
contourner, c'est que l'Union européenne, pas plus aujourd'hui
que demain si le projet de Constitution est adopté, n'est
outillée pour qu'une telle ouverture soit acceptable. Sans moyen
pour lutter contre le dumping fiscal, pour définir des standards
sociaux minimaux ou pour consolider les services publics,
l'ouverture du marché des services sur la base de la seule loi
de la concurrence traduit une conception de l'Europe qui ne peut
pas être la nôtre. Or c'est justement parce que l'Europe ne
dispose pas de ces outils que Fritz Bolkestein a imaginé ce
projet qui a valeur de test sur la façon de gérer la différence
dans une Europe à vingt-cinq. C'est aussi la démonstration de ce
que le déséquilibre actuel, conforté par le projet de
Constitution, produit en termes de dégradation de notre modèle
social.
Ne nous y trompons pas, le projet de
directive Bolkestein, «il est passé par ici, il repassera par
là»... Sauf à ce que les Français disent clairement qu'ils ne
veulent pas du point de déséquilibre de la construction
européenne qu'il incarne. |