... ou un « non »
pour commencer
PIERRE-ÉTIENNE FRANC
L'évolution du débat politique sur la
Constitution européenne prend une fois de plus une tournure
assez caricaturale, chaque camp accumulant anathèmes et
approximations pour diaboliser l'autre. La presse en général ne
fait rien pour pacifier le débat, tentant à grand tort de
présenter les partisans du « non » comme des souverainistes ou
de béats socialo-communistes archaïques.
Ainsi le « non » serait un « non » frileux,
peureux, retranché, venant de ceux qui ne veulent pas toucher à
leurs avantages acquis ou souhaitent restaurer une identité
nationale trop diluée. Quant au « oui », il donnerait enfin la
main aux thèses libérales pour une Europe plus compétitive,
travaillant ses coûts et sa flexibilité. L'accrochage, opportun
ou non, des risques de la directive « Bolkestein » au débat
relève des mêmes vieux réflexes démagogiques de triste mémoire.
Ainsi, 50 % des Français seraient
souverainistes et frileux quand les autres voudraient le libre
marché ? Est-ce sérieux ? Si peu de gens sans doute ont lu le
texte proposé au vote, gageons que les données du clivage sont
bien plus complexes.
L'Europe souffre fondamentalement de trois
grandes questions non résolues : sa compétitivité, son identité
et sa structure de gouvernement. Le projet de Constitution, par
essence, devrait tenter de régler les deux dernières questions,
puisqu'elles contiennent les éléments de réponse à la première.
Le débat est : ce projet de Constitution
traite-t-il correctement les deux questions ? Non.
L'identité de l'Europe se jauge à l'aune des
identités alternatives que le monde propose. La première et la
plus influente d'entre elles est l'identité américaine, qui
défend efficacement le couple liberté et marché comme gage de
succès et de développement. L'enjeu pour l'Europe est de savoir
si elle peut proposer aux autres futurs géants une alternative à
ce modèle. L'alternative est sociale-démocrate, ce qui passe par
le maintien d'une régulation du marché pour corriger ses
insuffisances sociales et par l'exigence d'égalité, fondement du
modèle social-démocrate et condition nécessaire à l'octroi d'un
espace de liberté tangible, où les droits de chacun ne soient
pas conditionnés à leur seule employabilité. L'enjeu est de
taille si l'on prête un tant soi peu de valeur à la question des
droits de la personne et que l'on se promène dans les chantiers
industriels gigantesques chinois, indiens ou d'autres futurs
géants de la planète.
La difficulté pour l'Europe à promouvoir ce
modèle est qu'elle agrège aujourd'hui une grande diversité d'Etats
au regard de cet enjeu, ce qui rend nécessaire un travail
d'homogénéisation rapide de leurs systèmes sociaux et fiscaux.
Que l'on soit libéral ou social, nul ne peut contester que le
maintien de la règle de l'unanimité sur l'harmonisation sociale
ou fiscale ne permet pas d'avancer sur ce sujet qui est la clef
d'ancrage économique de principes identitaires. Que la directive
« Bolkestein » ait tenté de le faire malgré tout sous couvert
d'une libéralisation souhaitable de l'économie des services est
probablement sa principale faute.
Le mode de gouvernement de l'Europe suppose
de choisir entre plusieurs modèles, Europe fédérale, Europe des
nations. Si le projet de Constitution clarifie en le renforçant
le rôle du Parlement, dote l'Union d'une unité d'affichage de
discours à l'extérieur avec un ministre européen des Affaires
étrangères et contrôle légèrement mieux les fonctions de la
Commission - qui garde cependant le rôle d'impulsion -, il se
garde bien de faire franchement le choix d'un modèle. Certes, il
est difficile d'obtenir un consensus sur un tel sujet. Mais
encore faudrait-il que le projet favorise les pays qui
souhaitent avancer plus vite et plus loin. Las, les modalités
d'application, le champ et le quorum des coopérations renforcées
sont étroits et rigides, en pratique inapplicables.
Enfin, la compétitivité. Quand on parcourt
régulièrement le monde et ses nouveaux géants, il apparaît
illusoire de rêver de coûts compétitifs étant donné les
différences abyssales qui nous séparent des Chinois, Indiens,
Russes ou Européens de l'Est. Pis, il reste incompréhensible
dans l'histoire de penser qu'un espace de la taille de l'Europe
puisse avoir l'audace de figer dans le marbre des règles de
gouvernance économique quand les époques montrent que les
puissances les plus libérales ou les plus « soviétiques »
n'hésitent pas à changer de modèle quand l'histoire l'exige (il
n'est que de voir l'évolution des politiques monétaires et
budgétaires américaines des trente dernières années). En outre,
il semble évident que l'Europe souffre d'abord d'atonie de
demande d'un côté et d'insuffisance de renouvellement de son
offre productive (recherche et innovation) de l'autre. Rien
n'est véritablement fait pour soutenir ces deux pans clefs de
notre compétitivité, si ce n'est limiter les espaces de
respirations qu'auraient pu être le budget européen (unanimité
de vote des ressources et objectifs de 1 % du PIB seulement,
maintien aberrant de près de la moitié des ressources pour la
PAC), les budgets nationaux (carcan du Pacte de stabilité révisé
à la marge)ou la politique monétaire européenne (indépendance
stricte sans exigence sur l'emploi). Que les deux derniers
points ressortent de l'acquis communautaire ne change pas le
fait que le projet soumis au vote les «
constitutionnalise » dans sa désormais
fameuse Partie III.
Pourra-t-on réviser cette Constitution, comme
toutes les autres ? Las, si en France comme dans tous les pays
du monde une révision constitutionnelle par référendum requiert
la majorité, notre espace européen est si jaloux de l'équité des
Etats qu'il faudra l'unanimité pour toucher une virgule du
texte. Autant dire que nous serons les premiers à avoir
construit une Constitution « éternelle » pour trente pays aussi
divers qu'hétérogènes.
Le clivage entre le « non » et le « oui » ne
ressort pas de problématiques sociales ou souverainistes. Il
s'agit plus simplement de savoir si ce texte redonne ou non un
souffle politique à l'Europe, s'il lui ménage des règles de
gouvernance qui lui permettent d'ajuster ses politiques et ses
actions en fonction des situations et des majorités qui la
composent. Il ne le fait pas. Que l'essentiel de la classe
politique se contente d'un texte figeant, sans teinte et sans
vigueur, illustre l'état de décomposition de la volonté
politique qui l'anime. Il ne faudrait ainsi pas s'étonner que
les Français, forts de leur intuition, s'inquiètent légitimement
de cet unanimisme de façade de la classe politique, gage qu'il y
a anguille sous roche. La question n'est pas l'Europe sociale ou
libérale. La question est plus simplement de savoir si nous
voulons vraiment une Europe forte. Malheureusement, pour
répondre « oui », il faut commencer par voter « non ».
PIERRE-ÉTIENNE FRANC est directeur de marché
à l'international d'un grand groupe industriel et enseignant à
HEC. |