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Interview de Laurent FABIUS

L’Humanité

17 mai 2005

 

Question : Vous avez milité en faveur de la ratification du traité de Maastricht, approuvé les traités d’Amsterdam puis de Nice. Pourquoi vous opposer aujourd’hui au projet de Constitution européenne ?

A l’époque, j’ai approuvé le Traité de Maastricht parce qu’il contenait une avancée majeure : l’euro. Malgré ses insuffisances actuelles - il reste encore trop cher -, ce peut être un instrument de stabilité et de puissance dans le concert mondial. La monnaie unique doit permettre à l’Union européenne, donc à la France, de rééquilibrer le rapport monétaire des forces avec les Etats-Unis. Elle doit nous aider à affronter le choc du développement de la Chine. Mais Maastricht ne représente pas la fin de l’Histoire ! C’était un premier pas vers l’Europe de la croissance, de l’emploi et du social. C’était d’ailleurs la vision de François Mitterrand. On est loin du compte. La Banque centrale, arc-boutée sur la sacro-sainte stabilité des prix et indépendante du pouvoir politique, ne se donne pas les moyens de lutter contre le chômage et la précarité. Il y a plus de 20 millions de chômeurs et voilà que l’on nous propose de constitutionnaliser dans l’Europe à 25, 27 et bientôt 30, des politiques qui privilégient l’hyper-concurrence au détriment de la production, des salaires, de la recherche, de l’innovation. C’est l’une des raisons qui m’ont conduit à dire « non ». Je suis pro-européen, partisan et artisan de l’Europe. Mais je tire les leçons de l’expérience au gouvernement. C’est le sens de mon vote : « non » pour une Europe plus sociale.

 

En quoi les perspectives ouvertes par ce traité constitutionnel sont-elle porteuses, pour reprendre une expression que vous avez utilisée, d’un « risque terrible de décrochage social » ?

J’ai toujours conçu la construction européenne comme un mouvement qui permettait, lentement mais sûrement, une harmonisation économique et sociale vers le haut. Quand on est de gauche et pro-européen, on est internationaliste : on veut une Union qui rapproche les peuples et les modèles sociaux. Avec le dernier élargissement, l’Europe a changé de nature : les pays qui la composent désormais - et qui ont pleine légitimité à le faire - sont très hétérogènes. Les vieux schémas ne fonctionnent plus. Si la Constitution est adoptée, chaque pays continuera, par exemple, de disposer d’un droit de véto en matière fiscale. Quand les Etats membres possédaient un niveau comparable de fiscalité, cette règle ne posait pas problème. Mais aujourd’hui, chez certains nouveaux entrants, la fiscalité sur les sociétés ne dépasse pas 10 %, quand elle n’est pas tout bonnement de... 0%. Comment nier que cela exercera une pression à la baisse sur notre propre impôt sur les sociétés, à nous Français, Allemands ou Espagnols ? S’ensuivra une chute des ressources publiques de l’Union, préjudiciable à l’emploi, dommageable pour les services publics et les territoires. Il en va de même dans le domaine social. Le projet actuel de Constitution interdit à l’Union de procéder à l’harmonisation sociale par le haut. Or, les différences sont considérables entre les nouveaux membres et les anciens ; la concurrence sera farouche. Salaires, protection sociale, droit du travail, pensions - notre modèle social risque d’être tiré vers le bas. Voilà pourquoi j’ai parlé de risque de décrochage social.

  

Rien, juridiquement, ne s’oppose à une renégociation. Jacques Delors lui-même en convient désormais. Mais sur quelles bases politiques renégocier ?

La déclaration 30, annexée au Traité constitutionnel, prévoit que si, en novembre 2006, des pays ont refusé le traité, les chefs d’Etat se réunissent et réexaminent la situation. En langage courant, cela veut dire qu’il y aura une nouvelle discussion. Et la nouvelle Constitution ne doit entrer en application qu’en 2009. Dans cette perspective, il est très important que le « non » de la France soit un « non » pro-européen et social. Car d’autres pays auront des positions différentes des nôtres et la renégociation sera, comme toujours, serrée. La France ne peut pas à elle seule imposer son point de vue. Mais elle ne doit pas pour autant renoncer à ses exigences. Avec un vote clair des Français en faveur d’un « non » de changement, le France sera en position solide. La renégociation devra porter, selon moi, sur trois points essentiels : écarter la partie III sur les politiques concrètes, qui n’a rien à faire dans une Constitution ; rendre le texte révisable ; lever les restrictions permettant les coopérations renforcées, c’est-à-dire permettre aux pays qui veulent aller plus loin et plus vite ensemble, comme la France et l’Allemagne, de pouvoir le faire. Ainsi revue, la Constitution ne sera pas parfaite, mais au moins ne sera-t-elle pas verrouillée. Ce sera un pas vers l’Europe sociale que nous souhaitons.

 

Martine Aubry vous accuse, à propos des délocalisations, « d’attiser les peurs » et de « considérer les pays étrangers comme nos ennemis »...

Je me suis donné une règle, à laquelle je ne dérogerai pas : je ne rentre dans aucune polémique avec aucun des responsables de gauche. Quant aux délocalisations, elles existent, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe, et ce n’est évidemment pas jouer sur les peurs de constater les faits. Je suis élu d’une région, la Haute-Normandie, où les délocalisations ne sont pas un fantasme hélas, mais déjà une douloureuse réalité. « Le courage, disait Jaurès, c’est de chercher la vérité et de la dire » : reconnaître l’ampleur du phénomène des délocalisations, c’est dire la vérité. Y faire face ne sera pas facile, mais c’est nécessaire. En ce qui concerne les délocalisations en Europe même, l’urgence consiste à aider beaucoup plus massivement les pays qui nous ont rejoints. C’est notre intérêt commun. Cela suppose un budget européen revu à la hausse - ce que précisément refuse Jacques Chirac qui réclame, au contraire, sa réduction ! Autres décisions indispensables : une fiscalité minimale, par exemple pour l’impôt sur les sociétés, et un objectif de progression sociale vers le haut. Or, comme je vous l’ai dit, ces deux dernières mesures sont écartées par la Constitution (article III-210). C’est grave. Cela veut dire que demain, si ce texte entre en vigueur, nous serons démunis face au phénomène des délocalisations.

 

Comment lutter contre les délocalisations vers l’extérieur de l’Europe ?

Le développement des pays émergents est une source de satisfaction pour tous ceux qui, comme moi, sont préoccupés par le sous-développement. Mais pour qu’il se fasse dans l’intérêt de tous, il doit être équilibré et régulé. Si on ne se décide pas à discuter sérieusement au niveau mondial des implications sociales, environnementales, énergétiques, monétaires de la croissance de la Chine ou de l’Inde, celle-ci sera source de déséquilibres planétaires. Pour un pays comme le nôtre, il deviendra très difficile d’avoir une industrie forte. Or il ne peut y avoir de croissance durable sans base industrielle solide. Aujourd’hui, l’Europe ne possède pas les moyens de réagir efficacement. Le cas du textile constitue une bonne illustration. Les ministres multiplient les déclarations d’intention. Mais au rythme où vont les choses, les entreprises textiles de France auront déjà fermé quand on se décidera à prendre des mesures ! Et je crains que le scénario ne se reproduise pour le meuble voire, à terme, pour l’automobile. La Constitution n’apporte pas de changement significatif dans ce domaine.

Longtemps, beaucoup ont cru à un « rééquilibrage automatique » et compté sur une augmentation future rapide des salaires dans les pays émergents, sur notre avance technologique et sur des coûts de transport dissuasifs. Cette analyse rassurante est aujourd’hui dépassée. Le poids démographique de pays comme la Chine et l’Inde exerce une pression massive sur les salaires. Ils ont accompli des progrès technologiques colossaux. La révolution de l’information lève l’obstacle du coût des transports.

Nous devons donc concevoir un autre modèle de régulation mondiale. Et c’est à l’Europe de le proposer, d’une façon généreuse et solidaire. Dans le même temps, nous devons permettre à nos propres industries d’évoluer, par la formation et le développement technologique, pour offrir des emplois. C’est pourquoi nous avons besoin d’une grande ambition européenne pour l’industrie, la recherche et la technologie. Passer à côté de ces questions, c’est occulter des problèmes parmi les plus importants auxquels nous serons confrontés, ainsi que nos enfants, dans les 20 ans qui viennent. Evitons de le faire avec cette Constitution.

 

Votre expérience au gouvernement Jospin, puis la réflexion sur l’échec de la gauche en 2002, ont-elles contribué au cheminement qui vous conduit à défendre le non ?

Bien sûr. La défaite de Lionel Jospin est aussi une défaite collective. J’en assume, comme d’autres, ma part de responsabilité. Parmi les nombreuses causes de l’échec du 21 avril 2002, il y a bien sûr la division de la gauche et aussi le constat d’une prise de distance avec des millions d’ouvriers, d’employés, d’enseignants, de retraités, de jeunes. Depuis trois ans, j’en ai tiré des enseignements, notamment en prônant une « opposition frontale » à la droite, c’est-à-dire à la fois résolue et responsable. De même, j’observe qu’une large partie du peuple de gauche se rassemble aujourd’hui sur le « non ». Ce n’est pas un hasard et c’est un magnifique espoir. Le rassemblement à gauche reste pour moi une nécessité absolue.

 

Une victoire du « oui » compromettrait-elle la possibilité de mener, dans le futur, une politique de gauche ?

Si on souhaite développer la recherche scientifique, l’éducation, une politique des transports, les services publics, il faut disposer des moyens financiers nécessaires. Or, la Constitution ne permettra pas à l’Europe de mener une politique budgétaire suffisante : l’unanimité est requise et l’emprunt est interdit. Dans le même temps, le pacte de stabilité gravé dans le marbre constitutionnel risque d’empêcher les États membres de mener une politique de croissance. Autrement dit, ce que l’on ne pourra pas faire au niveau européen, on ne pourra plus le faire au niveau national. Dans une telle Europe, une politique de gauche en faveur de l’emploi et du progrès social serait très difficile. Les libéraux, comme Nicolas Sarkozy, commencent d’ailleurs à sortir du bois et à reconnaître publiquement que c’est la véritable raison de leur soutien à cette Constitution. Pour l’UMP et le MEDEF, l’Europe libérale passe par le « oui ». Et ils veulent se servir de l’Europe libérale pour obliger à des orientations régressives en France. Le choix est clairement entre l’Europe sociale et l’Europe libérale. Pour préparer l’alternance de demain, il faut commencer par voter « non » aujourd’hui