Contre la précarité des
travailleurs
(Libération) - 2 février 2004
Pour la
France, une stratégie durable de croissance et de développement
pour l’emploi suppose que nous mettions en avant le facteur
humain. C’est en agissant contre la précarité, c’est en
développant la formation et la recherche, en améliorant les de
travail, c’est en allant vers un droit au reclassement, bref en
sécurisant les parcours professionnels que nous rétablirons la
confiance en l’avenir des ouvriers, des employés, des
professions intermédiaires. Les partis de droite font le choix
d’une société de précarité. A la gauche d’avancer vers une
société qui concilie création avec sécurité professionnelle et
sociale.
Notre
pays compte 200 000 chômeurs de plus depuis deux ans. Est-ce
parce que son marché du travail n’est pas assez « flexible » que
la France connaît un taux de chômage si élevé ? C’est le credo,
sans cesse répété, des économistes dits « libéraux ». Après le
durcissement des conditions d’indemnisation des chômeurs, la
dernière proposition en la matière créer une sorte de CDD long
indique que les partis de droite partagent cette doctrine. Mon
point de vue est inverse : j’ai la conviction que le
développement de la précarité au travail casse la croissance et
donc l’emploi.
D’abord,
il n’est pas exact que la France présente un marché du travail
incomparablement plus rigide que les pays voisins. Certes, elle
dispose d’une législation du travail protectrice des droits des
salariés. Chez nous, on n’embauche pas sous n’importe quel
contrat et on ne licencie pas comme on veut. Et c’est heureux !
Mais, à la fin des fins, les entreprises françaises peuvent
ajuster leurs effectifs à leurs besoins. Et, quoi qu’on en
pense, le recours à différentes formes d’emplois les contrats
à durée déterminée et l’intérim qui concernent 11 % des actifs,
la sous-traitance, etc. contribue à la fameuse « flexibilité »
qu’elles recherchent. La preuve : en proportion du nombre total
de travailleurs employés, il y a, chaque année, sur le marché du
travail, autant d’entrées et de sorties de l’emploi en France
qu’aux Etats-Unis. Même s’il reste évidemment des progrès à
accomplir, qu’on arrête donc de répéter que la France serait
gravement handicapée par un carcan intolérable !
Autre
observation, plus importante encore : aucune étude économique
rigoureuse n’a jamais démontré qu’il existait un lien de
causalité entre le niveau de protection des salariés et le
niveau de chômage. L’OCDE, pourtant peu suspecte
d’avant-gardisme en la matière, recense régulièrement les études
scientifiques sur l’emploi. Elle reconnaît qu’il est impossible
de montrer qu’un niveau élevé de protection des salariés accroît
le chômage. Dans certains pays, c’est même l’inverse qui
apparaît : la combinaison d’une législation vraiment protectrice
des salariés, efficace pour lutter contre la précarité, et, en
même temps, un faible niveau de chômage.
Voilà
pourquoi la tentative d’aggraver encore la précarité par la
généralisation d’un contrat long à durée déterminée me
paraîtrait à la fois une erreur économique et une faute sociale.
A l’échelle de l’entreprise, chacun sait bien qu’un salarié,
rassuré sur son avenir par la pérennité de son emploi,
bénéficiant d’une rémunération décente et de perspectives
positives d’évolution de carrière, sera plus productif qu’un
salarié en situation instable, mal rémunéré et inquiet pour le
lendemain. Il faut vraiment avoir une conception archaïque pour
considérer qu’on obtient de meilleurs résultats avec des
salariés angoissés et stressés qu’avec des salariés développant
un sentiment fort d’appartenance à leur entreprise. Sur ce
point, il n’y a d’ailleurs plus de discussion parmi les
observateurs sérieux de la vie des entreprises. Les meilleures
d’entre elles sur le plan de la performance économique sont
aussi celles qui aménagent les meilleures conditions sociales
pour leurs salariés, créant ainsi un puissant facteur de
motivation.
Ce qui
est vrai au niveau de l’entreprise l’est aussi pour toute la
société. La compétition est une donnée que personne ne peut
nier. Néanmoins, en déstabilisant le salariat par le
développement de la précarité, par l’incertitude sur l’évolution
future des salaires, par la dramatisation du discours sur la
protection sociale, on réduit la capacité des travailleurs de se
projeter dans l’avenir. Du même coup, on affaiblit
l’investissement des particuliers et la consommation des
ménages, moteurs essentiels de la croissance de la nation, et on
enclenche ainsi une spirale de récession.
Je
voudrais ajouter à ce tableau un élément sur lequel on n’insiste
pas assez. En un siècle, la productivité des salariés français a
été multipliée par 30 ou 40. Autrement dit, chaque heure
travaillée par un salarié produit 30 ou 40 fois plus de
richesses qu’il y a un siècle. Ces gains massifs de productivité
ont été bien sûr obtenus par le progrès technique et par
l’amélioration incessante des qualifications. Pourtant, ils
signifient également que, si la vie au travail est physiquement
moins pénible aujourd’hui qu’elle ne l’était pour nos
grands-parents, elle est psychologiquement sans doute plus dure
à supporter. La pression exercée sur les salariés, le stress
d’organisations du travail plus individuelles, l’enjeu lourd de
la rentabilité, font que la souffrance psychique de beaucoup de
travailleurs est réelle. D’où notamment l’augmentation des
maladies professionnelles.
Qui dit
travail plus individuel, dit souvent aussi, en négatif, certains
risques pour la santé au travail et, en positif, nécessité d’une
formation beaucoup plus continuelle. Là sont les nouveaux défis
de la condition salariale. Plutôt que de recourir à la vieille
méthode de la précarisation des contrats, je recommande au
gouvernement de se saisir vraiment de ces enjeux. De la même
façon que nos sociétés doivent se soucier de protéger leur
écosystème par des politiques d’environnement durable, elles ont
un besoin vital qu’on protège et qu’on améliore leur
socio-système par des politiques sociales actives.
Pour la
France, une stratégie durable de croissance et de développement
pour l’emploi suppose que nous mettions en avant le facteur
humain. C’est en agissant contre la précarité, c’est en
développant la formation et la recherche, en améliorant les
conditions de travail, c’est en allant vers un droit au
reclassement, c’est-à-dire en sécurisant les parcours
professionnels que nous rétablirons la confiance en l’avenir des
ouvriers, des employés, des professions intermédiaires. Avec,
comme complément indispensable, une protection sociale
consolidée et non pas démantelée. Naturellement, il faut des
réformes. Toutefois, si elles ne sont guidées que par un souci
de destruction des filets de protection, ce ne sont plus des
réformes mais des régressions.
Les
partis de droite font le choix d’une société de précarité. A la
gauche d’avancer vers une société qui concilie création avec
sécurité professionnelle et sociale.
Laurent FABIUS
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