Qui sont et où sont
les bons européens?
Article
paru dans l'édition du Monde du 11.05.05
CÉLÉBRÉE
dans le préambule et ensuite longuement décrite, l'Europe unie
n'est, avec le traité constitutionnel, pas plus qu'avant,
identifiée et stabilisée. Elle tourne le dos à une histoire qui
ne fut, paraît-il, qu' « expériences douloureuses » et reste
indéfiniment extensible, quant à sa géographie et à ses
compétences.
Cette
prolifération du flou est une manière d'être de l'Union
européenne (UE), à quoi la Convention - en fait son présidium -
n'a pas voulu mettre fin. Dans tous les domaines (de la
pléthorique Charte des droits à la longue partie consacrée aux
politiques de l'Union), la Convention a fait un travail de
rassemblement, voire de compilation : un travail de secrétariat,
non de réflexion, d'éclaircissement et de choix. Dans la
troisième partie, on a repris en bloc les traités précédents,
comme si l'on craignait de ne rien laisser perdre. Le message
n'est pas une idée claire de l'Union, mais plutôt une
affirmation de principe : ce qui est fait a été bien fait,
continuons !
Mais
justement, ce rassemblement baroque des « acquis », ce canon,
cette Bible, ne peut manquer de réveiller l'inquiétude refoulée
: est-ce que vraiment tout cela a été bien fait ? On ne peut
répondre ici complètement à cette question. On ne peut que la
détailler, montrer qu'elle n'est pas illégitime, qu'il y a donc
lieu de faire ce dont la Convention s'est gardée : un bilan des
manières d'être de l'Union, et pour cela de rompre le
fonctionnement pour réfléchir, ce que permettrait un vote non.
- La
politique centrée (dans les conseils ministériels comme au
Parlement) sur la recherche du consensus, sur le
non-éclaircissement des enjeux, n'a-t-elle pas, en bien des
domaines, des effets pervers ? La « souveraineté partagée »
n'est-elle pas une jolie formule pour dire qu'on prend des
décisions dont personne ne se sent responsable ? Quand on répond
à une critique (en fait à toute critique possible) de la «
Constitution » que « c'est un compromis », ne montre-t-on pas le
vice du système : ce qui n'est le fait de personne apparaît
au-dessus de la critique et passe pour inéluctable ? Que devient
alors la démocratie ?
-
L'Europe réglemente infiniment plus qu'elle n'agit. En général,
elle empêche certaines actions des Etats (subventionner, ou
fausser la concurrence...). Parfois, elle leur dit : vous devez
agir en sorte que les déficits ne débordent pas, que les droits
de telle catégorie soient respectés... Cet encadrement, ces
contraintes multipliées n'ont-ils pas contribué à la crise du
civisme, répandant l'idée que l'Etat n'est qu'un moyen, un
instrument, développant les comportements consuméristes ?
- Le
déséquilibre entre la réglementation et l'action se manifeste en
particulier par le contraste entre l'unification des règles de
concurrence et la diversité persistante des politiques sociales.
Le texte constitutionnel, qui fait décider les premières à la
majorité alors qu'il faut l'unanimité des Etats pour harmoniser
les secondes, perpétue cette dissymétrie. Celle-ci est-elle
viable, surtout dans l'Union élargie ?
- La
situation peu brillante de l'économie dans l'Union européenne,
particulièrement dans la zone euro, paraît résulter de la
conjonction de trois « fuites en avant ». La première a imposé
quasi fanatiquement aux sociétés d'être transparentes à la
concurrence interne à l'Union. La deuxième a suscité un
élargissement non maîtrisé. La troisième a sacrifié le tarif
extérieur commun au dogme du libre- échange mondial. Pourquoi
l'idéologie de l'ouverture, de l'abolition des spécificités et
des barrières a-t-elle trois fois triomphé ? Quel vice de
structure a conduit à décider au nom de l'Europe de détruire le
tissu des sociétés européennes ?
- Les
concepteurs de l'UE pensaient que de l'Europe économique
naîtrait nécessairement une Europe politique fédérale,
organisant le peuple nouveau. Beaucoup (Jean-Louis Bourlanges,
Jean-Claude Casanova, Michel Rocard) ne le pensent plus. Si ce
postulat de base s'est révélé faux, ne faut-il pas en tirer de
graves conséquences ? La « grande société » organisée hors de la
prise des pouvoirs nationaux était envisagée comme un stade
intermédiaire avant la nation européenne. Qu'en faire maintenant
? Et si l'on veut encore faire une Europe politique, ne faut-il
pas la faire, la fonder autrement ? Le « continuisme », dont les
« conventionnels » ont écrit le manifeste, est-il encore
soute-nable ?
- La
nation (mixte de particularité et d'universalité) est une des
principales inventions de l'histoire européenne. Pourtant, les «
législateurs » de notre Union ne l'associent, dans leur
préambule, qu'à un passé-repoussoir, après quoi (insultante
prétérition !) ils l'ignorent. Ce déni n'est-il pas une des
causes de l'absence d'élan historique qui afflige notre
continent, rendant vaine son obsession de s'organiser ?
Ces
questions paraîtront à certains une complication inutile, et
surtout le symptôme d'un refus du mouvement, de « l'avancée » à
quoi on nous invite. Mais pourquoi, en Europe, la rhétorique
devrait-elle remplacer la réflexion, pourquoi croit-on faire de
grandes choses en laissant aller, avec des idées courtes, ou pas
d'idées du tout ? En fait, le refus de nos politiques de penser
ce qu'ils font va de pair avec leur refus d'en rendre compte. Il
faut donc les obliger à réfléchir, et pour cela les interrompre,
les contraindre à s'arrêter pour voir, évaluer, juger, décider,
enfin !
Le non
ne ferait d'ailleurs pas s'écrouler une construction
harmonieuse. Le texte même du traité en montre les
déséquilibres, qui subsisteront si on ne change pas les assises
de l'édifice. La question n'est pas compromettre ou non le
succès de l'Europe, mais reconnaître ou non sa crise, pour
entreprendre de la surmonter.
Deux
objections d'apparence naïve se présentent ici.
Premièrement, la coalition du non « est monstrueusement
hétérogène ». Certes. Mais il ne s'agit pas de choisir un
gouvernement, il s'agit de refuser une avancée à l'aveugle. Que
pour le dire ne se présentent guère que des politiciens
marginaux, décalés, archaïques n'infirme pas la critique, mais
montre que le consensualisme européen a souvent éteint, chez les
autres, ceux qui participent de la socialité particulière à
l'appareil européen, l'esprit de responsabilité. On le voit à la
manière dont ils projettent leurs intentions (Europe sociale !)
sur l'Union au lieu de l'apprécier selon ce qu'elle est. Il y a
longtemps qu'elle leur a échappé, mais ils ne veulent pas
l'admettre.
Deuxièmement : « Que proposez-vous d'autre ? » Il ne serait pas
impossible de commencer de répondre à cette question (ne
serait-ce qu'en posant qu'entre ceux qui acceptent et ceux qui
refusent l'harmonisation sociale et fiscale doit régner une
certaine séparation). Mais ce serait inutile : ceux qui mettent
en avant cette question ont en fait renoncé à se la poser à
eux-mêmes, ressassant qu'il n'y a qu'une voie. Justement, il
faut voter non pour que ceux-là se posent vraiment la question
qui, actuellement, sert à protéger une torpeur dont le non
pourrait les sortir.
Un des
paradoxes du débat actuel est en effet qu'il y a sans doute plus
d'intérêt pour l'Europe, plus d'exigence et d'inquiétude pour
elle chez les partisans du non que chez bien des partisans du
oui, en particulier le oui frileux et craintif qu'à l'Elysée on
attend comme Grouchy.
Ceux-là
prennent l'Europe en bloc, la traitent comme une divinité, une
idole (dans un autre langage, une idéologie) dont ils attendent
des merveilles et dont ils craignent la colère si on l'offense.
C'est plutôt du côté du non qu'on sait qu'on est en Europe, dans
l'Europe, que notre destin s'y joue, qu'on essaie de la prendre
en main. Où sont les bons européens ? Du côté de l'Europe comme
culte ou de l'Europe comme vie politique ?
par Paul
Thibaud |