Un plan pour
l’égalité
Par Patrick Weil (Directeur de recherche
au CNRS)
Faut-il adopter en France des politiques
d’affirmative action ? La question est devenue légitime tant les
discriminations à l’encontre de Français de couleur mettent en
cause l’un des fondements essentiels de notre république :
l’égalité devant la loi, sans distinction d’origine, de race ou
de religion.
Il ne s’agit pas d’un problème lié au
caractère récent de l’immigration ou encore à la différence
culturelle ou religieuse : nos compatriotes d’outre-mer ne sont
pas des immigrés ou des Français récents et ils sont dans leur
majorité catholiques. Ils sont pourtant bel et bien absents des
sphères dirigeantes de notre société.
Les études scientifiques le montrent
aujourd’hui suffisamment : des discriminations touchent -
au-delà des populations arrivées récemment d’Afrique ou
d’ailleurs, souvent musulmanes - les Français et les étrangers
de couleur. Et la législation qui s’attaque au racisme direct ou
les politiques de zones - franches, urbaines ou d’éducation
prioritaire - n’ont pas réussi à circonvenir ces phénomènes.
Aux Etats-Unis, des politiques de préférence
raciale ont permis, depuis le début des années 1970, la
promotion réelle et visible dans les hautes sphères de la
société, dans les métiers les plus valorisés, dans la politique,
principalement des Noirs, plus généralement de tous les groupes
victimes dans le passé de discrimination officielle. Elles
interviennent dans trois domaines : l’emploi, l’attribution de
marchés publics et l’accès aux universités.
Dans le même temps, l’affirmative action n’a
pas eu que des conséquences positives. Une partie des Noirs
américains laissés sur le bord de la route ont vu leur situation
non pas s’améliorer, mais se dégrader. Le politiste Andrew
Hacker parle aujourd’hui de l’existence aux Etats-Unis de deux
nations - noire et blanche - séparées, hostiles et inégales.
Est-il possible en France d’arriver aux mêmes
résultats positifs sans être confrontés aux mêmes conséquences ?
Pour cela, il faut peut-être sélectionner, dans la diversité des
expériences américaines, celles qui sont le mieux à même de
prendre greffe chez nous. Les contextes sont différents. Il faut
donc bien cerner la particularité du problème français et ne se
tromper ni d’objectif ni de méthode. A la fin des années 1960,
la république américaine sortait de deux siècles de
discrimination légale, instituée au cœur même de son territoire
et de son système politique : d’abord un siècle d’esclavage puis
- celui-ci aboli - de ségrégation légitimée par le droit et la
Cour suprême. La France et les Etats-Unis ne partent donc pas du
même point.
Le contexte social et institutionnel est
également différent. En France, l’accès de tous à la protection
sociale et à la santé est garanti et notre système scolaire
assure une égalité minimale des moyens et des enseignants sur
l’ensemble du territoire national.
Enfin, le contexte culturel de chaque pays
est spécifique. Aux Etats-Unis, on compte les habitants par race
depuis la création de la république. Dans les universités, la
préférence raciale est venue s’ajouter à d’autres voies
spéciales toujours ouvertes, pour les sportifs, mais surtout
pour les enfants d’anciens élèves. Pendant quarante ans, 20 %
des étudiants admis à Harvard l’ont été en raison de leur lien
de filiation avec des anciens de l’université. Les enfants
d’anciens élèves ont trois fois plus de chances d’être admis
dans les universités de l’Ivy League que les autres candidats.
De fait, la politique du multiculturalisme
est plus populaire dans les milieux académiques américains que
dans les milieux ouvriers, attachés à leur identité de classe et
au principe d’égalité. La réserve, le sentiment d’abandon
éprouvé par ces derniers n’ont pas été sans conséquences
politiques.
En France, le besoin d’égalité est d’autant
plus fort que son principe est inscrit au cœur des valeurs
républicaines. Il n’est pas exempt d’hypocrisie et son
formalisme camoufle de profondes injustices concrètes. Mais sa
légitimité recèle cependant contre les discriminations les
meilleures ressources pour l’action. Or compter par race ou
ethnie est contraire à nos traditions. Si l’on veut en faire la
condition sine qua non de la lutte contre les discriminations
dans l’entreprise, on risque alors de renvoyer aux calendes
grecques tout changement, alors qu’il est urgent d’agir.
Introduire de la diversité dans les grandes écoles, c’est bien.
Mais si l’on se contentait de n’introduire qu’un zeste de
diversité, tout en continuant de tenir de facto une grande
majorité des élèves à l’écart de toute possibilité d’y accéder,
alors on créerait de la discrimination dans la discrimination.
Et l’on donnerait le sentiment qu’il ne s’agit là pour une élite
parisienne que de garantir plus sûrement sa reproduction sociale
et familiale.
Car le problème français est à la fois plus
large et plus restreint : plus large, car la ségrégation urbaine
et la difficulté de plus en plus grande qu’a l’école de jouer
son rôle de promotion sociale touchent, au-delà des immigrés et
de leurs enfants, des millions de familles d’ouvriers ou
d’employés. Le sentiment de relégation ne concerne pas que les
habitants des ZEP. Il n’est pas ressenti seulement en banlieue,
mais aussi en province et outre-mer. Ce sentiment d’une coupure
de plus en plus grande entre l’élite parisienne et le reste du
pays s’aggrave. Il est fondé sur des réalités objectives. On ne
sait plus, dans les Pyrénées-Orientales, en Savoie, dans le
Puy-de-Dôme ou dans le Calvados, comment s’y prendre pour
"monter à Paris". Les modes de sélection des grandes écoles
aujourd’hui sont tels que les enfants des classes moyennes et
populaires en sont exclus, et, de fait, de plus en plus exclus.
Lorsqu’il s’agit d’accéder à un emploi, le
problème est là plus restreint : c’est la discrimination
ethnique qui est clairement en cause, mais, contrairement aux
Etats-Unis, elle ne concerne pas toutes les professions. Elle
est particulièrement grave pour ce qui est des cadres supérieurs
du privé. Seuls 11 % des jeunes d’origine algérienne âgés de 25
à 33 ans, diplômés de l’enseignement supérieur, étaient cadres
en 1990, contre 46 % des Français de naissance.
Par contre, lorsqu’il s’agit d’exercer une
profession indépendante, commerçant, artisan ou chef
d’entreprise, les jeunes d’origine algérienne réussissent aussi
bien que les jeunes d’origine française.
Les enfants de l’immigration réussissent bien
en droit ou en médecine, disciplines où le monopole de la
formation est assuré par l’Université, ouverte à tous les
bacheliers. C’est donc l’addition de la sélection à l’entrée des
grandes écoles et de certains établissements (Instituts d’études
politiques ou université Paris-Dauphine) et du mode de
recrutement des cadres du privé qui provoque le plus haut degré
de discrimination.
Pour y remédier, il faut donc assurer à tous
une plus grande égalité des chances dans le système scolaire et
lutter contre les discriminations ethniques et raciales là où
elles se produisent, principalement dans l’entreprise privée.
Pour assurer cette meilleure égalité des
chances sur tout le territoire, je propose que l’on s’inspire
des politiques pratiquées en Californie ou au Texas. Un
pourcentage - par exemple 5 % - des meilleurs élèves de chaque
lycée de France aurait un droit d’accès aux classes
préparatoires aux grandes écoles et aux premières années des
établissements qui sélectionnent à l’entrée. Ce pourcentage
tient compte des critiques portées à l’expérience du Texas, où
le pourcentage de 10 % remplit complètement la première année de
l’université de l’Etat et entraîne l’éviction de bons élèves
vers des universités d’autres Etats américains. Avec 5 %, on
laisse une marge de recrutement aux directions d’établissements.
Cette mesure universelle s’adresse à tous les
enfants du pays, de Pointe-à-Pitre à Limoges en passant par
Aubervilliers, donnant la possibilité à chaque lycée de créer
une dynamique positive. Elle contribuera également à casser le
processus de ségrégation urbaine qui voit les familles les plus
dotées se concentrer près des lycées les plus cotés.
Une révision des épreuves des concours est
aussi nécessaire afin d’en éliminer les épreuves sans programme
(culture générale) ou celles dont le coefficient excessif est
trop discriminant socialement (par exemple les langues
vivantes).
Il faut, parallèlement, investir massivement
dans les universités. La France est dans le peloton de queue des
pays industrialisés en matière d’enseignement supérieur. Les
moyens de l’Université se sont considérablement dégradés. Elle
s’est paupérisée. Et si elle doit être réformée, rappelons
qu’elle accueille, sans restriction, la majorité des bacheliers
et leur fournit une formation trop souvent dénigrée à tort.
Enfin, tant que les grandes écoles ne seront
pas démocratisées, il faut veiller au maintien des frontières
disciplinaires avec les universités : les tentatives des écoles
de commerce ou des IEP de prendre pied en droit ne peuvent
avoir, en l’état actuel des choses, que des conséquences
négatives pour la lutte contre les discriminations.
La même démarche égalitaire doit concerner
l’accès aux emplois publics : sans difficulté, on peut supprimer
la distinction qui frappe les étrangers communautaires des
autres et ouvrir ainsi à ces derniers la possibilité d’accéder à
5 millions d’emplois qui leur sont aujourd’hui interdits. Là
aussi, il faudra procéder à une révision générale des épreuves
des concours, afin d’en éliminer les plus discriminantes
socialement.
Enfin, l’Etat doit assurer la gratuité des
oraux d’admission lors des concours nationaux d’entrée dans
l’administration. Comment peut-on tolérer que l’avantage de
concourir près de chez soi soit aggravé par le coût de voyage et
de séjour que doivent supporter les candidats qui n’ont pas la
chance d’être domiciliés près du lieu de déroulement des
épreuves ?
Pour l’entreprise privée, c’est la lutte
contre les discriminations directes et indirectes qui doit être
privilégiée. La discrimination indirecte, c’est celle que
produisent des dispositions, des pratiques apparemment neutres,
par exemple le recours systématique aux mêmes réseaux de
recrutement ou aux mêmes écoles.
Les entreprises devraient donc être incitées
à réévaluer leurs procédures de recrutement et de stages. Elles
devraient signer des conventions avec des universités, des IUT
et des lycées. Les stages gratuits devraient être bannis : aux
Etats-Unis comme en France, on sait que seuls peuvent se payer
un stage gratuit, dans des milieux professionnels qui souvent ne
recrutent que par ce biais, les jeunes appartenant à des milieux
aisés. Enfin et surtout, l’anonymisation des CV (pour les
embauches comme pour les stages) dans les entreprises au-delà
d’un certain seuil (50 ou 100 salariés) semble indispensable.
Cet anonymat ne garantira pas contre les discriminations. Mais,
dans un entretien, des préjugés peuvent tomber, et il est plus
facile, pour un recruteur, de jeter un bout de papier à la
poubelle que de mettre un individu à la porte...
Ces quelques règles et d’autres pourraient
faire partie des "bonnes pratiques" que la nouvelle haute
autorité de lutte contre les discriminations, qui voit le jour
en janvier 2005, aura pour mission de suggérer. Les juges
pourraient les considérer comme des indices lorsqu’ils auront à
appliquer, au cas par cas, la loi du 16 novembre 2001, qui
inscrit pour la première fois dans le code du travail
l’interdiction de toute discrimination indirecte. Pour aider la
Haute Autorité, les juges et les inspecteurs du travail, les
outils statistiques qui permettent de croiser le lieu de
naissance de l’individu et de ses parents, leur nationalité,
leur date d’arrivée en France et d’autres informations portant
sur le logement, le parcours scolaire, etc., devront être
développés et seront autant d’indices pour préjuger la bonne ou
la mauvaise foi des entreprises.
S’attaquer ainsi sans délai aux
discriminations sociales et territoriales dans le système
scolaire et aux discriminations ethniques dans l’emploi privé,
c’est remettre l’égalité au cœur de l’action publique. Ne plus
se contenter d’invoquer les principes ou de prendre des mesures
symboliques, mais faire de l’égalité une politique, c’est la
voie française d’affirmative action.
Cet article a été publié tout d’abord dans
les pages du journal Le Monde, édition datée du 13.12.04.
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