Eugène PHILIPPS Auteur
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L'ALSACE,
pays favorisé par la nature et prospère,
a certes beaucoup de facettes,
Mais sa personnalité est profondément
marquée
par sa géographie, son histoire,
et sa spécificité linguistique et
culturelle. |
Remarques
I. sur la géographie: |
* l'Alsace est le pays situé entre les Vosges et
le Rhin. Les Vosges et le Rhin ont toujours formé
les frontières ouest et est de l'Alsace. Ce sont ses "frontières
naturelles".
* Au nord et au sud, les frontières n'ont pas été
aussi stables:
- jusqu'en 1871, Belfort - de langue française - a fait partie
du département du Haut-Rhin, donc de l'Alsace.
- jusqu'en 1815, Landau - de langue allemande - a fait partie
du département du Bas-Rhin, donc de l'Alsace. Elle a d'ailleurs
été une ville de la Décapole.
* Scheibenhard & Scheibenhardt: |
Au Congrès de Vienne, il fut décidé de
ramener la frontière nord de la France sur la Lauter.
Le cours inférieur de cette rivière devint ainsi la nouvelle
frontière d'État entre la France et l'Allemagne.
Comme la rivière passait au milieu du village de Scheibenhardt,
on fit des habitants de la rive gauche... des Allemands (leur partie
du village s'appellera Scheibenhardt) et des habitants de la rive droite...
des Français (leur partie du village s'appellera Scheibenhard). |
* Ce n'est pourtant pas le cadre, mais la situation géographique
de l'Alsace qui a été déterminante pour l'identité
qu'elle s'est forgée au cours des siècles.
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* l' Alsace est située à l'un des plus importants carrefours
politiques et culturels de l'Europe.
* En effet, quels que fussent les aléas de l'histoire, l'Alsace
a toujours été située au carrefour de deux
grands univers culturels et linguistiques: l'univers français
et l'univers allemand.
C'est la situation géographique qui a marqué le passé
et orientera l'avenir de l'Alsace.
Mais l'Alsace ne doit son originalité non pas à
sa géographie, mais à son histoire.
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II. sur l'histoire: |
* Le nom "Elsass"/"Alsace"
- la 1ère forme a été latine: Alesacius,
dont est dérivé la dénomination "Alsace".
- Plus tard apparaîtront les formes germaniques Alisagowe, Elisaza,
Elsaza
- "Elsass" figure pour la première fois dans des
documents remontant au VII° siècle.
Le terme est donc beaucoup plus ancien que ceux de "Deutschland"
ou de "France".

L'Alsace
Bas-Rhin et Haut-Rhin
|
*Au VII° siècle, l'Alsace a été
un duché: le Herzogtum Elsass (Eticho(n), le père
de Ste Odile)
* Plus tard, elle deviendra un Herzogtum Elsass und Schwaben
qui,
sous le règne des Hohenstaufen , aux XII° et XIII°
siècles, a joué un rôle politique important en Europe
occidentale. La fin de la dynastie des Hohenstaufen marquera également
la fin d'une Alsace formant une entité politique.
* L'une des conséquences des Traités de Westphalie
en1648 a été l'intégration au XVII° siècle
de l'Alsace dans le Royaume de France. Avec la création de la
"Province d'Alsace", Louis XIV redonne ainsi à
l'Alsace un semblant d'unité politique.
En 1871, la Prusse fera de l'Alsace et de la Lorraine annexées
une Terre d'Empire : le Reichsland "Elsass-Lothringen" (la
Terre d'Empire Alsace-Lorraine).En 1911, " l'Alsace-Lorraine"
se voit octroyer une autonomie partielle. Trop peu et trop tard
pour donner aux Alsaciens la conscience d'un Land autonome.
*Son identité historique, l'Alsace ne la doit pourtant pas
à ce passé lointain,où pendant de brèves
périodes, elle a formé une entité politique, mais
à une évolution historique qui, pendant la longue période
de confrontation entre l'Allemagne et la France pour l'hégémonie
en Europe, a fait de l'Alsacien et, partant de l'Alsace, "un cas
unique" , comme l'a fait remarquer Émile Baas dans
son livre Situation de l'Alsace, (p.35 suiv.) . |
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- un "cas unique ", pourquoi?
* Non seulement l'histoire de l'Alsace ne recouvre pas entièrement
l'histoire de la France ni évidemment celle de l'Allemagne,
mais elle se distingue de celle de toutes les régions
ou pays ayant également été occupés,
voire annexés momentanément soit par la France soit
par l'Allemagne au cours des guerres que ces deux pays se sont livrés.
* L'Alsace est aujourd'hui une région française
et le sentiment national des Alsaciens est français.
Mais jusqu'au XVII° siècle, l'Alsace était partie
intégrante du Saint-Empire Romain de Nation Allemande (das Heilige
Römische Reich Deutscher Nation), ce qui de par sa langue et sa culture
- allemandes - n'avait absolument rien d'anormal.
* La Suisse et le Luxembourg ont également fait partie
du Saint Empire Romain de Nation Allemande. Mais ces deux pays sont aujourd'hui
des États indépendants.
Pas l'Alsace!
* D'autres régions françaises, comme la Bretagne et
le Pays Basque, par exemple, ont également été
intégrés dans le Royaume de France au cours des siècles,
mais, depuis, ils sont toujours restés au sein de
l'État français.
Pas l'Alsace!
* L'Alsace a été contrainte à quitter l'État
français par deux fois pour être intégrée
dans l'État allemand: en 1870: de jure - et en 1940:
de facto
* Le Palatinat, même Hambourg, Brême, Coblence ont
déjà été placés sous la souveraineté
française et ont donc fait partie de l'État français.
Le frère de Napoléon, Jérôme a même
été Roi de Westphalie, mais aujourd'hui le Palatinat,
Brême, Coblence et la Westphalie sont évidemment depuis
longtemps de nouveau allemands.
Pas l'Alsace!
L'Alsace restera finalement française. |
- Ce bref aperçu historique montre
que l'Alsace (avec la partie germanophone de la Lorraine) est
le seul pays faisant autrefois partie de l'univers politique, linguistique
et culturel allemand qui en a été définitivement séparée
+ non seulement sur le plan politique comme, par exemple, la Suisse
et le Luxembourg
+ mais également sur le plan linguistique et culturel.
Et c'est là qu'est la différence fondamentale.
* Cette évolution a marqué profondément la psyché
alsacienne. En effet, l'Alsace possède non seulement
une histoire qui lui est propre, mais la perception qu'en ont
les Alsaciens conscients d'eux-mêmes diffère de celle
qu'en ont en général les autres Français et,
bien sûr, les Allemands.
* A la vérité, consciemment ou non, les Alsaciens ont
développé un sens de l'histoire qui leur est propre,
même si en des moments particulièrement dramatiques, ils ont
partagé leur histoire avec celle de l'Allemagne ou celle de la France
tout entière.
* Mais ce n'est qu'avec leur propre histoire que les Alsaciens peuvent
s'identifier pleinement.Et ce n'est que si l'on prend en compte toute
l'histoire de l'Alsace que l'on peut comprendre la spécificité
de son identité linguistique et culturelle.
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III. sur la situation linguistique et culturelle: |
Le problème linguistique en Alsace était
toujours et est encore aujourd'hui fondamentalement un problème
culturel, étant bien entendu, qu'on ne peut jamais séparer
complètement la langue de la culture qu'elle véhicule et
que l'Alsace possède non pas une, mais deux langues et
... un dialecte.
Pour comprendre d'une part, pourquoi le problème de l'identité
linguistique et culturelle concerne tout le corps social alsacien et,
d'autre part, pourquoi la question des langues revêt une telle
importance, il faut réfléchir aux sources culturelles
auxquelles l'Alsace puise sa substance depuis des siècles. |
|
*Les sources culturelles de l'Alsace sont au nombre de trois:
la source française, la source allemande et la
source proprement alsacienne.
* la source française
1° Bien avant le 17° siècle, lorsque l'Alsace entra
dans le giron français, une large fraction de la bourgeoisie alsacienne
avait déjà eu accès à la culture de langue française.
* Gottfried von Straßburg (1157-1215) doit sa célébrité
à son poème "Tristan und Isolde ". A Paris,
où il a étudié, il a eu l'occasion de connaître
le "Tristan" de Thomas de Bretagne. Et Johann Fischart (XVI°siècle)
s'est inspiré du "Gargantua" de Rabelais pour écrire
son célèbre ouvrage: "Die Geschichtsklitterung ".
* Pourquoi?
- Évidemment parce que, dans le monde de langue allemande de
l'époque, l'Alsace était la région allemande
la plus proche de la France,
- mais aussi parce que la culture de langue française jouissait
alors d'un incomparable prestige dans toute l'Europe.
2° Mais jusqu'au 19° siècle, les Alsaciens,
dans leur immense majorité, n'en bénéficièrent
guère:
- ils n'avaient qu'une connaissance rudimentaire du français
- ils continuaient de vivre avec et dans leur dialecte et, ceux qui savaient
écrire, utilisaient l'allemand.
* Sans doute langue et culture sont-elles deux choses distinctes,
mais c'est évidemment la langue française qui permet
d'accéder à la source culturelle française.
* Cela a posé pendant longtemps de sérieux problèmes
aux Alsaciens. C'est que, du jour au lendemain, on peut faire changer
un peuple de nationalité, mais pas de langue!
* Il n'en rest pas moins que l'acquisition de la langue française
et l'ouverture sur l'une des plus riches cultures du monde qui en a été
la conséquence, ont constitué un enrichissement culturel
considérable pour l'Alsace et les Alsaciens.
3° Aujourd'hui, le français occupe en Alsace une
position tellement forte que quelques mots suffiront pour faire saisir
le rôle qu'il joue dans la vie des Alsaciens.
- Le français n'est pas seulement "langue officielle",
mais également "langue nationale".
- Depuis la Révolution, le principe de la politique linguistique
française repose sur le slogan "une nation, une langue".
- Fondamentalement, la mise en oeuvre depuis 1982 du "programme
pour la promotion des langues et des cultures régionales de France"
et même les mesures qui ont été prises récemment
n'y ont rien changé.
- Comme tous les citoyens français, l'Alsacien doit pouvoir
- communiquer avec tous ses compatriotes français, que ce
soit en Alsace ou ailleurs
- participer, sans être freiné par l'obstacle de la
langue, à la vie politique, sociale, économique, culturelle
de la France tout entière.
Il n'est donc pas étonnant que le français soit
aujourd'hui en Alsace la langue largement dominante.
- A tel point d'ailleurs que chez la jeune génération
d'Alsaciens, la question n'est plus de savoir
- si elle dispose des ressources linguistiques nécessaires pour
pouvoir accéder aisément à la source française
de la culture en Alsace
- mais si elle possède encore assez de ressources linguistiques
pour pouvoir puiser à la source allemande de la culture en Alsace.
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* la source allemande
1° Jusqu'au XVII° siècle, comme tous les pays de
langue allemande, l'Alsace a fait partie de l'univers culturel allemand.
+ Elle a non seulement été un témoin privilégié
de la vie culturelle allemande, mais encore y a participé de
façon particulièrement significative.
* Si le XVI° siècle a été appelé
le Grand Siècle Alsacien, ce n'est par mégalomanie,
mais parce qu'une pléiade d'Alsaciens de marque ont été
parmi les plus grands acteurs de la vie culturelle allemande.
* Que l'on songe à des hommes comme
* Geiler de Kaysersberg (1445-1510)
* Jakob Wimpfeling (1450-1528), le "Praeceptor Germaniae"
* Thomas Murner (1475-1537), son rival, avec son ouvrage "Germania
Nova"
* Sebastian Brant (1458-1521) et son incomparable "Das Narrenschiff"
(La Nef des Fous)
* Beatus Rhenanus (1485-1547), l'humaniste et ami d'Erasme de Rotterdam,
[Beatus Rhenanus était un fils du boucher Antoine Bild, surnommé
Rhinower, c.à.d. de Rhinau, mais né à Sélestat
où sa famille s'était établie depuis longtemps, l'un
de ses ancêtres avait d'ailleurs été bourgmestre de
Sélestat]
* Johann Fischart (1546-1590), le grand poète et satirique
strasbourgeois.
* Il convient aussi de souligner le rôle considérable
- que l'Alsace [Johann Sturm et Jakob Sturm]
- et des Alsaciens [Martin Bucer/Butzer, de Sélestat (1491-1551)
- Wolfgang Capito(n) /Köpfel, de Haguenau] ont joué dans le
mouvement de la Réforme qui a été à
la fois une révolution religieuse et une révolution culturelle.
* C'est en Alsace, à Strasbourg,
- qu'a été imprimée la première Bible
dans la langue de Luther, c'est-à-dire en allemand
- que la messe a été dite pour la première
fois en allemand (en 1524), c'est-à-dire à peine
deux ans après la traduction de la Bible par Martin Luther
- et qu'est paru le premier journal imprimé en allemand.
2° Pendant des siècles, le Rhin a été
un axe culturel de tout premier ordre et ce n'est pas sans raison que
l'on parle parfois de "culture rhénane" qui, soit
dit en passant, lorsque déjà on en parle, doit désigner
ce qu'elle représente et non pas être un euphémisme
pour "culture de langue allemande".
- Certes, le traité de Westphalie en 1648 et puis
la Capitulation de la ville de Strasbourg en 1681 ont constitué
une profonde césure dans la vie culturelle de l'Alsace,
- mais pratiquement jusqu'au lendemain de la Deuxième
guerre mondiale, il y a toujours eu des Alsaciens qui ont occupé
une place importante dans la vie culturelle d'expression allemande.
* Pour comprendre la place que l'allemand
a occupé et doit pouvoir occuper dans la formation de la personnalité
alsacienne, il ne suffit pas de connaître l'histoire de l'Alsace,
il faut également avoir une vue d'ensemble sur l'histoire de la
langue allemande.
* C'est en effet cette histoire qui explique
- pourquoi les dialectes que l'on parle en Alsace sont différents
de l'allemand oral courant (Umgangssprache) que l'on parle aujourd'hui
outre-Rhin et ailleurs , malgré leur évidente parenté
- et pourquoi les dialectes, tout en se transformant, se sont
maintenus si longtemps en Alsace (comme en Suisse, au Luxembourg)
- alors qu'en Allemagne (et aussi en Autriche), ils ne jouent plus
le même rôle que chez nous.
*L'histoire de l'allemand - l'histoire de toutes les langues
- fournirait matière à plusieurs conférences.
Je ne rappellerai ici que ce qui est nécessaire pour comprendre
la relation qui existe
- entre l'identité culturelle de l'Alsace
- et l'indispensable connaissance du Hochdeutsch, c.à.d. de
l'allemand moderne.
* Pour traduire la Bible en allemand, Martin Luther utilisa
son dialecte de Thuringe, la langue des chancelleries et celle des marchands...
c'est-à-dire le Hochdeutsch et non pas le Niederdeutsch.
*La conséquence, c'est que, progressivement, la langue
de Luther - le Hochdeutsch - deviendra LA langue de tous les Allemands,
c'est-à-dire des hommes de langue allemande.
C'est un événement capital.
*En effet , c'est grâce à Luther que le Hochdeutsch
pénétrera dans l'Allemagne du Nord et affirmera ainsi
sa suprématie sur le Niederdeutsch sans toutefois l'éliminer
comme langue parlée, puisqu'on y parle toujours ce qu'on appelle
aujourd'hui Plattdeutsch.
* Sans Luther, l'Allemagne aurait aujourd'hui sans doute deux
langues:
- dans le nord: une langue dérivée du Niederdeutsch
[bas-allemand] (= l'allemand de la "Basse-Allemagne"... et proche
du néerlandais moderne)
- dans le sud: le Hochdeutsch [haut-allemand] (= l'allemand
de la "Haute-Allemagne"), l'allemand tout court, comme
on l'appelle aujourd'hui.
* C'est ce qui explique pourquoi
en Alsace et également en Suisse et au Luxembourg,
c'est-à-dire dans des pays ou des régions qui ont été
ou se sont séparés du monde culturel et politique allemand,
peu de temps après que la langue de Luther a réussi
à conquérir le monde allemand, les différences
entre "l'allemand" et (ou) les dialecte(s) se sont creusées.
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L'allemand à l'époque de Martin Luther |
*A partir de ce moment, ces pays ou régions n'ont plus
participé directement à l'évolution linguistique
qui a eu lieu dans le reste du monde de langue allemande.
"Au moment où l'élite allemande allait progressivement
se servir du haut-allemand - l'allemand - pour la communication écrite
et orale, l'élite alsacienne allait progressivement se servir
du français pour la communication écrite et orale. Et
au moment où l'école et l'intensification des relations
commerciales, sociales, politiques allaient favoriser outre-Rhin
l'emploi du haut-allemand comme langue parlée, l'école
et l'intensification des relations commerciales, sociales, politiques allaient
favoriser en Alsace l'emploi du français comme langue parlée.
C'est cette évolution linguistique divergente de part et
d'autre du Rhin, à partir du XVII° siècle, qui explique
pourquoi, en Alsace, on ne se mit pas à parler haut-allemand
comme dans la plupart des autres pays de langue allemande. A l'exception
d'une fraction de l'élite intellectuelle et bourgeoise, les Alsaciens
continuèrent de se servir exclusivement de leur dialecte dans la
conversation courante. Le dialecte restait ainsi la langue des Alsaciens.
Les Alsaciens se distinguaient ainsi et des autres Français et des
Allemands.
Certes, ils apprenaient toujours le haut-allemand à l'école,
et le haut-allemand demeura longtemps la langue écrite des Alsaciens.
Cela n'empêcha pourtant pas le français de réussir
sa percée et de s'imposer progressivement dans la vie publique.
Là, la nécessité de savoir le haut-allemand diminuait
au fur et à mesure que se répandait l'usage du français.
Dans une Alsace française, c'est le français et non pas
le haut-allemand que les Alsaciens se devaient d'acquérir pour pouvoir
communiquer avec leur nouvelle communauté. Ce qu'on appelle aujourd'hui
la Umgangssprache (le haut-allemand parlé) ne pouvait donc pas
s'étendre à l'Alsace. Le français jouait en Alsace
le rôle que le haut-allemand jouait outre-Rhin;. Dans l'aire linguistique
allemande, les Alsaciens allaient occuper une place à part. Le
dialecte - l'allemand alsacien - était dès lors confronté
au français et non pas au haut-allemand. Son importance pour
la préservation de l'identité alsacienne croissait d'autant.."
(La crise d'identité, p.66/67)
* Il n'en reste pas moins que l'allemand - le haut-allemand
- est resté pendant longtemps la langue par excellence de la production
littéraire en Alsace, comme d'ailleurs en Suisse alémanique
et au Luxembourg.
* A titre d'exemples, je ne citerai que
- Gottlieb (Théophile) Conrad Pfeffel (1736-1809),
- Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826),
- Albert Schweitzer (1875-1965)
- et René Schickele (1883-1940)
qui ont vécu respectivement aux XVIII°, XIX° et XX°
siècles.
+ Tous ces hommes savaient, bien entendu, le français,
mais c'est en allemand qu'ils écrivirent leurs principales
oeuvres
littéraires, philosophiques ou religieux.
+ Ils étaient ou sont devenus des citoyens français,
mais ils n'ont jamais renié la source allemande de leur culture.
4° René Schickele n'a pas cessé de se
référer aux "deux traditions" de l'Alsace,
comme il disait: l'allemande et la française. "L'Alsace",
écrivit-il en 1904, donc à une époque où l'Alsace
était allemande, "est la floraison - le fruit - de deux traditions".
("die Blüte zweier Traditionen")
Et on sait avec quelle ardeur et quel talent il s'est engagé pour
la promotion en Alsace de "ein geistiges Elsässertum",
une "alsacianité de l'esprit".
* Certes, on se saurait affirmer que, aujourd'hui, la source
allemande soit totalement tarie.
Nous avons toujours des écrivains et des poètes qui maintiennent
cette "tradition".
Je ne citerai qu' André Weckmann, le plus connu de tous,
et le Professeur Adrien Finck, écrivain, poète et
germaniste,
dont la réputation n'est plus à faire, même outre-Rhin.
* Mais reconnaissons que la situation est des plus fragiles
et qu'il convient de s'attaquer franchement au problème de
l'inquiétant recul de l'allemand en Alsace - "un champ de
ruines",
a dit Adrien Finck, si l'on songe à la production littéraire
actuelle en langue allemande en Alsace.
* Si donc l'allemand moderne (le "Hochdeutsch") doit
avoir une place de choix
dans l'éducation linguistique et culturelle de la jeunesse alsacienne,
+ ce n'est pas parce que l'allemand est "la langue du
voisin"
- longtemps, c'est le français qui a été pour
les Alsaciens "la langue du voisin" -
(cf. Les luttes linguistiques en Alsace..., chap.I, p.13/28)
+ mais parce que, depuis son origine, c'est une des langues de
l'Alsace
et qu'elle fait ainsi partie de l'identité linguistique et
culturelle de l'Alsace.
* la source proprement alsacienne
* C'est assez curieux: en général, c'est l'existence
d'une source proprement alsacienne de notre culture qui est la plus
discutée:
- il arrive qu'on la nie purement et simplement
- il arrive aussi que, sans la nier, on ne la considère que comme
un simple dérivatif de la source culturelle allemande.
* Et pourtant il existe bien en Alsace, depuis plusieurs décennies
au moins, une source de la culture qui remonte évidemment
au passé allemand de l'Alsace, mais qui, aujourd'hui, a des traits
spécifiquement alsaciens.
* Son existence, elle la doit, bien sûr, à l'histoire,
mais surtout au caractère du dialecte dit "alsacien",
"l'alsacien", comme on dit aujourd'hui.
+ " l'alsacien"
* La chose la plus courante n'est pas toujours la mieux connue.
C'est vrai pour ce qui est couramment appelé "l'alsacien".
* "l'alsacien" n'est pas "langue"....
mais dialecte!
* Du point de vue linguistique, le terme d'"alsacien"
n'a aucun sens.
L'idée de séparer le dialecte parlé en Alsace de
"l'allemand",
dont il n'est qu'une forme parmi d'autres, est née en France
en 1870.
* Encore en 1838, un homme comme Edouard Reuss pouvait
écrire dans une revue (Erwinia)
"Wir reden deutsch" - Nous parlons allemand - et non
pas "elsässisch" , ("alsacien")
sans que quelqu'un trouve à redire.
* Si le terme d' "alsacien"s'est finalement imposé
dans le débat alsacien,
c'est uniquement pour des raisons politiques. (cf. Les luttes
linguistiques en Alsace... p.115/121)
* Et l'on sait que lorsque le pouvoir politique et médiatique,
ce qui est presque toujours la même chose,
verse dans le nationalisme, réducteur et antidémocratique,
elle n'a que faire de la vérité linguistique... et historique.
* Ce que nous appelons "alsacien" est en réalité
DE l'allemand,
- DE l'allemand tel qu'on le parle - encore! - en Alsace.
"Elsasserditsch" - de l'allemand alsacien - disait-on
autrefois
tout comme en Suisse alémanique, on parle le "Schwyzerdütsch",
c'est-à-dire de "l'allemand suisse" et non pas "schwyzerisch"!
* Dans son livre, "Psychanalyse de l'Alsace", paru
en 1951, Frédéric Hoffet faisait déjà
remarquer qu' "il est aussi absurde de contester que l'on parle l'allemand
à Strasbourg qu'il serait absurde d'affirmer que cette langue n'est
point celle des habitants de Stuttgart, de Zurich ou de Fribourg-en-Brisgau."
* Toutes les langues modernes dites "nationales"
se sont formées à partir d'un ancien dialecte... qui
a tout simplement "réussi"!
"Réussi" quoi? ... à s'imposer aux
autres dialectes du même système linguistique
et, partant, de la même aire linguistique,
grâce à l'appui du Pouvoir - quel qu'il fût!
- qui, très souvent disposait d'une armée
et... d'une marine, comme le dira avec humour un linguiste canadien
à propos de l'anglais!
* Ces "autres dialectes" ne sont donc pas de simples variétés
de "la langue"
devenue "nationale" et aujourd'hui commune à
une même aire linguistique.
Celle-ci a tout simplement connu un développement différent
de celui de ces "autres dialectes".
* Pendant des siècles et des siècles, les hommes n'ont
fait
que parler leur langue (... avec leur langue évidemment),
d'où les termes tels que "langue" en français,
"Sprache", mais aussi "Zunge" en allemand,
"language", mais aussi "tongue" en anglais.
qui tous se réfèrent à l'organe de la parole
.
* Aujourd'hui, la notion de "langue" ne se limite plus
au seul parler,
mais inclut une forme écrite - progressivement codifiée
- pour permettre la communication
au sens large du terme, avec tous les hommes de la même aire linguistique,
quels que soient le dialecte ou la forme orale courante que l'on parle
ici ou là.
++ Dans le monde de langue allemande,
la forme écrite et codifiée qui s'est imposée dans
l'aire linguistique de l'allemand
est le Hochdeutsch, - l'allemand tout court -
que l'on parle par ailleurs le bavarois, le souabe, le Schwyzerdütsch,
le Lëtzebuergesch
ou ... "l'alsacien"!
* Cette forme écrite et codifiée, devenue partout
"langue d'enseignement",
a favorisé l'usage d'une forme orale de l'allemand proche de
la forme écrite,
appelée Umgangssprache.
"Le bavarois est bien de l'allemand,le piémontais est
bien de l'italien, mais il y a une forme d'allemand, une forme d'italien
qui n'est pas "dialecte", mais "langue". (André
Martinet. Éléments de linguistique générale,
p.155)
++ Ce qui est vrai pour le bavarois, l'est évidemment aussi
pour "l'alsacien".
|
Les dialectes en Alsace |
++ Répétons-le:
ce qu'on appelle "l'alsacien" n'est donc qu'une
forme orale de l'allemand parmi d'autres.
Et la forme écrite codifiée correspondante
est en Alsace, comme ailleurs
dans l'aire linguistique de l'allemand, le "Hochdeutsch" ou
allemand moderne.
Parler de "LANGUE régionale" en Alsace, n'a
donc de sens que si l'on désigne à la fois
- le (s) dialecte (s), forme (s) orale (s) de l'allemand parlés
(encore) par une majorité d'Alsaciens
- ET l'allemand moderne écrit, utilisé par les Alsaciens
dialectophones
depuis que cette forme d'allemand est devenue
la "forme écrite unique et codifiée" dans le monde
de langue allemande.
* "L'alsacien" n'est pas non plus une langue
"régionale"
° d'abord parce que ce qu'on appelle "le dialecte
alsacien", ce sont en réalité deux dialectes
- l'alémanique au sud de la Forêt de Haguenau
(Win (Wii) = vin, Zidung = journal - , Zischdi = mardi)
- et le francique (rhénan) au nord de cette Forêt (Wäin,
Zäidung, Dienschdàà....),
chacun de ces deux dialectes comportant en outre toute une série
de variantes .
° ensuite parce que cet alémanique et ce francique
sont parlés ailleurs que dans la "Région" Alsace.
C'est ainsi que
- l'alémanique, par exemple, se parle également
en Suisse, en Allemagne (Pays de Bade, Allgäu),
au Liechtenstein, en Autriche (Vorarlberg), donc dans cinq États
différents
- et le francique (rhénan) au Pays de Bade, au Palatinat
etc.
° Il convient toutefois de faire remarquer que ce qu'on appelle
le dialecte "alsacien"
- malgré toutes ses variantes - est ,
parmi les langues de l'Alsace, ce qui est le plus caractéristique
pour l'Alsacien.
* Sa fonction identitaire est évidente.
* En effet
- c'est le français qui distingue les Alsaciens de
l'immense majorité des Allemands,
des Autrichiens, des Suisses etc.
- c'est l'allemand qui distingue les Alsaciens de
l'immense majorité des autres Français.
- mais c'est par leur dialecte que les Alsaciens se distinguent à
la fois des uns et des autres.
* Le dialecte est bien l'élément spécifique
de l'identité - la personnalité - linguistique de l'Alsace.
* Quel que soit finalement son sort, pour l'Alsace et les Alsaciens,
le dialecte est et reste un facteur d'identification de tout
premier ordre.
+ L'expression dialectale
* Sans doute la culture, c'est tout le "vécu"
de l'homme. Elle ne se limite donc
ni à son expression littéraire ni à son expression
artistique.
* Mais même dans ce domaine,
on note une sensibilité, une démarche, une manière
de voir et de dire
les choses spécifiques aux Alsaciens. Ce n'est pas aussi
surprenant que cela.
* En effet,
- être ballotté d'un État à l'autre, même
plusieurs fois en un siècle,
- ne pouvant parfois ne plus compter que sur soi-même,
- se voir attaqué dans sa langue - son âme -
et sa culture - son être -
par les uns et les autres, tout cela laisse des traces profondes dans
la psychologie collective.
L'expression culturelle et artistique en porte encore aujourd'hui
la marque.
* Cela devient manifeste
- lorsque l'Alsacien est amené à s'exprimer dans son dialecte,
et que lorsqu'on compare ce qu'il dit et la manière
dont il le dit
avec ce que disent et la manière dont le disent
ceux qui s'expriment également dans un dialecte alémanique
(ou francique),
mais qui ne sont pas Alsaciens.
* Ce qui m'a toujours frappé, notamment lors de "Dichterlesungen"
(lectures publiques par
les poètes de leurs oeuvres) à Bregenz, Bâle, Lucerne
et à Strasbourg notamment,
c'est que nos Mundartdichter - nos poètes d'expression dialectale
-
n'ont qu'une chose en commun avec les poètes allemands, suisses
ou autrichiens d'expression alémanique:
l'utilisation du dialecte, de la Mundart, le dialecte alémanique
en l'occurrence.
* Mais ni la thématique de Nathan Katz ni celle de
Sylvie Reff,
de Conrad Winter ou d'Adrien Finck, par exemple,
et encore moins celle d'André Weckmann ne se comprennent,
si on ne tient pas compte
de la sensibilité proprement alsacienne - la manière
alsacienne d'être -
et, surtout, la façon dont cette sensibilité alsacienne
s'exprime chez nos meilleurs poètes alsaciens.
* Je n'en donnerai qu'un exemple et ne citerai que
les derniers vers d'un poème d'André Weckmann intitulé:
e schrej (un cri)
e schrej |
un cri |
e schrej
esch s letscht
wås dr ewriblît
vor åss de s schnüfe ufstecksch
wann d die långs åm rhin ånnestrecksch
un d vogese di
met roschtigem läub züedecke
e schrej |
il ne te restera qu'un
cri
lorsque avant ton dernier souffle
tu te coucheras le long du Rhin
et que les Vosges te recouvriront
de feuilles mortes
un cri |
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* Si ce "schrej"- ce cri - d'André Weckmann
a fait frémir
un auditoire de cinq nationalités différentes, comme
ce fut la cas il y a quelques années
à Allschwil près de Bâle et à Bregenz, ce n'est
pas seulement
- parce que tous ces hommes et toutes ces femmes comprenaient et parlaient
le même dialecte alémanique, avec certes des variantes,
- mais surtout parce qu'ils sentaient qu' au travers de son "Elsasserditsch",
André Weckmann témoignait du drame humain
que vit celui qui, en continuant à s'exprimer en dialecte,
défend une partie essentielle de lui-même, une partie
de son âme qu'on tente de lui ravir.
* Le fait est que les Alsaciens sont attachés à leur langue
comme le sont tous les peuples.
"Aucun peuple n'abandonne sa langue s'il n'y est
contraint."
(La crise d'identité, p.69)
* Au fond, s'attaquer à une langue , pour quelque raison
que ce soit,
est une tentative très raffinée d'exclusion de celui
qui, par sa langue, est autre.
* Ce drame n'est pas seulement un de ces problèmes de société
que l'on retrouve dans tous les grand pays industriels,
mais un problème qui interpelle l'homme dans ses rapports avec
d'autres hommes.
* Drame alsacien certes, mais aussi un drame humain
qui est vécu ailleurs qu'en Alsace, drame qui s'exprime le
plus authentiquement en dialecte.
* Et c'est là que nous nous confrontés avec le problème
de l'existence du dialecte dit "alsacien".
* L'accès à toutes les sources culturelles de l'Alsace
a toujours posé à l'Alsacien de sérieux problèmes,
mais ces sources
- constituent une richesse inappréciable qu'il convient de
préserver et de développer,
- et ce sont elles qui donnent son originalité à la culture...
"alsacienne".
* Culture "alsacienne"?
Elle n'est rien d'autre que
la culture que l'Alsacien d'aujourd'hui peut et doit pouvoir acquérir
par la combinaison des éléments français, allemands
et alsaciens qui, ensemble,
donnent à la culture vécue dans le milieu alsacien
sa marque spécifiquement alsacienne." (Le défi alsacien,
p.151)
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D'ailleurs , la question n'est pas du tout de savoir si l'Alsacien
de cette fin du XX° siècle veut ou ne veut pas s'alimenter
à une, deux ou trois sources culturelles, il n'en a tout simplement
pas le choix s'il tient à assumer tout son passé,
à vivre son présent en homme debout et à préparer
à l'Alsace un avenir à la mesure de toutes ses
potentialités culturelles.
C'est une tâche certes immense, mais une tâche
susceptible de rassembler toutes les forces vives de ce terroir autour
d'un grand dessein alsacien tout en étant exemplaire pour
la France tout entière. Car quelle autre région
française peut apporter une telle contribution au devenir
européen de la France? |
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(d'après le texte de base ayant
servi à la conférence (L'identité culturelle de
l'Alsace) faite le 4 décembre 1992 à Mulhouse, Hôtel
Mercure, Confrérie de la Décapole alsacienne) |
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