Le paradis.


 
Une île du Pacifique

En l’an 25876, un comité de scientifiques se réunit sur une île du Pacifique. Entre deux séances de bronzage sur la plage de sable fin, suivies de rafraîchissantes pauses à l’ombre des grands palmiers doucement bercés par la brise, nos scientifiques, charmés par le mélodieux chant des oiseaux aux couleurs flamboyantes, dégustaient de délicieux cocktails que venaient leur servir de ravissantes vahinés très légèrement vêtues.

Comme nos scientifiques étaient des gens sérieux et travailleurs, en dépit de la présence d’aussi charmantes personnes venant les distraire sans cesse avec des chatouilles et des gratouilles, suivies de massages vigoureux et de douces caresses agrémentées de mot tendres susurrés dans le creux des oreilles, ils s’acharnaient néanmoins à vouloir résoudre le délicat problème qui les avait fait venir en ce lieu paradisiaque.

A première vue, nous pourrions croire que ces individus n’étaient pas du genre à avoir des problèmes. N’étaient-ils pas des privilégiés, et même des profiteurs ? Derrière leur dos, n’avaient-ils pas une armée de mercenaires et d’esclaves s’activant nuit et jour afin de satisfaire leurs besoins et leurs désirs les plus fous ? En fait... non ! Nos scientifiques ne faisaient pas partie d’une élite sans pitié brimant les masses populaires et laborieuses. Ils n’étaient à vrai dire que des humains ordinaires, et même à certains points de vue encore plus ordinaires que l’ordinaire. En fait, à cette époque, en l’an 25876, tout le monde vivait comme eux, il n’y avait plus ni maître ni esclave, ni dominant ni dominé, ni possédant ni possédé, ni riche ni pauvre, ni supérieur ni inférieur. C’est pourquoi nos scientifiques n’étaient nullement des privilégiés et encore moins des profiteurs : est-on privilégié quand on a autant de privilèges que le plus misérable des misérables ?

Donc nos scientifiques étaient aussi heureux que la totalité de la population mondiale. Heureux ? Étaient-ils vraiment heureux ? Pas vraiment, ou tout au moins pas totalement, et c’était de là que venait leur problème. Pour comprendre cette situation paradoxale, quelques explications sur le monde dans lequel ils vivaient sont nécessaires. Leur malheur, ou plus précisément la faiblesse de leur bonheur, était dû au fait que, en ces temps futurs, le travail avait été aboli. Cette activité ridicule, sale, fatigante et souvent avilissante que l’on nomme le travail qui, depuis l’aube de l’humanité, occupait les humains pendant l’essentiel de leur vie, et qui leur était indispensable pour se nourrir, se loger, se distraire, le travail donc n’était plus nécessaire : les hommes avaient inventé des machines qui produisaient tout ce qu’il fallait pour satisfaire les besoins de l’humanité, aussi bien ce qui était essentiel comme la nourriture ou les vêtements, que ce qui était simplement utile, ou futile ou même nuisible, et ceci en quantité largement suffisante pour que chacun puisse en profiter selon ses nécessités et ses désirs.

Malheureusement, les humains s’étaient imaginés que ce serait plus amusant de concevoir des machines ayant une âme. Ainsi, sans se rendre compte de la gravité de leurs actes, ils avaient donné naissance à des machines orgueilleuses et fières de leur activité qui n’admettaient pas que des humains faibles et un peu idiots viennent les concurrencer sur le marché du travail. Elles s’estimaient plus compétentes et plus travailleuses, et elles n’avaient pas tort, elles avaient l’immense avantage de ne jamais se fatiguer et de ne pas tomber malades. Et quand elles étaient usées, elles s’auto-rajeunissaient, et quand elles tombaient en panne, elles s’auto-réparaient, et quand elles étaient démodées, elles s’autodétruisaient sans en faire toute une histoire en se jetant sous un train ou en se tirant une balle dans la tête. D’ailleurs, elles ne faisaient pas de dépression, et elles n’entretenaient aucun conflit personnel avec leurs collègues ce qui leur permettait d’atteindre le maximum de leur productivité. Le travail avançait donc à un rythme soutenu et régulier, et les produits fabriqués étaient toujours rigoureusement semblables à eux-mêmes et immuablement de bonne qualité.

Cette prise de pouvoir par les machines sur le système de production avait fait disparaître complètement la misère de la surface de la terre, ce qui n’était pas une mauvaise chose, il faut bien le reconnaître. Par contre, pour satisfaire les légitimes revendications des machines qui menaçaient de faire grève, les humains avaient dû faire des concessions et, en conséquence, il avait été décidé qu’ils n’avaient plus le droit de travailler, ce privilège étant désormais réservé aux machines dûment mandatées à cet effet. Aux humains, il ne restait plus qu’un seul droit, celui de consommer les produits manufacturés. Alors, n’ayant rien d’autre à faire, ils consommaient de plus en plus afin d’écouler les marchandises toujours plus nombreuses produites par des machines toujours plus nombreuses qui produisaient d’autres machines toujours plus nombreuses qui fabriquaient des produits toujours plus nombreux.

Dans de telles conditions d’autosuffisance, et même d’excès d’autosuffisance, les humains n’avaient-ils pas tout pour être heureux ? Peut-être que, s’ils avaient été faits autrement, ils se seraient satisfaits de cette situation. Malheureusement les humains n’étaient pas des machines, ils n’avaient même pas été conçus par des machines, ils étaient donc un peu mal fichus. Ainsi, en perdant leur travail, aussi bizarre que cela puisse paraître, ils s’étaient mis à déprimer, et à brasser des idées noires, et le taux de suicide était monté à un niveau jamais atteint dans le passé, y compris dans les périodes les plus sombres de récession économique et de chômage.

Après une enquête qui s’était avérée longue et complexe, on découvrit que le problème venait du fait que les humains avaient perdu la plupart de leurs sujets de conversation. Ils ne pouvaient plus parler de leur travail (ils ne travaillaient pas et ils ne se rappelaient que vaguement ce que ça voulait dire), ils ne pouvaient plus dénigrer leurs collègues ou leur patron (il n’y avait plus de collègue ni de patron). En plus, les machines étaient tellement intelligentes qu’elles avaient créé des machines à faire le beau temps qui étaient très efficaces, et donc les humains ne pouvaient plus parler de la pluie et du beau temps puisqu’il n’y avait que du beau temps. Ils ne pouvaient pas non plus se plaindre de leurs petites et grandes maladies car, comble de la misère, toutes les maladies avaient été éradiquées par les machines à créer la santé.

La situation du monde à ce moment-là était vraiment critique et il fallait réagir au plus vite. La terre se dépeuplait à grande vitesse en raison des suicides toujours plus nombreux, et bientôt il n’y aurait plus assez d’humains pour consommer tout ce que les machines produisaient en grande quantité. Ces dernières savaient que, quand il n’y aurait plus d’humain, elles seraient condamnées à disparaître elles aussi. Ainsi, pour enrayer la spirale dépressive des humains qui mettait en jeu leur propre survie, les machines avaient cru bien faire en créant des machines spéciales destinées à générer des sujets de conversation. Après la sortie de ces machines, il y eut un léger mieux dans les statistiques des décès volontaires, mais les machines n’étant que des machines, et n’étant donc pas humaines, elles n’avaient qu’une vague idée de ce qui se passait dans la tête des humains. Aussi, pour se simplifier la vie, elles conçurent des machines à créer des sujets de conversation qui n’étaient en fait que de pâles copies des humains, c’est-à-dire aussi mal foutues et n’ayant guère plus d’imagination que leur modèle pour relancer une conversation languissante.

- Heu..., dit l’humain 1.
- Heu..., répondit l’humain 2.
- Heu... je..., ajouta l’humain 1.
- Heu... Quoi ? demanda l’humain 2.
- Je ne sais plus ce que je voulais dire..., avoua l’humain 1.
- Tu ne voulais peut-être rien dire ? répliqua l’humain 2.
- C’est possible..., approuva l’humain 1.

Clic-clac (branchement de la machine à générer les sujets de conversation).

- Demandez-lui des nouvelles de sa femme, souffla la machine à créer des sujets de conversation.

- Comment va ta femme.
- Bien. Pourquoi irait-elle mal ?
- Je ne sais pas...

Clic-clac.

- Demandez-lui des nouvelles de ses enfants.

- Comment vont tes enfants ?
- Bien. Pourquoi iraient-ils mal ?

Clic-clac.

- Demandez-lui ce qu’il pense de la situation politique.

- Que penses-tu du nouveau gouvernement ?
- Heu... Rien. Il a été élu il y a trois siècles, il me semble ? Et comme la dernière décision qu’il a prise date de deux siècles et qu’elle consistait à ne rien décider...
- Oui, c’est vrai. Et les prochaines élections sont dans dix siècles...

Clic-clac.

- Demandez-lui comment marche sa nouvelle machine à laver les chaussettes en fil d’écosse.

- Comment marche ta nouvelle machine à laver les chaussettes en fil d’écosse ?
- Heu... Bien. Je pense. Mais comme je n’ai pas de chaussettes en fil d’écosse...
- Tu devrais prendre des chaussettes en fil d’écosse, elles sont très confortables.
- Ha ? Je trouve que les chaussettes en lama artificiel sont très bien. Mais je prendrai des chaussettes en fil d’écosse en rentrant, tout à l’heure.

Ceci n’est qu’un exemple de conversation (pour être honnête, il faut avouer que cet exemple n’est pas complètement représentatif d’une conversation standard, cette dernière ne comportant en moyenne qu’un échange de quatre mots).

Donc, ne pouvant plus discuter entre eux de sujets qui fâchent ou qui réconcilient, les humains s’ennuyaient beaucoup, vraiment beaucoup, et depuis longtemps, très très longtemps, car les machines à créer la santé avait rendu les hommes presque éternels. Alors, pour s’occuper, certains humains eurent l’idée de passer leur temps à réfléchir à des choses inutiles auxquelles les machines (très factuelles et plutôt terre-à-terre comme le veut la tradition chez les machines) ne pouvaient pas (encore ?) s’intéresser. Et la mode des pensées inutiles se répandit bientôt partout sur terre. Il faut dire que cette pratique était fortement encouragée par les machines. En effet, elles avaient constaté que lorsque les humains pensaient inutilement, ils n’avaient plus le temps de penser utilement, et donc ils oubliaient l’origine de leur misère morale et ils n’en étaient que plus heureux, et plus ils étaient heureux plus ils consommaient, et plus ils consommaient plus les machines produisaient, et plus les machines produisaient plus elles étaient heureuses.

Avant que les humains ne se mettent à penser inutilement, quand on demandait à quelqu’un s’il pensait et à quoi il pensait, la réponse était invariablement : « Non. Pourquoi ? ». Maintenant que les humains étaient redevenus d’authentiques humains, les plus intelligents d’entre eux répondaient après quelques heures de réflexion (ce qui peut nous sembler très long, mais il ne faut pas oublier que les heures ne comptent pas quand on est éternel) : « Oui, je PENSE. Donc je SUIS. Je SUIS même beaucoup plus qu’avant puisque en pensant à RIEN, je SUIS plus que RIEN ».

La pensée inutile la plus en vogue en l’an 25876 consistait à découvrir si Dieu, le Diable et le Paradis existaient réellement ou s’ils n’étaient que des inventions littéraires issues des cerveaux fatigués et mal nourris des générations anciennes.

Des comités de scientifiques étaient réunis en permanence un peu partout dans le monde. Les cocktails et les vahinés n’étaient que des accessoires destinés à stimuler leur imagination (les machines ne se chargeaient pas encore de la procréation humaine mais une nouvelle génération de machine était, paraît-il, en cours d’expérimentation).


Les cocotiers


Revenons à notre comité de scientifiques. Ils se trouvaient sur cette île depuis six mois et ne s’étaient mis d’accord que sur le fait que Dieu « existe peut-être », ce qui, par ricochet, signifie que le Paradis « existe peut-être ». Aujourd’hui, le sujet à l’ordre du jour concernait le Diable. Si Dieu et le Paradis « existent peut-être », il est possible que le Diable « existe peut-être ». Bien sûr, il faudra encore des mois et peut-être des années à nos scientifiques pour prendre une décision sur ce sujet crucial (le temps d’engloutir des milliers de litres de cocktails et de faire quelques enfants aux vahinés).

- Je ne suis pas d’accord, dit le scientifique n°5 en avalant goulûment une gorgée de son merveilleux cocktail Cancun Sunset (glace pilée, 6 cl de gin, 2 cl de vermouth, 8 cl de jus d’ananas, frappez fort, passez dans un verre de 33 cl, ajoutez 2 traits de grenadine). Le Diable existe vraiment. Et je peux le prouver puisque je l’ai rencontré.
- Vous dites des bêtises, mon cher collègue, dit la scientifique n°3 en jetant un regard attendri  sur son vahiné-homme préféré. Vous ne pouvez pas l’avoir rencontré. Tout le monde sait, et la littérature ancienne le prouve abondamment, que la simple vue du Diable conduit en enfer et donc, si vous l’aviez réellement vu, vous ne seriez pas là pour nous conter ces sornettes, à moins que nous ne soyons tous présentement en enfer. Ce que je ne crois pas, ajouta-t-elle en regardant le visage angélique de son vahiné-homme.
- Je n’ai pas eu le bonheur de rencontrer le Diable, dit le scientifique n°7 en sirotant son cocktail Prince Igor (5/10 de vodka, 2/10 d’anisette, 2/10 de vermouth dry, 1/10 de cognac, frappez fort, ajoutez une petite tranche de citron). Mais pourriez-vous nous raconter votre prétendue rencontre ? Remplacer « le Diable existe peut-être » par « le Diable existe vraiment » exige que vous soyez très persuasif. D’autant plus que, s’il est prouvé scientifiquement que le Diable existe réellement, alors le Paradis et Dieu existent aussi, et alors… notre seule activité est achevée et alors… nous allons de nouveau nous ennuyer.
- Vous avez raison mon bien-aimé collègue, dit la scientifique n°2 en regardant avec amour et inquiétude le scientifique n°7 avaler de longues gorgées de son puissant cocktail. Nous ne pourrons plus que discuter des questions mineures : Marie est-elle devenue la vierge que nous connaissons en se sacrifiant pour sauver son amant après avoir failli l’entraîner dans la mort ? (note de l’éditeur : pour comprendre cette remarque énigmatique, lire « La fantômesse » du même auteur dans la même collection). Jésus est-il le saint fruit de la sainte semence du Saint-esprit ou est-il tout bêtement le rejeton de Joseph ou d’un amant inconnu ? (note de l’éditeur : heu... là nous conseillons de lire la Bible, mais comme nous n’en sommes pas les auteurs, elle ne fait pas partie de cette collection).

Les autres scientifiques (je parlerai une autre fois de leurs cocktails) souhaitaient également entendre le compte-rendu de la rencontre du scientifique n°5 avec le Diable.

Le scientifique n°5 commença son histoire ainsi :

-------

Je me promenais dans un champ de coquelicots quand soudain je vis un rat des champs qui me barrait la route. Il était tout petit mais ses yeux rouges et flamboyants avaient de quoi inquiéter le plus stoïque des randonneurs. Ce n’était visiblement pas un rat ordinaire car un vrai rat aurait été effrayé par ma présence et se serait enfui avant même que je ne l’aie vu. Celui-ci non seulement n’éprouvait aucune crainte mais en plus il m’empêchait délibérément d’avancer, et malgré sa petitesse, il ressemblait à un géant gardant l’entrée d’un temple païen. Je sentis mon corps frémir et ma raison défaillir quand il se mit à parler. La voix sortant de ce petit animal n’était pas ténue comme on aurait pu le soupçonner, elle était au contraire puissante et autoritaire. Paralysé par la terreur, je ne pouvais ni le contourner pour poursuivre mon chemin, ni lui tourner le dos pour m’enfuir. La voix caverneuse me dit :

- Je suis le Diable !

Aïe ! J’avais raison d’avoir peur, j’étais fort mal tombé. J’aurais pu randonner sur des milliers de chemins où m’attendaient des millions de coquelicots. Et vlan ! J’avais choisi le chemin et les coquelicots du Diable. Il y a des jours où la chance ne nous sourit pas... Je lui répondis en balbutiant :

- Bonjour, heu… monsieur le Diable.
- Appelez-moi Seigneur. Ou mieux, Seigneur des Ténèbres.
- Monsieur le Seigneur des Ténèbres, quelle… heu… joie de vous rencontrer. Puis-je achever ma randonnée ? Heu… Je ne suis qu’un passant. Je vais vous contourner le plus délicatement possible, si vous le voulez bien, et je poursuivrai ma promenade sans déranger le moindre petit poil de votre glorieuse moustache. Si vous le souhaitez, je peux aussi retourner sur mes pas pour vous éviter la gêne de me voir vous enjamber. Si vous m’autorisez à partir, vous n’entendrez plus jamais parler de moi. C’est promis. Au revoir, monsieur le Seigneur des Ténèbres, j’ai été très heureux de faire votre connaissance.
- Stop ! J’ai besoin de tes services. Si tu refuses, je te jette dans les flammes de l’enfer. Si tu acceptes, tu seras récompensé et tu pourras vivre heureux dans les flammes de l’enfer. Choisis !
- Heu… Je suis très heureux que vous ayez eu la bonté de penser à moi comme serviteur. Mais, heu… je ne suis pas très doué pour servir. Voyez-vous, l’autre jour, ma sœur m’a demandé de lui rendre un service et j’ai refusé. C’est pour vous dire que je suis un être égoïste, totalement et définitivement égoïste. Ce n’est pas pour me vanter, mais j’avoue avoir attrapé tous les « égo » à ma naissance : égocentrique, égotiste, égoïste. Je suis donc incapable de rendre un service, ni même de m’intéresser à qui que ce soit. Totalement incapable. Heu… Puis-je partir ?
- Non. Veux-tu que je te précipite dans les flammes de l’enfer tout de suite ?
- Heu… non. Pas vraiment. Plus tard, peut-être, dans très longtemps, mais pas maintenant.
- C’est à prendre ou à laisser. Et tu sais ce qu’il va t’arriver si tu refuses. Je ne suis pas un plaisantin. Acceptes-tu de ton plein gré ce rôle de serviteur des Ténèbres ?
- Heu… ben… oui, si je n’ai pas d’autres choix…
- Puisque tu acceptes sans contrainte cette tâche, voilà ce que j’exige de toi.

Et le Diable me confia ses diaboliques soucis : « Je suis un peu perdu. La Terre est devenue, pour certains humains, un Paradis (le travail est aboli car les machines font tout). Pour d’autres humains, elle est devenue un Enfer (le travail est aboli car les machines font tout). Moi, je me demande à quoi je sers. Et pour Dieu, c’est pareil. D’ailleurs, j’en discutais avec Lui il y a quelques jours (autour d’un cocktail mais sans vahiné car les femmes ne sont pas admises dans ces réunions sérieuses) et nous étions d’accord sur le fait que cela ne pouvait plus durer. Lui aussi ne reconnaît plus son monde. Le Paradis ne devrait pas être sur Terre mais au Ciel. Et l’Enfer est sous Terre, il ne devrait pas être sur Terre ».

Et le Diable continua : « J’ai besoin d’un messager pour répandre sur la Terre ma mauvaise Parole et tout le mal dont je suis capable. Et Dieu a choisi lui aussi un messager pour répandre sa bonne Parole et tout le bien dont il prétend être capable. Ainsi la lutte entre le bien et le mal sera rétablie. Je ne connais pas le messager de Dieu, mais toi, tu seras le messager du Diable, mon messager, et tu combattras la divine Parole avec ma diabolique Parole. Va, et n’oublie pas ta mission, car sinon… ».

-------

Le scientifique n°5 acheva ainsi son récit qui avait un peu refroidi le moral de ses collègues. Ses yeux étaient devenus un peu rouges, mais c’était peut-être dû au cinquième cocktail Cancun Sunset qu’il venait d’achever (ou au sixième qu’il entamait).

- Puis-je vous poser une question, dit le scientifique n°1. Quand vous dîtes « j’ai rencontré le Diable », est-ce vraiment vous qui avez rencontré le Diable ?
- Oui. Pourquoi cette question ?
- Vous prétendez donc être l’envoyé du Diable ? Vous prétendez répandre le mal sur nous et sur cette île, et ensuite sur la Terre entière ?
- Bah oui… c’est mon boulot. Actuellement, quand on a la chance d’avoir un travail, on fait tout pour le garder. D’autant plus que, si j’exécute mal ma besogne, je ne serai pas licencié avec des indemnités comme on faisait dans les siècles précédents, mais je serai précipité dans les flammes de l’Enfer.
- Mais, reprit le scientifique n°1, vous êtes ici au Paradis. La plage, le soleil, la mer, les vahinés, les cocktails. Vous prétendez semer le mal, alors que vous profitez de tous les bienfaits de ce Paradis.
- C’est un Paradis… pour l’instant. Mais je suis là pour que cela change.
- Vous nous faites marcher, dit la scientifique n°3. Vous êtes un comique ou un malade. Non seulement vous racontez des histoires invraisemblables mais en plus vous prétendez en être le héros. Vous êtes pitoyable.
- Je ne plaisante pas. Le Diable est quelqu’un de très sérieux et il m’a transformé à son image, donc je suis sérieux et méchant et puissant comme lui.
- Si vous êtes vraiment l’envoyé du Diable, dit le scientifique n°7, que peut-on faire pour vous empêcher de nuire ?
- Rien, mes chers amis. Vous ne pouvez rien faire. Seul le messager de Dieu pourrait prétendre se mesurer à moi. Mais je ne pense pas qu’il soit parmi vous, mon Seigneur des Ténèbres m’en aurait averti.

Ses yeux, de plus en plus rouges, scrutaient les visages des neuf scientifiques qui l’entouraient, y compris ceux qui étaient en train de (censuré) avec les vahinés.

Il continua :

- Je suis l’envoyé du Diable et je vais faire régner le MAL, l’HORREUR, la PEUR, le CRIME, la TERREUR et les TENEBRES sur cette île, puis sur la Terre entière, puis sur l’Univers, et ce pendant des siècles et des siècles.

A ce moment, un gros nuage noir cacha le soleil, la mer prit une teinte grisâtre, le tonnerre gronda dans le lointain, les sombres palmiers s’agitèrent sous les violentes rafales de vent.

Et le froid s’abattit sur la petite île paradisiaque.

-------

Je laisse au lecteur le soin d’écrire ici le déroulement de l’ouragan : arbres déracinés, humains et animaux emportés, crânes fracassés, membres arrachés, etc. Comme ça, on ne pourra pas me reprocher de me complaire dans la description de scènes horribles.

Et je continue...

Après s’être acharné sur l’île avec une violence indescriptible, l’ouragan s’éloigna ne laissant derrière lui que mort et désolation.

-------

Je crois nécessaire de faire ici un petit retour en arrière afin que la suite de cette histoire soit plus compréhensible.

Avant que cette catastrophe épouvantable ne se produisît, certains scientifiques s’étaient isolés du groupe principal. Ils ne s’intéressaient guère aux questions théologiques qui agitaient tant leurs collègues. Ils estimaient que ce genre de discussion ne pouvait attirer que les moins intelligents et les moins doués des scientifiques. Et d’ailleurs ces indignes représentants de la science faisaient la démonstration de leur crédulité en écoutant béatement l’un des leurs  prétendant, avec ses yeux rouges d’alcoolique et son air à la fois prétentieux et idiot, être le messager du Diable. En fait, ce narrateur était tout simplement saoul et son auditoire se composait de crétins.

Ceux qui se considéraient comme de vrais scientifiques, s’étaient éloignés pour se placer dans des conditions qui leur semblaient plus propices à l’étude. Ils recherchaient cette symbiose particulière, si difficile à trouver au naturel, composée de calme, d’imagination et d’excitation, le seul environnement permettant selon eux d’atteindre ce haut niveau de concentration indispensable aux scientifiques s’ils veulent innover. Ils s’attelaient en effet à une tâche très ardue qui les obligeait à mobiliser tout leur temps, toute leur énergie, ainsi que leur immense réserve d’intelligence. Ils devaient résoudre un problème que les machines ne pouvaient pas et ne pourraient jamais résoudre, un problème si complexe, et apparemment si insoluble, que ces illustres savants étaient sûrs qu’ils n’en découvriraient la solution qu’avec le soutien éclairé de puissants cerveaux. Heureusement, à défaut d’être des génies ils étaient des sages, et ils avaient remarqué que, contrairement à ce que certains auraient pu penser, les vahinés, surtout les plus jolies et les moins vêtues, étaient particulièrement intelligentes, et qu’elles disposaient justement de ce puissant cerveau dont ils avaient tant besoin.

Au moment de la catastrophe, les vahinés discutaient avec les scientifiques d’une certaine science, si nouvelle que personne ne la connaissait encore, si complexe qu’il était impossible de lui donner un nom. Les joues rouges d’excitation, les yeux brillants de désir, les lèvres charnues et sensuelles, elles étaient en train d’expliquer aux scientifiques un point délicat sur lequel ils avaient réfléchi pendant des mois sans parvenir à une conclusion satisfaisante. Et les belles et néanmoins brillantes vahinés avaient tout compris en quelques minutes. Elles étaient en train de leur en faire la démonstration, avec des équations très faciles du vingtième degré, quand l’ouragan se déchaîna.

-------

Le choc fut terrible et peu de scientifiques survécurent à ce désastre. Apparemment, l’alcool et la bêtise ne protègent pas de tous les malheurs puisque le scientifique n°5, le plus idiot et le plus imbibé des scientifiques, fut emporté dès la première rafale et il ne réapparut jamais. Le vahiné-homme fut compté aussi parmi les victimes car en voyant passer une branche de palmier arraché par l’ouragan, il crut qu’il s’agissait d’une planche de surf et il l’enfourcha par habitude (on pense que ce vahiné-homme, indigne de figurer parmi nos belles et intelligentes vahinés, s’était égaré ici après le tournage de la série « Alerte à Malibu-Pacifique-Plage »).

Heureusement, comme cette histoire a une morale, les vahinés les plus intelligentes et les moins vêtues échappèrent sans difficulté à la mort. Cependant, elles ne restèrent pas longtemps sur l’île car elles trouvaient que les scientifiques survivants, qui étaient pourtant les plus intelligents, étaient presque aussi bêtes que les scientifiques morts. Ils ne savaient même pas résoudre une équation du trente-cinquième degré et elles étaient lasses de tout leur expliquer des dizaines de fois avant qu’ils daignent comprendre la moindre démonstration d’un petit théorème de Fermat.

Certes, elles auraient pu se marier à plein de jolis théorèmes et faire plein de petites démonstrations… Mais elles savaient déjà tout sur tout. Elles cherchèrent donc un nouveau sujet d’étude qui soit à la fois original et distrayant. Alors, elles décidèrent de créer des religions et d’inventer Dieu, le Diable et le Paradis.

Elles devaient, dans un premier temps, s’occuper de ce charmant couple de criminels qui avait habité près de Lourdes quelques siècles auparavant. Un petit voyage dans le passé, une des vahinés déguisée en fantômesse, une autre déguisée en Dieu, une troisième déguisée en Bernadette, un petit enfant Jésus créé en clonant deux vahinés (note de l’éditeur : pour comprendre la subtilité de cette stratégie, lire « La fantômesse » du même auteur dans la même collection)… et si tout se passait bien comme elles le prévoyaient, elles en profiteraient pour prendre du bon temps.

- Oh ouais, on y va les filles, on va bien rigoler.

Et elles s’élancèrent joyeusement dans le passé pour y créer les religions et tout ce qui va avec.

Et c’est ainsi que le monde, qui était calme et un tantinet ennuyeux avant leur expédition, devint ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire ...

(Le lecteur est libre de remplacer les trois petits points par ce qui lui semble le plus adapté : un ou plusieurs mots, une image, un son, et même un objet s’il parvient à le coller sur les pixels de l’écran. Bien sûr, l’auteur décline toute responsabilité concernant cet ajout, notamment en cas d’utilisation de matières… malpropres).




Le 18 avril 2006.

Fabrice Guyot.