Le poivrot.


 
Je ne sais pas comment j’ai fait pour rentrer chez moi, par hasard peut-être, ou l’instinct, ou une sorte de conditionnement. On dit qu’il y a un dieu pour les ivrognes et ça doit être vrai. Je suis devant ma porte (je suppose que c’est la mienne…) et je cherche le trou de la serrure. En fait, je le vois bien le trou, il a une forme curieuse, il tangue étrangement, mais il est là. Le problème c’est que, soit la clé a grossi (c’est possible ?), soit le trou de serrure a rapetissé depuis hier. Malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à faire entrer l’une dans l’autre. Quand la serrure accepte de s’immobiliser trois secondes, quand elle reprend sa forme normale, je fais une nouvelle tentative, j’approche la clé, doucement, j’essaie de bien viser, j’avance, je pousse, je tourne, rien ne se passe, la clé est à côté du trou, et voilà que la serrure se remet à s’agiter, et je m’acharne à la suivre des yeux (heu… ce sont peut-être mes yeux qui oscillent et pas la serrure…) pour la forcer à s’arrêter. Au bout d’un temps, assez long je pense (je m’excuse de l’imprécision mais je ne suis pas tout à fait en mesure de bien calculer les durées), je parviens enfin à faire entrer cette maudite clé dans ce maudit trou de cette maudite serrure de cette maudite porte de ce maudit appartement (bon, d’accord, je m’arrête là, sinon je pourrais remonter jusqu’à l’univers), et j’entre en traînant les pieds, un peu (beaucoup ?) titubant. Mon dieu, quelle cuite je tiens ! J’aurais peut-être dû m’arrêter au dixième verre, ou éviter le onzième verre et sauter directement au douzième, je pense que c’est le onzième verre qui m’a achevé. Le douzième, le treizième et… les autres, j’étais capable de les supporter mais c’est le onzième qui m’a assommé, j’en suis sûr.

Bref, j’entre dans le salon, je retire mes vêtements, ils tombent je ne sais où, là où ils aiment tomber, sur le sol certainement. Je suis prêt à m’affaler sur n’importe quel meuble horizontal un peu confortable, canapé, lit, fauteuil, et à m’endormir, avec si possible une cuvette pas trop loin, quand… quand… je vois…

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Bon, je suis obligé de lui couper la parole à ce poivrot, je ne peux quand même pas le laisser vous dire tout de suite ce qu’il vient de voir. Il faut d’abord que je vous raconte le début, sinon vous n’allez rien y comprendre. Alors, on va le laisser dormir et cuver, et je vais prendre le relais. Quoique… non, il ne dort pas encore, il est toujours debout, chancelant, hoquetant (quelle horreur ! va-t-il vomir sous nos yeux ?), mais bien réveillé et il regarde… le sol. Que voit-il sur le sol ? Je ne sais pas. Le grand corps du poivrot est devant moi et il me bouche la vue. Alors, en attendant qu’il se déplace et que je puisse vous décrire la scène au complet, je vais en profiter pour vous raconter toute l’histoire. Enfin, non… pas toute l’histoire, vous en connaissez déjà une grande partie (sinon lisez : Ouvrez l’œil). Donc je vais vous raconter à partir de… de… ce matin.

Donc… ce matin notre poivrot (qui n’était pas encore un poivrot puisqu’il n’avait pas encore bu) est arrivé au travail, encore un peu déprimé par les évènements de la veille et très fatigué après sa nuit d’insomnie. Tous ses collègues semblaient l’attendre à la porte de leurs bureaux. Sur le moment, il a eu un peu peur que le cauchemar de la journée précédente ne se reproduise. Mais aujourd’hui, tout semblait différent, ses collègues lui souriaient gentiment, il n’y avait aucune trace d’animosité dans leurs regards. Leur attitude était encore un peu bizarre mais finalement elle n’était pas plus surprenante que celle la veille. Dès que ses collègues l’ont vu emprunter le couloir, ils se sont tous jetés sur lui. Mais… que veulent-ils encore ? L’assassiner ? Le torturer physiquement après l’avoir torturé moralement ? Le défenestrer ? Le dépecer ? L’écarteler ? Le flageller ? Le lapider ? Le castrer ? Le brûler sur un bûcher ? Le dévorer ?

Hé bien… non… Contrairement aux apparences, ce n’était pas une agression. D’ailleurs les assaillants n’avaient pas l’air féroce, ils avaient retrouvé leurs visages francs et sympathiques de tous les jours. Alors, que se passait-il ? Pourquoi cet aimable assaut ? C’était, comment dirai-je, heu…, enfin bref… vous allez comprendre tout seul, je n’ai pas besoin de tout vous expliquer.

Les femmes se sont accrochées à son cou pour le baiser… heu… pardon… l’embrasser tendrement (voluptueusement ? langoureusement ?). Les hommes lui ont serré chaleureusement la main en l’embrassant (dans le sens « enlacer », pas « baiser » ; quoique, quelques-uns, dont je tairai le nom, auraient peut-être préféré le baiser). Après cette scène charmante, magique, féerique, idyllique, mais incompréhensible, des explications ont été données au compte-gouttes (je parle des explications, parce que l’alcool a plutôt été servi à la louche). Et voilà ce que ses collègues ont dit à notre supposé martyr (je traduis et j’interprète leurs propos parce qu’en réalité, avec leurs langues pâteuses et leurs idées brumeuses, ce n’était ni nettement clair ni clairement net) : ils s’étaient ligués, la veille, pour lui faire une bonne plaisanterie, une blague d’un peu mauvais goût mais qui était nécessaire pour préparer l’accueil pharaonique d’aujourd’hui (pharaonique… heu… j’exagère un peu ?), pour préparer une journée de fête titanesque (titanesque… j’exagère encore ?), c’était son anniversaire aujourd’hui, et personne ne l’avait oublié et ils avaient apporté de l’alcool à foison, et ça allait être ce genre de fête qu’on n’oublie pas. Ils voulaient fêter son anniversaire en fanfare et ils ont fêté son anniversaire en fanfare.

Et maintenant, vous comprenez pourquoi notre poivrot est un poivrot ? Retournons dans l’appartement, dans le salon. Il y a des murs, des meubles et un homme au milieu, immobile (heu… un peu chancelant quand même). Souvenez-vous, il y a un instant, il regardait quelque chose que nous ne pouvions pas voir car il s’était mis devant. S’est-il déplacé, ce gêneur ? Oui, et je peux désormais voir ce qu’il regardait, et ce qu’il regarde encore, avec tant d’attention (quoique… pas tant d’attention que ça : ses paupières tremblotent et se ferment souvent, son corps se penche, parfois en avant, parfois en arrière, parfois sur les côtés, il ne va pas tarder à s’étaler par terre). Bon, même s’il ne voit plus grand-chose, moi je peux tout voir et je vais vous raconter.

Donc… dans la pièce (le salon), dans un coin (poussiéreux, je dirais que le ménage n’a pas été fait depuis… trois semaines ?), donc, dans un coin, poussiéreux, du salon, de l’appartement, du poivrot, face au poivrot, face à moi, face à vous lecteurs, face à vous lectrices, face à Dieu (celui-là, je le cite par précaution, ça peut toujours servir), face à… bon, je n’ai plus d’idée (si j’avais le courage, je citerais toutes les espèces d’acariens peuplant la poussière dans le coin de la pièce de l’appartement). Donc, face à l’univers, qui est pendu à mes lèvres, il y a un coin de pièce, et dans ce coin de pièce, il y a… il y a…

UN RAT

Il est allongé sur le sol et il regarde le plafond blanc, il est immobile, il refuse de bouger, il ne bougera plus, plus jamais, quoiqu’il arrive. Il a trop peur des autres, de ses ennemis cruels et intraitables… les hommes.

Mais oui, vous avez bien compris, chères amies lectrices et chers amis lecteurs, nous avons devant nous :

UN RAT DEPRIME
 


Le 14 juin 2005.

Fabrice Guyot.