Bull et le 20ème arrondissement. Ce chapitre est issu d'une conférence prononcée en février 2003 à la mairie du XXème arrondissement sous l'égide de l' AHAV (Association d' histoire et d'Archéologie du XXème arrondissement) et fait l'objet du bulletin N° 32 de cette association. Les origines |
F.R. Bull |
Le vingtième a été pendant plus de soixante ans le théâtre
dune des aventures industrielles les plus exaltantes et des plus mouvementées du
XXème siècle. De 1931 à 1993 en effet y a vécu, sous des formes et des noms variés,
Bull, « la Bull »comme disent les anciens qui vivent encore nombreux dans le
quartier qui abria de longues années leur carrière professionnelle. Limplantation
de Bull dans le vingtième a été le résultat dun concours de circonstances qui
mérite dêtre conté. Le nom de Bull est
celui dun jeune ingénieur norvégien, Fredrick Rosing Bull qui travaillait dans une
société dassurance incendie, la Storebrandt, installée à Khristiania, appelée
aujourdh'ui Oslo. |
K.A.Knutsen |
A lépoque les traitements
statistiques étaient basés sur la mécanographie, ensemble de machines
électromécaniques qui traitaient linformation mémorisée sur des cartes
perforées. Cette technique était née aux États-Unis à la fin du siècle précédent
et sétait particulièrement illustrée lors de recensement de 1890, réalisé avec
les machines dHermann Hollerith, dont la compagnie , CTR (Computing Tabulating
Recording) sappellera par la suite IBM.. Une autre société, la Powers Accounting
Company sétait également implantée aux États-Unis, mais il ny avait aucune
compagnie en Europe, ce qui fait que CTR et Powers y exerçaient un quasi monopole. |
Donc STOREBRANDT a embauché en 1913 Fredrick Rosing BULL qui, après
ses études d'ingénieur avait passé 3 ans au comité d'assurances de Christiania et
avait fondé en 1910 un bureau de consultant technique. Ce jeune ingénieur à l'esprit
inventif, né à Christiania le jour de Noël 1882, prend rapidement conscience de cette
situation et propose à son conseil d'administration de construire lui-même un
équipement (23 juin 1919). Celui-ci débloque 20000 couronnes et en janvier 1921
Bull lui présente une machine enregistreuse trieuse additionneuse faite de ses mains. Cet équipement donne toute satisfaction à Storebrandt qui en
fait réaliser dautres par le maître outilleur ORMESTAD. |
Émile Marchand |
Pressentant l'importance de
ce marché F.R. Bull protège ses inventions dans 15 pays et conclut en 1921 un accord
financier avec la société de son camarade d'école Reidar Knutsen, A.S. OKA. , dont le
frère Kurt Andréas sera l'héritier spirituel et technique de F.R.
Bull. L'article a
également été lu par Émile MARCHAND, Directeur du service des
statistiques de la société RENTENANSTALT (société d'assurance sur la vie de
Zurich) Celui ci viendra en octobre 1923 à Copenhague visiter l'atelier de la
Hafnia et à Christiania voir F.R Bull. Il passera une importante commande fin 1924,
étant ainsi le sixième client de Bull. Cette société prendra par la suite le nom de
Swiss life et sera toujours cliente de Bull. |
Pour
assurer le développement de son affaire, Reidar Knutsen crée avec quelques amis un
consortium qui rachète les brevets de Bull pour l'Europe et les US, OKA gardant la
Scandinavie. Entre temps la RENTENANSTALT a
reçu son matériel de OKA, et fort satisfait, Emile Marchand entrevoit la possibilité
d'implanter une industrie mécanographique en Suisse. Il contacte Oscar Bannwart,
directeur de la société Suisse H.W. Egli, qui a construit la fameuse Millionnaire et
Émile GENON, homme d'affaire belge, agent général en Italie des machines à calculer
ELLIOTT FISHER et SUNDSTRAND. Genon dirige aussi à Turin un bureau d'organisation,
la SISOC qui dispose de spécialistes de POWERS (entre autres GLAUZER). Il est également
vice-président de la société ATEIC qui représente en France les mêmes machines
que lui en Italie et disposera à Paris d'un atelier de réparation, l'ATEMETA, situé
92bis Avenue Gambetta, crée en 1929 à partir du petit atelier de mécanique de Lucien
Henriquel. |
En octobre 1927 tout ce beau
monde va faire la tournée Hafnia OKA et Genon achète aussitôt les droits
commerciaux et industriels pour l'Europe hors Scandinavie. Il revend les droits
industriels à H.W.EGLI qui livre sa première machine à Sandoz en 1929. Il crée
également une société commerciale suisse, Bull A.G. Devant le succès de ses matériels H.W. Egli propose à
K.A.Knutsen le poste d'ingénieur en Chef à
Zurich. C'est ainsi qu'est crée le 9 mars 1931 une société de droit français à capitaux suisse et belges. Le capital -3600 actions de 1000 francs - est en effet réparti entre H.W. Egli (2100 actions), Henri Vindevoghel qui apporte ATEMETA (1500 actions) et Bull A.G. (300 actions). Le siège social est au 92 bis avenue Gambetta, chez ATEMETA. Cette société prend le nom d'Egli Bull. |
La
nouvelle société, bien que peu nombreuse - 50 personnes- ne manque pas
datouts : |
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Mais elle manque
de capitaux pour financer son expansion et surtout son installation
ne pouvait laisser indifférents les deux sociétés américaines qui tenaient le
marché : Dès avril Mr RAND établit des contacts avec H.W. EGLI, et en juillet de
hauts dirigeants de Remington Rand visitent
l'atelier de l' avenue Gambetta .Fin novembre ils font à H.W. Egli une proposition de
prise de participation dans H.W. Egli Bull.
Ils reprennent le bateau pour les USA afin de faire avaliser leur proposition par leur
conseil dadministration. |
Élie Doury |
Georges Vieillard |
Apprenant la proposition des
américains, ils les prirent de vitesse durant la traversée de retour de ceux-ci. Le 3
décembre, Georges Vieillard propose par téléphone à .H.W. EGLI de leur racheter la
moitié de leurs parts dans H.W.EGLI BULL et leur promet pour le soir même 50000 francs
dacompte. A 9 heures, il est chez le notaire, à 11 heures
le « syndicat des utilisants » et créé et tient à 11H30 sa première
assemblée générale, et les 50000 francs sont
envoyés. La nouvelle compagnie est bien reçue par le marché et va
croître rapidement. |
1931 | 50 | 1937 | 256 |
1932 | 129 | 1938 | 278 |
1933 | 154 | 1939 | 248 |
1934 | 168 | 1952 | 2200 |
1935 | 149 | 1964 | 15600 |
1936 | 213 |
Le chiffre daffaire et les livraisons augmentent dans les mêmes proportions. Au 1er octobre 1934, 66 tabulatrices et 48 trieuses ont été livrées, dont 22 et 15 depuis le début 1934 . A une gamme de produits mécanographiques complète et de
qualité, dont les performances sont souvent supérieures à celle du marché. Le meilleur
exemple est le fameux dispositif dimpression AN7 de Knutsen. Cette gamme de
produits sera enrichie en 1953 par le calculateur Gamma 3 qui sera la concrétisation du
virage de Bull à lélectronique et qui aura un grand succès (1200 exemplaires
vendus,c'est-à-dire beaucoup plus que le 650 quIBM sortira en hâte pour le
contrer). Le gamma 3 sera équipé 3 ans plus tard dun tambour comprenant programme
et données, faisant ainsi du Gamma ET le premier ordinateur de Bull. A des prix très compétitifs.
A lissue de cette augmentation les capitaux français représentent 35% du capital. Une nouvelle augmentation porte à 75% la part française et amène la compagnie à prendre le 31 mars 1933 le nom de :
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« Compagnie des machines Bull » |
. Entre la création et fin 1939 le capital passe de 3600 actions de 1000 francs à 100000 de 250 francs (il y a eu 2 réductions de capital, ramenant la valeur nominale à 500 puis 250 francs). En mai 1939 le bail des locaux du 92 bis
est renouvelé pour 9 ans et est assorti dune promesse de vente pour un certain
nombre de terrains alentour. |
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Le quartier à la fin des année 1950 |
Travaux en 1949 |
On a vu que Bull avait aussi acquis des bâtiments de lautre coté de lavenue où fut
installée entre antres la cantine. Écoutons à nouveau notre mémorialiste : Les tables étaient immenses, toutes en longueur, permettant
daccueillir chacune sur des bancs en
bois une bonne vingtaine de personnes. Bien
quil eût passé auparavant sept années en internat,
Jacques se sentit toujours mal à laise en pénétrant dans cette cantine. La
première raison en était que chacun devait apporter son couvert complet, assiette,
verre, couteau et fourchette, et déposer le tout dans une case, après avoir fait sa
propre vaisselle dans une salle contiguë où se trouvaient dimmenses éviers
collectifs. Il se trouve que les stagiaires techniques étaient habillés de manière
identique à celle de leurs aînés qui opéraient chez les clients, car lusage le
voulait ainsi. Jacques se trouvait donc, pour la première fois de sa vie
dailleurs, habillé en tenue de ville, avec veste et cravate. Il faut
reconnaître que ce nétait pas la tenue idéale pour faire la vaisselle dans un
environnement où les risques dêtre éclaboussé par les voisins étaient
considérables. Lautre raison provenait du fait que les ouvriers de lusine ne
changeaient pas de vêtement pour aller à la cantine, probablement parce quils
nen avaient pas le temps. En conséquence, ils sinstallaient à table avec des
bleus de travail parfois maculés de taches de graisse ou de poussières métalliques.
Jacques rejoignait le plus souvent lune des tables demployés, mais parfois,
soit quil ny ait plus de place disponible à ces tables, soit parce que, par
une sorte didéalisme, il ne voulait pas snober les tables douvriers, il
sasseyait à lune de leur tables. Bien quil y reçut toujours un accueil
chaleureux, probablement grâce à son jeune âge, il était, pour la raison que lon
vient dévoquer, mal à laise pendant tout le repas. » |
L'entrée principale |
L'avenue Gambetta en 1985 |
L'intérieur |
Rue Haxo |
Juste avant les décisions de sinstaller à Angers et à
Belfort, Bull compte environ 8000 personnes dont 5250 à Paris, le reste tant réparti
entre St Ouen, Amsterdam, Lyon, St Quentin, Vendôme, Mouy, Les Andelys, sans compter bien
sûr les locaux commerciaux en province et à létranger. Sur ces 5250
personnes installées à Paris, la très grande majorité bien sur travaille dans le
20éme, le quadrilatère cité précédemment sétant agrandi par une implantation
rue Haxo, tout près de la place St Fargeau. Bull avait également un établissement important installé au début des années 60, rue dAvron où fut
regroupée la direction commerciale France (environ 1000 personnes). Il y eut aussi des
locaux Villa des Pyrénées, au bas de la rue du même nom. |
Qualifié par le maire de lépoque de
« plus beau fleuron du 20ème », Bull est évidemment de loin le
plus gros employeur de larrondissement. |
De nombreux autres sinitièrent
à la musique où profitèrent de la très riche bibliothèque mis à la disposition du
personnel. La famille Callies, traditionaliste, catholique, rigoureuse,
totalement honnête, avait une très haute idée de son rôle social, quelle mettait
en uvre avec les moyens nécessaires. Noublions
pas que 3 frères et sur Callies (sur 9)
avaient épousé des Michelin. Je cite à nouveau
Philippe Hurtaut qui reprend un texte du Courier Bull de 1948 qui dépeint à merveille
cet état desprit : Et puis plus loin: Et pour terminer: Les péripéties de Bull. Nous entrons dans une période de turbulences qui ne va pratiquement pas cesser et conduira à l'abandon par Bull de ses implantations dans le XXème. A
la fin des années 50 Bull se porte bien, sa croissance est forte, mais il faut la
financer et la concurrence est rude, surtout depuis que lélectronique est entrée
dans la danse. Cest alors que, sous limpulsion de ses ingénieurs et de ses
grands clients, Bull lance lambitieux projet du Gamma 60, ordinateur géant pour
lépoque. La conception en est totalement originale, elle met en uvre des
concepts qui inspireront les architectes pendant de longues années et utilise pour sa
réalisation toutes les technologies alors émergentes, entre autres les transistors, les
tores, les bandes magnétiques). De plus son encombrement physique est impressionnant et
demande des installations annexes (Installation électrique, climatisation) fort
coûteuses. Linévitable
se produit, coûts - de développement et de production - et délais sont enfoncés ;
il faut terminer la mise au point chez les clients, et son développement a mobilisé
toutes les ressources de Bull au détriment de machines plus modestes qui auraient mieux
correspondu aux besoins du marché, comme la 1401 quIBM sortit à cette époque. Finalement GE prend le contrôle dans de mauvaises conditions,
ce qui amène une grande effervescence chez Bull : Manifestations dans lavenue Gambetta, assemblée
générale houleuse, et de graves conséquences telles que les premiers licenciements,
labandon de produits Bull (40, 140), des départs massifs, en particulier vers la
CII. Notons cependant à cette occasion le rôle formateur de Bull
qui a irrigué toute linformatique française. |
Travaux en 1988 |
Le rectorat de Paris |
Revenons en à lévolution des locaux et de leur
occupation. En 1987 il est
décidé que les locaux qui comprennent encore 2000 personnes seront modernisés et
adaptés à des développements logiciels. Lensemble est vendu aux AGF qui
réhabilitent lensemble du site. Seule la partie du 94 Avenue Gambetta, entièrement reconstruite sera louée à Bull
qui y implantera ses équipes de développement logiciel ( 650 personnes). Les bâtiments
sont ultramodernes, totalement sécurisés, disposent de groupes leur permettant de
fonctionner complètement en cas de coupure de courant, disposent de nombreux terminaux
permettant de travailler en direct avec les USA etc
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Malheureusement les affaires sont difficiles, le taux de
croissance diminue, la concurrence est de plus en plus dure et les constructeurs
traditionnels souffrent. Il faut faire des économies. Malakoff
est fermé, la fière tour Bull de la défense également. Les locaux précaires mais
économiques de Louveciennes sont remplis et linévitable se produit, la décision de fermer Gambetta est prise fin 1993. Malgré un
baroud dhonneur des syndicats elle sera mise à exécution en 1994. Le rectorat de
lacadémie de Paris sinstalle avenue Gambetta, Avron est fermé à a la même
époque. Bull nest plus dans le vingtième arrondissement de Paris Épilogue Laventure de Bull avenue
Gambetta est terminée depuis plus de 10 ans.
Bull privatisée en 1997 et dans lequel lEtat na plus aujourdhui aucune part dans le capital a traversé de très
grosses difficultés mais repart du bon pied, sur des bases il est vrai plus modestes. La
vente récente dun super calculateur au CEA témoigne de son renouveau. Il
nen reste pas moins que le 20 ème arrondissement de Paris a été le berceau
dune des plus étonnantes aventures industrielles du 20 ème siècle en France,
berceau aussi de toute linformatique française car plus ou moins directement tous
les informaticiens français sont concernés par Bull. |
Cest là qua été conçu et réalisé le mythique Gamma 60, dont laventure est décrite par José Bourboulon dans un ouvrage à paraître fin 2005, chez Hermes science publishing. La Fédération des Equipes Bull, qui s'est donné pour mission de conserver et de mettre en valeur le patrimoine culturel de Bull, a pour projet de matérialiser, avec le concours des organismes concernés, le souvenir de l'odyssée de Bull avenue Gambetta par une plaque commémorative apposée au seuil de son berceau. C'est bien le moins que l'on puisse faire. |