La naissance de l’informatique en Grande Bretagne : ENIGMA, les " BOMBES ", COLOSSUS…

 

Un des chapitres les plus importants des débuts de l’informatique est l’histoire du déchiffrement par les anglais des messages de l’armée allemande pendant la deuxième guerre mondiale.

Si ces messages n’avaient pas été déchiffrés, la plupart des convois de ravitaillement que les Etats Unis envoyaient en Grande Bretagne auraient été coulés, et il est fort probable que l’issue de la guerre eut été toute autre.

Le secret que le gouvernement anglais a pendant très longtemps imposé à cet épisode fait qu’il est encore assez mal connu.

Avant d’entrer dans l’extraordinaire activité que développèrent les anglais regroupés dans le fameux manoir de Bletchley Park, sous la direction de T.H. Flowers, avec la participation déterminante d’ Allan Turing, il nous faut revenir aux sources, c’est à dire à la machine de chiffrement allemande ENIGMA et au rôle des polonais dans cette affaire.

ENIGMA

Tout débute en 1919 quand un ingénieur hollandais, Hugo Alexander KOCH prend un brevet de machine à chiffrer électromécanique. Ses idées seront reprises par le Dr Arthur SCHERBIUS qui crée à Berlin en 1923 une société ( la Chieffriermaschinen Aktiengesellschaft) pour fabriquer et diffuser une machine à chiffrer civile, c’est à dire accessible à tous, l’ENIGMA.

Cette machine n’a aucun succès commercial et la société fait faillite, mais elle avait attiré l’attention des militaires allemands et la marine militaire met en service en février 1926 la " Funksschüsselmaschine C " qui est une ENIGMA commerciale modifiée par ajout d’un élément (le tableau de connexion).

ENIGMA se présente sous la forme d’une caisse en bois de 34x28x15 cm et pèse une douzaine de kilos.

 Plus de 100 000 machines furent construites, car elles étaient utilisées par toutes les armes allemandes. Jusqu'à 60 000 furent utilisées en même temps, 30 000 par l’armée de terre, 20 000 par l’armée de l’air, 6 000 par la marine, 4 000 par les autres services , y compris les SS. On mesure l’importance de cette machine, et de son décryptage.Le principe de cette machine est simple et astucieux. Il s’agit d’effectuer une substitution lettre par lettre. L’originalité est que la table de substitution change à chaque lettre.

ENIGMA comprend :

- un clavier uniquement alphabétique,

- un tableau de connexion (qui n’existait pas dans le modèle commercial, où le clavier attaquait directement le tambour d’entrée-sortie)

- un tambour d’entrée sortie fixe à 26 positions,

- 3 rotors mobiles à 26 positions,

 
 - 1 rotor " renvoi " ou " miroir " à 26 positions également,

- un tableau de sortie composé de 26 ampoules correspondant aux 26 lettres de l’alphabet.

Le tout alimenté par une pile de 4,5 volts .

Lorsqu’on presse sur une touche, on ferme un circuit qui traverse tous les éléments ci-dessus et allume l’ampoule qui correspond à la lettre chiffrée, mais en même temps on fait tourner d’un cran le rotor de droite, ce qui modifie la table de substitution. Quand on a tapé 26 lettres , ce rotor revient à sa position d’origine, et transmet une retenue au rotor suivant qui progressera d’un pas, comme dans un additionneur, et ainsi de suite.

 On aura ainsi la possibilité de 26x26x26 (=17756) tables de codage différentes au cours du même message.

Chacun des 3 rotors mobiles comprend 2 faces, l’une avec 26 contacts, l’autre avec 26 pointes poussées par des ressorts pour établir le contact avec le rotor d’à coté. A l’intérieur du rotor, chaque contact est relié à une pointe suivant un câblage spécifique à ce rotor. Il y a donc 3 types de rotor (types I, II, III), différents par leur câblage interne. On peut déplacer ces rotors dans la machine, multipliant par 6 le nombre de possibilités. Par la suite, il existera 2 types de rotor supplémentaires (types IV et V), ce qui multipliera encore par 10 les possibilités. Les machines sont toujours les mêmes, mais on y installera 3 rotors parmi 5, suivant les instructions.

Le tableau de connexion permet en plus à l’aide de cordons de permuter un certain nombre de paires de lettres (entre 6 et 10), augmentant d’autant le nombre de possibilités.

Tout ceci est résumé sur le schéma de principe.

 
 On constate sur celui-ci la réversibilité du chiffrage, c’est à dire que si A est chiffré D, D sera chiffré A . Donc la même machine chiffre et déchiffre exactement de la même façon. Il faut bien entendu que les deux machines de chiffrement et de déchiffrement soient rigoureusement identiques (même positions des rotors dans la machine, même calage initial de ceux-ci, mêmes cordons au tableau de connexions).

Les conditions de chiffrement dépendent donc :

- D’éléments fixes, à savoir les câblages du tambour d’entrée-sortie, des 3 rotors, du tambour miroir.

- D’éléments variant périodiquement : le choix et l’ordre des 3 rotors, le nombre et la position des cordons du tableau de connexion. Ces éléments sont diffusés par instructions périodiques à tous les opérateurs. La période variera au cours du temps, se raccourcissant de plus en plus pour mettre en échec les tentatives de décryptage.

- D’éléments variant à chaque message : la position initiale des 3 rotors, choisie et envoyée par l’opérateur au début de chaque message sous forme de 3 lettres ( la clé) répétées 2 fois par sécurité. Cette répétition facilitera grandement le décryptage par les polonais, qui sauront que la 1ère et la 4ème lettre de chaque message, de même que la 2ème et la 5ème, et la 3ème et la 6ème correspondent à la même lettre initiale. Cette clé était codée avec un calage des rotors connue de tous, puis la machine , au chiffrement comme au déchiffrement , était positionnée sur la clé qui venait d’être définie.

- D’éléments variant à chaque lettre par la rotation des rotors, comme indiqué ci-dessus.

L’énorme nombre de combinaisons ainsi réalisé - que je laisse au lecteur le soin de compter - rendait impossible tout décryptage par les méthodes classiques (essai de toutes les combinaisons). L’état major allemand dormait sur ses 2 oreilles. C’était compter sans le génie des mathématiciens polonais puis anglais, et aussi sans les activités des services de renseignement polonais et français.

Le rôle de la Pologne (et de la France).

La Pologne, ressuscitée en 1919 par le traité de Versailles et n’ayant qu’une confiance limitée en ses deux puissants voisins estima qu’un service de chiffre efficace lui était indispensable. Elle en constitua un qui lui donna toute satisfaction jusqu’en février 1926, date à laquelle la marine allemande mettait l’ENIGMA en service.

Les messages devenant indéchiffrables, le service du chiffre polonais en conclut qu’ils étaient chiffrés par une machine. Il se procura une ENIGMA civile et constata que les messages interceptés pouvaient avoir été codés par cette machine, sans pour autant les décrypter.

En octobre 1931, un fonctionnaire du chiffre allemand proposa aux services de renseignement français des documents. Le capitaine BERTRAND fut chargé de traiter cette affaire et reçut le 8 novembre 1931 une notice d’utilisation et une notice de chiffrement de l’ENIGMA militaire. Il les transmit au service du chiffre français (peu compétent) qui les déclara inexploitables, puis aux anglais qui les classèrent sans suite. Il eut un meilleur accueil du chiffre polonais, et de son chef le major LANGER, et une collaboration s’établit entre eux. Les polonais apprirent ainsi les différences entre les machines civiles et militaires et surtout le rôle de la clé dédoublée. Malgré ces apports leurs efforts restaient sans résultat et ils décidèrent de faire appel à des mathématiciens et en particulier au jeune et brillant Marian REJEWSKI, agé alors de 27 ans.

Celui-ci, muni d’un grand nombre de messages chiffrés sur 2 mois et des fascicules mensuels d’utilisation (toujours fourni par Bertrand) parvint de proche en proche à reconstituer le câblage interne des 3 rotors, grâce en particulier à la clé dédoublée et au fait que , périodiquement, chacun des 3 rotors prenait la première position. Il établit ensuite le câblage du tambour miroir et celui des connexions entre le tambour d’entrée et le clavier. Il put ainsi construire des ENIGMA rigoureusement identiques au modèle allemand, ce qui lui permettait, de déchiffrer les messages à condition de connaître les conditions initiales de la machine de chiffrement.

Ainsi à partir de fin 1932 les polonais étaient à même de lire tous les messages de l’armée allemande grâce au génie (et aussi à l’intuition et à la chance) de leurs mathématiciens et aux renseignements qui leur ont été fournis par les services français. Cette situation dura jusqu’en 1938, malgré les modifications apportées par les allemands à leurs machines et leurs procédures, que les polonais suivaient avec une remarquable célérité.

Ce succès fut obtenu par des méthodes très variées, manuelles et mécaniques sur lesquelles je suis bien incapable de donner des détails. Disons que fin 1938, ils disposaient de 17 répliques d’ENIGMA, et que l’une de leurs machines les plus efficaces, le " cyclomètre " utilisait les rotors de deux ENIGMA.

Le 15 septembre 1938, les allemands modifièrent la clé non pas chaque jour, mais à chaque message.

Pour parer à cette nouvelle difficulté les polonais construisirent une machine plus élaborée, comprenant les rotors de 6 ENIGMA (une par combinaison de positions des 3 rotors), intitulée la " BOMBA ".Ils mirent également au point une méthode basée sur des cartes perforées empilées sur une table éclairante permettant de trouver une les perforations communes à toutes les cartes d’un paquet. Cette méthode était très longue.

Ces nouveautés commençaient à porter leurs fruits quand le 15 décembre 1938 les allemands ajoutèrent 2 rotors, ce qui fait passer de 6 à 60 le nombre de combinaisons de positions de rotors, et multipliait ainsi par 10 les besoins en hommes et en matériel des services polonais.

Ceci était impossible à réaliser rapidement.

Devant l’urgence de la situation internationale, les polonais convoquèrent à Varsovie 24 et 25 juillet 1939 les services anglais et français. ( Une première réunion avait eu lieu en janvier 1939, mais personne n’avait rien indiqué d’important sur ses travaux).

Ils dévoilèrent alors à leurs collègues médusés toutes leurs découvertes et donnèrent à chacun une ENIGMA, ainsi que tous les résultats de leurs travaux. Ce sera maintenant au tour des anglais de jouer.

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