.La situation en Grande Bretagne.

 Les britanniques qui, on s’en souvient, s’étaient désntéressés des informations proposées par Bertrand en 1931 commencèrent à changer d’attitude en 1936 quand la situation internationale vint à s’aggraver et recontactèrent Bertrand qui leur fournit quelques infos, entre autres 4 messages en clair et chiffrés.

Ils avaient de plus acheté quelques Enigma civiles, dont ils s’étaient largement inspirés pour concevoir leur propre machine à chiffrer, la TYPEX, introduite en 1935.

Mais contrairement aux polonais, ils n’avaient pas découvert la différence entre les machines civiles et militaires (le fameux tableau de connexion) Ils possédaient un service de décryptement fort compétent, issu du " Room 40 " qui avait donné toute satisfaction pendant la première guerre mondiale.

Ce service, intitulé GC and CS (Governement Code and Cypher School) était dirigé par deux anciens du Room 40, A. DENNITSON et D. KNOCK qui surent s’entourer de jeunes et brillants universitaires , parmi les quels un illustre professeur à CAMBRIDGE, ALAN TURING, alors agé de 27 ans. TURING fut contacté téléphoniquement par CHAMBERLAIN le 3 septembre 1939 à 11 heures du matin et le lendemain il rejoignait BLETCHLEY PARK, où venait de s’installer le GC and CS . Il était logé dans une auberge voisine et venait travailler à vélo.

 Et en France…

La France ne fut pas absente de l’affaire. Elle possédait également un service de décryptement fort d’environ 70 personnes, au château de VIGNOLLES, placé sous l’autorité de Bertrand et intitulé le P.C. BRUNO. Mais surtout, parmi elles se trouvaient 15 polonais du service du chiffre qui avaient pu quitter leur pays lors de l’invasion allemande, et en particulier les 3 mathématiciens REJEWSKI, ROSYCKI et ZYGALSKI qui avaient réussi à passer en Roumanie, avec 2 répliques d’Enigma. S’étant présentés à l’ambassade britannique, qui mal inspirée et sans doute mal renseignée, les avaient éconduits, ils furent mieux reçus à l’ambassade de France.

Les britanniques proposèrent aux français la constitution d’un centre de décryptement intégré unique. Les français refusèrent, mais il s’établit néanmoins une collaboration entre les 2 services jusqu'à ce que, le10 juin, la débâcle jetât sur les routes le P.C. Bruno qui fut officiellement démantelé le 23.

Premiers résultats. La Luftwaffe

Muni des précieuses informations et de la réplique d’Enigma remise par les polonais le 25 juillet, renforcé par ses récentes embauches, et ayant constaté que Enigma pouvait facilement être simulée par leurs TYPEX, le GC and CS se mit au travail sur les bases suivantes :

Etablissement de nouvelles cartes perforées prenant en compte les modifications de 1938 (ajout de 2 rotors). Il y avait donc 60 jeux de cartes perforées, dont l’établissement demanda un travail énorme.

Recherche de nouvelles méthodes de décryptement n’utilisant pas le doublement de la clé.

Elaboration de nouvelles" bombes", sur des principes conçus par Turing et différents des polonais. L’analyse des messages a montré que certains mots passe-partout se retrouvent systématiquement dans les messages, souvent au même endroit. Le travail consiste alors , en essayant toutes les combinaisons sur les "bombes", à retrouver celles qui transforment ce mot en la suite de caractères repérée .C’est également comme cela qu’opéraient les polonais sur la double clé.

Grâce à un travail acharné la 1ère" configuration du jour " est établie le 17 janvier 1940 par l’équipe polonaise du P.C. Bruno, avec le jeu de cartes perforées préparé à Bletchley park . Mais le jour en question est le 28 octobre 1939.

Le délai de décryptement se raccourcit progressivement pour atteindre 1 jour fin avril. Mais le 1er mai, les allemands suppriment la duplication de la clé, et à nouveau on est planté. Heureusement, comme Turing n’avait pas prévu son utilisation dans la conception de sa bombe, la mise en œuvre de celle-ci, probablement à partir du 18 mars a permis à nouveau le décryptement d’Enigma à partir du 21 mai.

Ultra. La Kriegsmarine

A compter de cette date, et jusqu'à la fin de la guerre, les messages de la Luftwaffe seront décryptés le jour même. Le système " ULTRA ", nom générique donné au système de décryptement britannique fonctionnait. .Mais la bataille n’est pas gagnée pour autant car les allemands compliquent leurs procédures et leurs machines. L’idéal aurait été de disposer de 60 "bombes", une par combinaison de rotors .En fait le nombre de "bombes" a augmenté sans cesse de 1 en mars 40, 6 en juin 41, 16 en décembre 41, 49 en décembre 42, 200 à la fin de la guerre. Ces "bombes" sont fabriquées soit en Angleterre par la British Tabulating Machinery à Letchworth, soit aux Etats Unis par NCR.

 Bombe anglaise.

 -Bombe américaine

 Par ailleurs le problème du décryptement des messages de la Kriegsmarine va rapidement se poser. Quand on sait la dépendance de la Grande Bretagne de ses approvisionnements extérieurs, et en particulier des Etats-Unis qui assuraient l’essentiel de la logistique de guerre, on mesure l’importance vitale de ce décryptement. Il fallait importer 30 millions de tonnes par an, et les U-boats en coulaient 200.000 par mois en 1940.

Or la Kriegsmarine utilise les Enigma non pas avec 5 rotors, mais avec 8, ce qui fait non plus 60 (5*4*3) combinaisons de rotors à analyser mais 336 (8*7*6) , sans oublier qu’il fallait connaître le câblage des 3 rotors supplémentaires, ce qui fut obtenu par la capture de deux Uboat en février ( le U 33) et août 1940. Il aurait donc fallu idéalement 336 "bombes"…

C’est dans ces conditions que Turing prit la responsabilité début 1940 du décryptement de ces messages dans la " Hut 8 " (Les "huts" étaient les bâtiments annexes de Bletchley park où les différents services étaient installés). De plus l’amirauté britannique, extrêmement jalouse de ses prérogatives, ne facilitait pas les relations.

Turing développa lui-même des méthodes théoriques pour accélérer le travail, d’autres U-boats furent capturés, en particulier le U 110 le 8 mai 1941, avec une Enigma marine complète et tous ses documents d’accompagnement. Ceci joint à un très gros effort du personnel féminin du WRNS (Women’s Royal Naval Service) qui servait les "bombes" améliora progressivement les délais de décryptement et conduisit à un décryptement régulier à partir d’août 1941, et une moyenne, somme toutes supportable, de 100.000 tonnes coulées par mois, avec des péripéties permanentes. Par exemple quand les allemands changèrent le système de coordonnées de leurs cartes marines, les pertes remontèrent pendant plusieurs semaines.

Sur ces entrefaites, les Etats-Unis entrèrent en guerre contre le Japon, ce qui fit détourner vers le Pacifique les navires qui escortaient les convois vers la Grande Bretagne, provoquant ainsi une sensible augmentation des pertes.

Et, catastrophe, le 1er février la Kriegsmarine adopte une version modifiée d’ENIGMA. Elle ajoute un rotor supplémentaire fixe, ce qui multiplie par 26 le nombre de combinaisons à essayer, et bloque tout décryptement. Et elle a fait entre-temps un effort colossal de construction des U-boats, en mettant en service 1189 durant toute la guerre, dont 679 seront perdus. Si l’on considère que pendant sa carrière un U-boat coulait plus de 20 navires, on mesure le désastre. Les pertes passèrent à 500.000 tonnes par mois.

C’en était fait d’ULTRA.

Heureusement le câblage du nouveau rotor était connu, car il était déjà utilisé en position neutre sur certains U-boat fin 41 et une erreur d’opérateur avait permis d’en déduire le câblage. Ceci permit de décrypter le trafic de 3 journées, mais il fallut pour chacune faire travailler 6 "bombes" pendant 17 jours. Il aurait fallu, pour revenir à la situation précédente, qu’elles aillent 26 fois plus vite, ce que leur technologie électromécanique interdisait absolument.

Divers essais de passage à l’électronique furent entrepris, sous la direction des spécialistes du " Télécommunications Research Establisment "ayant déjà quelque expérience en électronique, T.H. FLOWERS et C.E. WYNN-WILLIAMS. Les résultats furent plutôt décevants.

 FISH et COLOSSUS

Durant la même période les services d’écoute commencèrent à capter des messages non plus en Morse comme ceux d'Enigma mais en code BAUDOT utilisé dans les Télétypes. Il s’agissait du système de chiffrement utilisé aux échelons supérieurs ( au dessus du niveau armée) de l’armée allemande. Le chiffrement, automatique, consistait à faire la somme logique de chaque caractère, bit à bit, avec une clé aléatoire réalisé par le défilement synchrone de deux bandes perforées. Ces machines étaient beaucoup plus lourdes et plus complexes et par conséquent moins mobiles que les Enigma. Les renseignement qu’on pouvait en tirer étaient d’un grand intérêt stratégique.

L’ensemble de ce système de chiffrement est connu sous le nom de réseau FISH. A partir des idées d’une chimiste reconverti dans les mathématiques, W.T.TUTTE, Turing développa une théorie pour décrypter Fish, connue sous le nom de" Turingismus".

En été 1942, M.H.A. NEWMANN, professeur à Cambridge -Turing avait été son élève dans les années 30- arrive à Bletchley park pour travailler sur Fish et pense que l'on peut automatiser certaines analyses. Il obtint de TRAVIS, alors patron de Bletchley park, les moyens et le personnel pour ce travail et, installé dans la nouvelle Hut F, il construisit une machine intitulée ROBINSON pour mettre en œuvre les idées de Tutte et de Turing. Cette machine tourna en avril 43. Elle était basée sur la lecture simultanée de 2 bandes perforées rapides. Elle ne résolut jamais le difficile problème de la synchronisation des 2 bandes et avait de plus une fâcheuse tendance à prendre feu. De plus il fallait en permanence générer sur une machine auxiliaire de nouvelles bandes pour les différents patterns à essayer.

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FLOWERS proposa alors de remplacer la bande supportant les patterns par une mémoire électronique, résolvant du même coup le problème de la synchronisation des bandes et de la génération automatique des patterns dans la machine elle-même. COLOSSUS était né. La machine, qui comptait 1500 lampes, fut construite à Dollis Hill et mise en route à Bletchley Park en décembre 1943. Elle était programmée à l'aide de panneaux comme une tabulatrice et comme le sera l’ENIAC .Le problème était bien entendu la réalisation de cette mémoire électronique. Celle-ci était essentiellement constituée de registres à décalages et de compteurs à lampes (pentodes EF36,Triodes L63) . Les circuits logiques comportaient les mêmes éléments.Le second exemplaire était 5 fois plus rapide (25.000 car./sec), comportait 2400 lampes. Il fut monté directement à Bletchley park et fonctionna le 1er juin 1944. Plusieurs autres Colossus (les anglais disent Colossi au pluriel) firent livrés. Environ une dizaine en tout?
 Machine spécialisée, programmée par panneau, Colossus n'est pas encore un ordinateur, mais en possède déjà plusieurs fonctions:
  • mémoire interne (registres)
  • branchements conditionnels
  • logique modifiable
  • fonctionnement automatique.

Les spécialistes la comparent à l'ENIAC qui , bien que beaucoup plus grosse, avait une structure tout à fait comparable.  Colossus avait deux ans d'avance, mais, contrairement à l'ENIAC qui bénéficia d'une large publicité, resta longtemps ignoré car la dizaine de machines  originales furent détruites après la guerre afin que leur fonctionnement reste secret. Cependant sur la base d'une poignée de photographies et de quelques schémas électriques, qui avaient été illégalement gardées par quelques ingénieurs, le britannique Tony Sale conduisit un projet de reconstruction d'un Colossus. Ce projet aboutit en novembre 2007, après 14 ans de travail, et aujoud'hui, après 60 ans de mort apparente, un Colossus tourne à nouveau à Bletchley Park où il est envisagé de créer un "computing museum", ce qui est assurément une excellente initiative (ces dernières information, ainsi que la photo ci-dessous, sont issues du "Guardian" du 22 novembre 2007). 

reconstitition_du_Colossus

Bibliographie

L’essentiel de ce chapitre est tiré du livre de Monsieur Gilbert BLOCH intitulé :" ENIGMA avant ULTRA "qui nous a été aimablement communiqué par le Général L. RIBADEAU-DUMAS lors d’une entrevue organisée par Yves PLOTON. Que tous trois soient ici chaleureusement remerciés.

Par ailleurs je ne saurai trop vous recommander la remarquable biographie de Turing par Andrew HODGES :"Alan Turing, the Enigma" chez Burnett books. Je pense qu'il existe une traduction française.

Voir également la conférence de Brian RANDELL à Rennes "Le 1er Colossus et la seconde guerre mondiale".

Je tiens à remercier Henry Brandenburg qui m'a communiqué la photo de la bombe US, extraite de "The History of computing", encyclopédie éditée par Lexicon Services, Université de San Francisco.

Je signale à ceux qui s'intéressent aux problèmes de chiffre la parution en français du passionnant livre de Simon Sing "Histoire des codes secrets" , Le livre de poche. A noter aussi sur le même sujet un dossier de "Pour la science", l'art du secret, juillet 2002

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