Avant de relater la carrière d'Alan Turing après la guerre, il nous faut brièvement revenir sur son rôle d'interface entre les services de décryptement britanniques et américains et le voyage qu'il effectua outre atlantique en 1942-1943.

On se rappelle que l'adoption le 1er février 1942 par la Kriegsmarine d'un rotor supplémentaire dans ses ENIGMA bloqua net le décryptement des messages qui nécessitait alors 26 fois plus d'opérations .

Estimant insuffisants les efforts du CG&CS, les américains du CSAW (Communications Supplentary Activities Washington) décident de prendre les choses en main et annoncent le 1er septembre qu'ils ont fabriqué une "bombe" plus puissante et qu'ils en auront 360 en fin d'année. Ceci froisse la susceptibilité de nos amis britanniques.

Un compromis est trouvé, les américains fabriqueront 100 bombes, les anglais resteront responsables de l'ensemble du projet, et les deux parties échangeront sans arrière pensées toutes leurs informations. Alan qui n'avait plus de rôle réellement opérationnel à cette époque à Bletshley et qui était le seul à avoir une vue suffisamment complète de l'ensemble du projet ( le travail était très cloisonné) était l'homme tout indiqué pour assurer la coordination. quoique ce genre de travail correspondit assez mal à son caractère peu diplomate.

Il s'embarque néanmoins sur le Queen Elisabeth le 6 novembre 1942. Une partie des U-boats avait été détournée de l'atlantique nord par le débarquement des alliés au Maroc, ce qui rendait la traversée un peu moins périlleuse.

Alan trouva un CSAW aux puissants moyens et largement connecté à l'industrie qui devait se charger de construire les équipements. Ce fut pendant cette mission que les messages furent à nouveau décryptés, non pas grâce à la puissance des bombes américaines, mais grâce d'une part à la capture d'un Uboat le 30 octobre, ce qui donna la cablage du nouveau rotor et à une double erreur des allemands : Pour les messages de routine et les messages météo, dont la confidentialité était moins élevée, ils n'utilisaient pas le 4éme rotor (ce qui nous ramenait à 3 rotors, cas déjà maîtrisé) mais surtout que pour les autres messages utilisant le 4éme rotor, la position des 3 autres rotors était la même que pour les messages de routine. Il suffisait de décrypter ceux-ci, et il n'y restait 26 possibilités pour décrypter les autres; ce qui fut fait régulièrement à partir du 13 décembre. Alan expliqua tous ses secrets à ses correspondants et l'échange d'informations commença à se faire à travers l'atlantique aussi bien sur les méthodes que sur les résultats.

Sa mission de coordination accomplie, Alan se tourna vers une technique qui l'intéressait depuis longtemps et que la nécessité d'importants échanges d'information sécurisées entre la Grande Bretagne et les Etats Unis mettait à l'ordre du jour, le codage de la parole. Précédé d'une flatteuse réputation il rejoignit les Bell Labs pour participer aux travaux qui y étaient menées sur cette technique; Il y rencontra de grands savants, entre autres Nyquist et Claude Shannon, qui, comme Alan était passionné par les cerveaux artificiels, dont ils discutaient souvent ensemble, entre autres pendant leurs déjeuners à la cantine. C'est au cours d'un de ces repas que Turing lui explique de sa voix haut perchée que tout le monde entendait, qu'il ne voulait pas simuler un cerveau puissant, mais plutôt un cerveau "médiocre, comme par exemple celui du président d'ATT", ce qui jeta un froid. Plus sérieusement, il participa à l'évaluation du X system, issu du Vocoder de RCA, et inauguré le 23 juillet 1943.

Il se réembarque le 23 mars 1943 sur un transport de troupes, le "Empress of Scotland" dont la sistership venait d'être coulée, et débarque néanmoins sans encombre le 31 mars et rejoint Bletschley Park. Tout en s'occupant des problèmes de décryptement (Fish et Colossus) sans y avoir de responsabilité directe, il continuait à s'intéresser au codage de la voix en liaison avec la "Special communication Unit", chargée de centraliser toutes les communications ennemies et installée non loin de Bletschley, à Hanslope Park, qu'il rejoindra définitivement en septembre 1943. Il y supervisa le développement du projet Dalila, basé sur un échantillonnage de la parole suivant la théorie de Shannon qui était ensuite ajouté à un signal aléatoire. Le gros intérêt du système était que le même signal de codage était généré simultanément aux deux extrémités, ce qui évitait le transport de nombreuses bandes entre l'émission et la réception. Alan avait eu cette idée sur son bateau de retour des US.

Un prototype fonctionnait fin 1944 mais l'approche de la fin de la guerre diminuant l'intérêt de cette technique, il n'y eut pas de construction en série.

A la fin de la guerre, il retourne au Kings, et la bourse annuelle de 300£ lui est renouvelée pour 3 ans. Il peut alors en toute liberté reprendre ses travaux sur le cerveau artificiel, qu'il base non sur une étude biologique mais sur une analyse comportementale logiquement descriptible, ce qui était déjà l'approche de sa "machine" en 1936.Il vise toujours une machine universelle capable de résoudre tous les problèmes.

La principale difficulté était bien entendu le nombre d'opérations à effectuer et la taille de la mémoire qui devait les loger. N'oublions pas que la bande de la "machine" avait une longueur infinie..

On sait que dans le même temps les américains étaient extrêmement actifs dans le domaine du traitement de l'information et on se rappelle en particulier le fameux rapport de Von Neumann qui résume les grandes lignes de l'architecture des ordinateurs modernes. Toutes ces idées étaient déjà dans le texte fondateur de Turing, mais Von Neumann qui connaissait parfaitement ce texte n'y fait aucune allusion.

Encore une fois Turing était battu sur le fil par les américains.

Cependant les anglais étaient conscients de leur retard, probablement plus apparent que réel, et le Laboratoire National de Physique, dirigé alors par Sir Charles Galton Darwin (petit fils du grand Charles Darwin) créa un département de mathématiques pour construire des équipements de calcul; le patron de ce département, J.R. Womersley fit une tournée aux Etats Unis où il fut le premier étranger à visiter l'ENIAC. Connaissant lui aussi le texte de Turing, il en vit la matérialisation dans la machine de Aiken.

Il contacta Turing en juin 1945, lui proposant un poste de "Temporary Scientific Senior Officier à 800£ par an .Bien entendu celui ci accepta avec enthousiasme et rejoignit officiellement le département le 1er octobre 1945.

Alan se mit aussitôt au travail et fut en mesure de sortir un rapport extrêmement complet sur son projet qui avait été baptisé par Wormersley ACE (Automatic Computing Engine) en référence à l'"Engine" de Babbage. . Tous les aspects de la machine étaient envisagés.

L'architecture générale était basée sur un opérateur logique extrêmement simple, à base de tubes électroniques, comme dans Colossus et dans l'ENIAC.

Toute la complexité de la machine étant reportée dans les "tables d'instructions" nous dirions aujourd'hui dans le programme, abritées dans une vaste mémoire sur laquelle il avait déjà longuement réfléchi avec Don Bailey. Cette mémoire était constituée de 200 lignes à retard à mercure de 1024 positions chacune, ce qui était considérable pour l'époque. Constatant que les propriétés de transmission du son d'un mélange d'eau et d'alcool à 40% étaient comparables à celles du mercure, Alan avait envisagé un moment de faire ses lignes à retard avec du gin ! La fréquence d'horloge était 1 Mhz

Les données et les instructions étaient traitées identiquement, ce qui permettait à l'ACE de modifier son propre programme. Les opérations répétitives étaient traitées par appel à une table d'instruction (un sous programme ), mais Turing n'excluait pas les opérateurs câblés pour améliorer les performances. Les instructions conditionnelles étaient également effectués par des opérations logiques.

On avait donc là tous les ingrédients d'un calculateur moderne.

Il avait également envisagé la surface au sol - 1400 square feet - soit 140 m2 , et le coût-11200 £, probablement nettement sous évalué.

Il traitait aussi des implications sociales , de la suppression d'emplois chez les opérateurs de calcul, mais de la création du métier de programmeur, et des différentes applications possibles.

Il défendit son projet devant le comité exécutif du NPL le 17 mars 1946. Et grâce aux efforts de Womersley et de Darwin qui présentèrent le projet au DSIR (Departement of Scientific and Industrial Research) en demandant 10000 £ pour un proto et 100000 pour la suite si le proto marchait, le trésor accorda les 10000 livres, mais la règle lui interdisait de s'engager à long terme. Le NPL demanda au Post Office de développer les lignes à retard.

ACE était sur les rails.

Après sa présentation, Alan continua à enrichir son projet, en particulier pour améliorer la vitesse d'exécution: Enrichissement des instructions qui passent de 32 à 40 bits, simultaneïté de l'exécution d'une instruction et de la préparation de la suivante (déjà un pipe-line!)etc.

Le développement connaît cependant quelques difficultés, dues à la rigueur et la lourdeur de l'organisation du NPL, peu en accord avec le caractère d'Alan, qui s'estimait patron du projet, alors que les gens du NPL le considéraient simplement comme le théoricien. De plus , les gens du Post Office n'apportaient pas au développement des lignes à retard la priorité qu'aurait désirée Alan . On envisagea alors une solution de repli avec les tubes cathodiques sur lesquels travaillait le TRE - avec en particulier J.C. Wiliams- pour les radars.

Le NPL ne possédait pas d'électroniciens capables de mettre en œuvre les schémas théoriques d'Alan. Enfin la motivation due à la guerre qui régnait à Bletchley Park s'était quelque peu atténuée.

A la fin de la guerre Newmann avait également quitté Bletchley Park pour prendre un poste de professeur de mathématiques à l'université de Manchester. Il s'intéressait aussi au calcul automatique et, faisant valoir que ses travaux théoriques ne concurrencaient pas l'ACE, il obtint de la Royal Society un budget de 35000£.

Un troisième projet compliqua encore la situation. Il était mené par M.V. Wilkes, ancien condisciple d'Alan et maintenant directeur du laboratoire de mathématiques de Cambridge.

Wilkes et Turing n'étaient pas d'accord sur la structure des machines, le premier faisant appel à un hardware assez important pour alléger la programmation, et Turing reportant toute la complexité de sa machine dans celle-ci.

Alan fut envoyé à Harvard en janvier 1947 à un symposium sur le Large Scale Digital Calculating Machinery. Seul britannique parmi 200 à 300 participants, il y eut des discussions animées, avec entre autres Forrester et Rajchman sur les tubes cathodiques. Il passa ensuite 2 semaines à Princeton, où il rencontra à nouveau Shannon.

Cette mission ne modifia en rien les idées de Turing. Voyant qu'il serait impossible de faire travailler ensemble les 3 projets, Darwin décida de continuer l'ACE seul et créa pour sa construction une section électronique dirigée par un certain H.A. Thomas. Celui ci ne reprit que très peu des idées d'Alan. Darwin et Wolmesley firent savoir au DSIR que l'ACE étant désormais dans sa phase de construction, il était préférable que son concepteur prenne du champ pour un moment. On se mit d'accord pour qu'il retourne au Kings continuer ses travaux théoriques pour une année sabbatique. Le début de la construction de l'ACE donna lieu à une cérémonie le 18 août 1947. Alan y participa sans mot dire, prit quelques vacances au cours desquelles il courut un marathon en 2 h 46 et reprit ses travaux au Kings le 30 septembre. Son fellowship courait jusqu'en 1952. Il reprend donc ses études sur la machine universelle, qui se traduiront par un rapport qu'il donnera au NPL en juillet 1948. Il se tenait également au courant de l'avancement chaotique de l'ACE et refusera la proposition de retour au NPL pour rejoindre la Manchester University sur proposition de Newmann., comme Deputy Director du Royal Society Computing Laboratory, dirigé par le même Newmann.

 Il arrivera à Manchester le 2 octobre 1948. Entre temps F.C.Williams n'avait pas perdu son temps et avait mis au point un prototype bricolé (La "Baby Machine" du Manchester Mark 1) mais qui tourna le premier programme enregistré au monde le 21 juin 1948, donc avant l'arrivée d'Alan qui avait encore loupé le coche ! Si il s'était largement inspiré des principes de Turing et de Newmann, que celui-ci, disait-il lui avait expliqué en une demi-heure, Williams avait travaillé seul, appuyé de deux ingénieurs (Kilburn et Tootil) et de la logistique du TRE. Sa première machine -intitulée Baby machine- était constituée essentiellement de 3 tubes cathodiques de 2048 spots (en fait 1024 utilisés) groupés en 24 lignes de 24 points.  
  L'un servait de mémoire pour les instructions et les données, le second d'unité de contrôle stockant l'instruction en cours et son adresse, et le troisième d'opérateur et d'accumulateur. Le tout dans un fatras de racks, de fils et de lampes radios. Les dispositifs d'entrée sortie se réduisaient à la plus simple expression : des clés pour les entées, la lecture directe sur les tubes pour la sortie. Les débuts furent difficiles; comme le raconte Williams lui-méme :

"Lorsque le premier programme fut élaboré, on l'entra laborieusement et on pressa sur le bouton start. Aussitôt les spots sur le tube entrèrent dans une danse folle; Lors des premiers essais, c'était une danse de mort et même pire, car elle ne donnait aucune idée de ce qui ne marchait pas. Mais un jour, elle s'arrêta et la, étincelant à la place attendue, il y avait le résultat attendu."

C'était un programme de recherche du plus grand diviseur d'un nombre, écrit par Kilburn.

C'était primitif, mais cela marchait et impressionna beaucoup plus le gouvernement britannique que tous les plans de Darwin et de Womesley au NPL. D'autant plus qu'a cette époque de guerre froide il commencait à se préoccuper de la bombe H pour laquelle il ne fallait pas compter sur les américains. C'est pourquoi le 26 octobre 1948 Ferranti Ltd recut la commande d'une machine suivant les instructions du Professor F.C. Williams.

Dans cs conditions Williams n'avait besoin ni de Directeur, ni de Deputy director et Alan fut embauché comme "Prof" freelance à 1200£ par an , portés à 1400 en juin 1949. Son travail consistait principalement à élaborer des programmes. Le premier qu'il fit ne marchait pas, ce qui ne déplût pas à Kilburn et Tootil.

La machine se perfectionnait rapidement, adoptant bientôt un tambour magnétique construit par A. Boose au Birbeck College de Londres pour une machine à relais.; Fonctionnellement, ce tambour était semblable à un ensemble de lignes à retard. Les instructions furent portées à 40 bits, soit 8 mots de 5 bits. Les opérations arithmétiques se faisaient en base 32, ce qui était bien pour traiter les grands nombres mais n'était pas d'une ergonomie idéale

Le travail d'Alan consistait à spécifier les travaux à faire par la machine, et, comme utilisateur il s'occupait aussi des entrés sorties, en particulier du ruban perforé d'entrée, avec lequel il s'était familiarisé à Bletschley;

En octobre 1949, le proto était prêt pour que Ferranti puisse commencer la construction

Et Alan se mit à rédiger les instructions de base de la machine et un manuel de programmation. La machine de Ferranti devait avoir 8 tubes Cathodiques de 1280 bits et un tambour d'au moins 655360 bits. Un des points importants de la programmation de base était d'assurer les transferts dans les 2 sens entre le tambour et les tubes. Les documents de Turing ,assez abstraits, n'étaient pas faciles à comprendre, et toujours attiré par les questions de pure mathématiques, il passa du temps sur des questions telles que la génération de nombres aléatoires ou la reconnaissance de caractères. Par ailleurs il continuait toujours à s'intéresser à sa machine intelligente et en discutait souvent avec Newmann.

C'est aussi à cette époque que l'aspect théorique du traitement de l'information commença à passionner le monde scientifique, et que parut "Cybernetics" de Norbert Wiener, sujet dont il avait parlé avec Alan. Ce livre, bien que fort ardu, eut un grand succès et matérialisa la prééminence américaine dans ce domaine.

Dans le même temps, les autres projets anglais progressaient. L'EDSAC de Wilkes fonctionna en juin 1949, et le remplacement de Thomas par F.M. Colebrook au NPL, que Turing avait quitté au creux de la vague, établit une bonne collaboration entre mathématiciens et électroniciens. Turing participa en novembre 1950 à l'inauguration du pilote ACE, qui reprenait toutes ses idées. Le Ferranti Mark1 fut livré à Manchester le 1er février 1951. Il fut installé dans un nouveau bâtiment, dans le cadre d'un laboratoire de calcul.

Alan était chargé de son utilisation. C'était le premier calculateur électronique disponible commercialement, battant de quelques mois l'UNIVAC d'Eckert et Mauchly. Huit autres exemplaires du Mark 1 furent vendus, le premier à l'Université de Toronto, et les autres discrètement à l'Atomic Weapons Research Establisment et au Governement Communications Headquarter , où Alan joua un rôle de conseil.

L'informatique britannique est née. Elle a eu une place éminente dans les débuts de l'informatique mondiale, bien que moins reconnue et moins médiatisée que celle des USA. Le rôle d'Alan Turing y est terminé. Elu Fellow of the Royal Society le 15 mars 1951 il va désormais se consacrer aux travaux théoriques qui l'ont toujours passionné, l'étude du fonctionnement du cerveau humain et de sa simulation par une machine, la neurobiologie, la morphogenèse etc …Il ne lui reste plus que 3 ans à vivre. Il se suicide le 7 juin 1954 (1) , il n'avait pas encore 42 ans. Ainsi disparut un des plus grands génies du XXème siècle, mais que son non- conformisme, son mépris des honneurs, son sens de l'humour pas toujours à propos, son apparence peu soignée, sa voix désagréable et ses mœurs ont fait un des plus méconnus.

 

(1) Certains ont mis en doute son suicide, en considérant les renseignements qu'il détenait par ses activités durant la guerre et après - il travaillait encore au GCHQ , l'ambiance de guerre froide qui régnait alors et ses fréquentations douteuses.

Bibliographie : L'essentiel des informations et les illustrations de ce chapitre sont issues du remarquable ouvrage de Andrew Hodges : Alan Turing : The Enigma.  (Burnett Books) 

 

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