Lire Wladyslaw Reymont en français : Les Paysans, par Franck Louis Schoell.

 

Un prince de la littérature au destin inouï.

Wladyslaw Stanislaw Reymont, de son vrai nom Stanislaw Wladyslaw Rejment, naquit le 7 mai 1867 à Kobiele Wielkie, dans une famille nombreuse qui vivait d’expédients. Il quitta bien vite l’école pour travailler comme ouvrier dans une usine. Reymont découvrit la vie cruelle qui était réservée aux habitants des territoires sous le joug de l’empire russe : Lódz lui inspira son roman intitulé Ziemia obiecana, adapté au cinéma en par Andrzej Wajda sous le titre de La terre de la grande promesse, véritable témoignage de l’urbanisation sauvage et brutale qui frappait la ville où il avait grandi.

C’est par ses œuvres relatant la vie paysanne, ses coutumes, son travail, que Reymont se fit particulièrement connaître et reconnaître. Son épopée en quatre tomes, Chlopi, est sans doute l’ouvrage le plus apprécié de ses lecteurs polonais. Reymont composa, dans une langue sublime et percutante, une ode à l’Homme et à la Nature, qui porte en quatre saisons tant de charmes, d’espoirs, mais aussi de cruauté.

 

Il s’appelait Franck Louis Schoell, et il avait tout juste trente ans.

Pour traduire un livre aussi fort que Chlopi en français, il fallait être un esprit éclairé et un grand érudit, et s’appeler Franck Louis Schoell… Franck Louis Schoell (1889-1982) était né à Amiens, d’une famille originaire d’Alsace qui s’expatria en optant pour la France, après l’annexion de l’Alsace-Lorraine consécutive au traité de Francfort du 10 mai 1871. Son père était devenu à Paris un germaniste de renom.

Son grand-père était journaliste, pasteur, et artiste à ses heures ; sa famille comptait aussi des historiens et des gens de lettres, et c’est donc dans cet esprit humaniste et patriotique que Franck Louis Schoell avait grandi ; il fut admis en 1907 à l’École Normale Supérieure et enseigna, dès 1913, le français et la littérature à l’université de Chicago. Il venait à peine d’épouser Olga Gulkowska, une Polonaise originaire de Cracovie, quand la Première Guerre mondiale éclata. Il rentra en France pour combattre sous l’uniforme et rejoignit le front, fut grièvement blessé en 1915, puis fait prisonnier et soigné en Allemagne. C’est pendant sa captivité qu’il apprit enfin le polonais, la langue qu’il aimait tant, et qu’il lut Chlopi aux côtés d’un officier originaire de Kielce, Tomasz Kicinski, sans lequel « la présente traduction n’aurait sans doute jamais été entreprise » - comme le soulignait Schoell, dans le préambule à la première édition.

Franck Louis Schoell continua ensuite une grande carrière universitaire aux États-Unis, puis il occupa de hautes fonctions auprès de la Société des Nations et plus tard de l’ONU. Mais jamais il n’oublia sa passion première ; il poursuivit son œuvre d’écrivain, de traducteur et d’historien.

 

Une œuvre à quatre mains : de l’auteur à son traducteur français.

Il peut nous paraître toujours plus authentique, à nous autres lecteurs, de découvrir une œuvre littéraire dans la langue que l’on nomme « originale », c’est-à-dire dans celle où le texte a été écrit pour la toute première fois. Aussi, une œuvre de la littérature polonaise est-elle parfois peu accessible au lecteur francophone et monolingue, quand sa lecture le prive de substance vitale, de résonance, parce que son traducteur aura manqué de talent… 

Franck Louis Schoell avait devancé les théories qui éclairent parfois, déjouant toutes celles qui de nos jours glosent dans le vide  : il savait, parce qu’il était lui-même un remarquable écrivain, que la poétique n’est pas le propre des œuvres de poésie, mais qu’elle est l’essence même de la vie d’un texte, de sa genèse, de son universalité et enfin de sa longévité. De son souffle. L’auteur français ne pouvait se contenter, pour servir une telle fresque, de posséder, comme on le préconise çà et là, « une connaissance intime des deux langues concernées ». Car les compétences linguistiques ne sauraient être une finalité, elles ne sauraient suffire pour écrire une œuvre de la littérature. Elles ne sont que des conditions requises dont se contentent les linguistes pour « faire des traductions » et non pas pour écrire des œuvres littéraires originales. Les grands romans n’ont que faire des théoriciens qui les épluchent et les dépiautent. Ils défient tous les effets du temps, toutes les modes, et se moquent des propres avatars de la littérature… 

Chlopi est un chef-d’œuvre incontestable, Les Paysans aussi. C’est un roman puissant, exalté et tragique. Il est force et faiblesse  dans son oralité, il est le feu et la glace à la fois.  C’est dans cette force que réside toute sa richesse, et c’est toute cette force qu’il fallait savoir écrire en français. C’est le pouls des saisons qu’il fallait entendre battre et faire battre tour à tour, dans un autre corps, dans un autre esprit, dans une langue réinventée pour servir une œuvre, pour faire découvrir au lecteur français un univers si éloigné de sa propre culture, et lui permettre d’entendre la rudesse de cette langue parfois familière et « terrienne ».  Pour faire revivre les jours de fêtes et de faste qui succèdent au rythme lent des gestes quotidiens. Pour savoir transmettre, à travers des personnages et des intrigues, l’universalité d’un texte, et le rendre éternel, complémentaire de sa première écriture, de l’original.

User de citations est la vilaine manie des théoriciens qui s’évertuent à rechercher l’erreur. Nous ne nous livrerons pas à ce jeu réducteur et vain ! C’est vouloir comparer ce qui n’est pas comparable, mais qui se complète : un texte écrit dans deux langues différentes, deux œuvres originales qui vivent l’une et l’autre, côte à côte. 

Schoell rencontra Wladyslaw Stanislaw Reymont en 1919, et tous deux mirent tout en œuvre pour publier Les Paysans. Mais rien ne se décida avant 1924, l’année où le Prix Nobel fut décerné à Reymont. Les Paysans sortit en 1925 aux éditions Payot. Franck Louis Schoell reçut le Prix Langlois de l’Académie Française. Quatre-vingt-cinq ans plus tard, nous savons gré aux Éditions de l’Âge d’Homme de rendre ce chef-d’œuvre disponible. 

 

Frédérique Laurent

 

 

 

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