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Seamus Heaney

La lanterne de l'aubépine

(Le Temps de Cerises, 1996)

La lanterne de l'aubépine est une traduction de The Haw Lantern (1987) du poète irlandais Seamus Heaney (Prix Nobel de Littérature 1995).



Extraits


L’île parabole

Bien qu’ils soient une nation occupée
et que leur seule frontière soit terrestre
ils ne le cèdent à personne dans leur conviction
que le pays est une île.

Quelque part dans le grand nord, dans une région
que les gens d’ici imaginent être 'la côte',
gît la montagne des noms changeants.

Ses occupants l’appellent Cap Basalte.
Le Tombeau du soleil disent les fermiers de l’est.
Et les ivrognes de l’ouest Mamelle de l’orphelin.

Pour connaître sa position le voyageur
doit écouter sans cesse – il n’y a pas de carte
pour fixer la frontière qu’il sait avoir franchie.

Et la langue fourchue des habitants répète
des prophéties qu’ils prétendent ne pas croire
à propos d’un point dans la profondeur de la montagne
où tous les noms convergeraient et d’où, un jour,
ils extrairont le minerai de la vérité.


    Depuis la République de la conscience

Le brouillard est ici un présage redouté mais l’éclair

épelle la bonté universelle et durant les orages
les parents suspendent aux arbres leurs enfants emmaillotés.

Le sel est leur minerai précieux. Et des coquillages
sont portés contre l’oreille aux naissances et aux funérailles.
La base de toute encre et de tout pigment est l’eau de mer.

Leur symbole sacré est un bateau stylisé.
La voile est une oreille, le mât un stylo incliné,
la coque une bouche, et la quille un œil ouvert.


Du pays du non-dit

Nous sommes un peuple dispersé dont l’histoire
est le sentiment d’une obscure fidélité.
Quand et pourquoi débuta notre exil
au milieu d’hommes en proie aux mots, nous ne savons pas,
mais la solidarité nous submerge
écoutant ses légendes d’enfants découverts
dans des barques, flottant vers leur destinée,
ou de cercueils royaux halés et emportés
sur l’épaule d’un fleuve ou la route des mers


Le vide

Par crainte de l’affectation elle affectait
La maladresse lorsqu’elle devait prononcer
Des mots 'qui la dépassaient'. Bertold Brek.
Elle bricolait alors une phrase tordue
Et embarrassée, comme si elle eût trahi
L’embarras et la maladresse
Par un vocabulaire trop bien ajusté.
Plus par défi que par orgueil elle me disait, ‘Toi
Tu connais tout ces choses’. Aussi devant elle
Je gouvernais ma langue, en une trahison sincère,
Adroite et bien ajustée, de ce qui était
Mon plus grand savoir. Je disais nan et ouais
Et retombais avec pudeur dans une grammaire
Erronée qui nous maintenait aux abois mais alliés.

*

Aux premières rougeurs des vacances de Pâques
Les cérémonies de la Semaine Sainte
Marquaient l’apogée de notre phase 'Fils et amants'.
Les feux de minuit. Le cierge pascal.
Coude à coude, heureux d’être agenouillés
L’un près de l’autre, là-haut tout au fond
De l’église bondée, nous suivions le texte
Et les instructions pour la bénédiction des fonts.
Comme la biche désirant l’eau courante mon âme...
Immersions. Frictions. L’eau qui reçoit le souffle.
L’eau mêlée d’huile et de saint chrème.
Tintement de burettes. Cérémonieux encensement.
Et la récrimination du psalmiste reçue avec orgueil:
Mes larmes nuit et jour auront été mon pain.


Grotus et Coventina

Loin de sa patrie Grotus dédia un autel à Coventina :
Elle tient une algue dans la main droite
Et dans la gauche une cruche d’où coule une rivière.
Où qu’il vît une eau courante Grotus se sentait chez lui
Et pensant à la pierre où il avait gravé son nom
Un cours d’eau asséché dans sa poitrine se mettait
A ruisseler et s’obscurcir - à la façon à peu près
Dont me trouble la pensée de son chétif autel.

Souviens-toi quand la pompe électrique a lâché,
L’amorçant à pleins seaux, notre rage idiote
Et les coups de fil penauds à la ferme voisine,
Pour que quelqu’un, de grâce, vienne la réparer ?
Et quand elle commença de nouveau à marteler,
La jubilation devant la pression du robinet, la pure
Evidence de l’eau, et cette sensation qu’il faudrait
Jamais n’en perdre une goutte et mieux la priser.
Crois-tu que nous pourrions vivre cela encore ?
Je serai Grotus, sois Coventina.


L’île escamotable

Quand nous avons cru nous établir pour de bon
Entre ses collines bleues et ses rives sans sable
Où notre nuit désespérée s’épuisait en veille et en prières,

Quand nous eûmes rassemblé des bois flottés, fait un foyer
Et comme un firmament suspendu notre chaudron,
L’île se brisa sous nos pieds comme une vague.

La terre qui nous portait ne sembla s’affermir
Que lorsqu’in extremis nous l’avons embrassée.
Ce qui s’était passé là n’était je crois qu’une vision.



Critiques

"Signalons le recueil de Seamus Heaney, "La Lanterne de l'aubépine", traduit de l'anglais par Gérard Cartier, lequel signale à bon escient que "la poésie de Seamus Heaney embrasse toute la matière d'Ulster, et plonge par le moyen du mythe, de la parabole, ou de la manière la plus directe, dans cette terre divisée dont, à la manière d'Antée (dont il reprendra plus tard la figure dans un poème de "North"), elle tire sa force".       Jean-Pierre Leonardini (L'Humanité, 25 mars 1996)

 

"La très belle traduction de Gérard Cartier, accompagnée d'une présentation et de notes très précieuses, permet d'approcher cette écriture simple et rude, au ton si singulier. Gérard Cartier met ainsi ce recueil en situation : "(...) Le recueil occupe une place particulière dans l'œuvre de Seamus Heaney. S'il témoigne de la tension entre mémoire individuelle et conscience nationale, du conflit entre mythe et raison que l'on retrouve dans tous ses livres, la question nationale y est traitée dans une veine allégorique qui peut surprendre de la part d'un poète aussi concret".       Jean-Baptiste Para (Europe, mai 1996)

 

"Le tout récent prix Nobel y est, à sa manière, à la fois un poète gaélique dans l'irrationnel, un poète baroque proche de Dylan Thomas et un poète qui n'oublie pas l'héritage grec. La traduction, due à Gérard Cartier, est précise et fidèle.".       Alain Bosquet (Le Figaro Littéraire, 2 mai 1996)

 

"Ce nouveau recueil marque à l'évidence une avancée sur un même chemin, vers de nouvelles exigences. La langue y est toujours aussi "personnelle", dévoilant une attention toute particulière à la Nature, vue comme un médium, une initiation aux méandres du Réel et de l'Imaginaire. (…) Poète de l'Irlande, "île-parabole", Heaney est à l'écoute des changements intérieurs de notre temps, des mystères et des évidences de la nature et du symbolique, dont les sens et les réseaux se croisent en nous sans se comprendre."       Alain Suied (La République des Lettres, sur Internet, avril 1996)

 

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