DEUX

 

 

 

 

La litière est maintenant sur l’Heptastade.
Personne ne l’a arrêtée sur le pont.
Il n’y a avait pas de gardes sur le pont qui ouvre l’Heptastade.
Il n’y avait que le vent sur le pont.
Il n’y avait que le vent et le vent.
Il n’y avait que le sable et la mer, le sable dans le vent et la mer brillante.
Il y avait la lumière.
Et la lumière brillante.
Et le vent tournoyant.
Et cette voix, soudain : arrêtez la litière.
Or, voici : sur le pont qui ouvre l’Heptastade, malgré le vent, il y a soudain une voix – une voix faible et pleine d’allégresse pourtant.
Puis, sur les tabliers de cuir de la litière, sur la peau noire des esclaves, le crépitement du sable comme, au pied de la litière et des pieds des esclaves, les jeux du sable dans le vent.
Ici, c’est à peine si l’on entend la rumeur d’Alexandrie, le souffle d’Égypte, à peine la crainte et l’attente.
Ici, il n’y a que le bruit du vent, le bruit de ses bouches où craquent le sel et le sable.
Et cette voix pourtant, dans la lumière tandis qu’au pied de la lumière l’ombre glisse de la litière, et d’un vieil homme, sur le pavé où siffle le sable, jusqu’aux premières écumes de la mer.
Or, voici : le seigneur Antoine soudain, il est soutenu par l’homme de Perse, il descend de la litière immobilisée et son manteau, sur le sol, son ombre tremble et bat dans l’ombre du vieil homme dont le manteau tremble et bat.
Et voici : un oiseau vole dans le vent, son ombre sur le sol tremble et bat.
Et la lumière aussi, sa cruauté et sa liesse, elle tremble et bat.
Si le vieillard se retournait, tenant de la main son manteau, si le seigneur Antoine et l’étranger de Perse se retournaient, tenant leur manteau entre leurs dents, ici, sur l’Heptastade, s’ils ouvraient les yeux à l’encontre du vent et du sable encore et du sel encore dans le vent, ils verraient Alexandrie dans la lumière et l’ombre que font ses ombres dans la lumière, ils verraient ses toits, ses synoikiai entre les arbres, verraient ses temples et ses temples, le ventre des Dieux et leur mufle de pierre, verraient les vasques où fument l’encens et les fumées des choses à cuire, verraient les rues qui sont des veines, verraient les places enchantées par le chant des fontaines bleues, et les murailles, et les torchis des murs où croît le volubilis et peut-être le géranium sauvage aussi, verraient les ateliers, les toits plats où sèchent les fleurs, sèchent les plantes et les racines comestibles, verraient les rues encore et les rues toujours qui courent dans Alexandrie comme les orvets courent dans les cours d’Alexandrie, verraient les lieux-aux-aromates (et le ciel, au-dessus, tremble d’un tremblement odorant), verraient les auvents et les claies, et les rideaux aux fenêtres, et les joncs liés pour les enclos où les cabris broutent le foin, ils verraient Alexandrie, et Alexandrie encore, et Alexandrie entière, ils verraient son dessin merveilleux dans la lumière de la mer, et ses mouvements pour descendre des collines humer l’odeur de la mer, et ses gestes de palmier pour sortir du sommeil dans la lumière, entre les lattes plates des volets, de la mer, et ses pas dans les rues pour gagner le port où bat la mer, et ses regards inquiets en direction de la mer qui sent le sel, qui porte les vaisseaux d’Égypte et porte la barque des Dieux.
Si l’homme qui meurt et l’homme qui veut mourir et l’homme qui les assiste se retournaient, ah ! qui peut dire ce que leur offrirait Alexandrie ?
Mais ce n’est que vers cet oiseau, là-haut, très blanc dans le ciel presque blanc et son ombre là-bas, sur la pierre salée, tournant, qu’ils se tournent.
Et ce n’est que vers cette ligne, là-bas, de terre où est le Phare dans la lumière tournoyante, et vers cette femme là-bas, entre la mer et la mer, qui attend, qu’ils tournent leurs regards.
Or, qui peut dire ce qu’elle a à leur offrir ?
Et le vent ne répond rien.
Et le sable ne répond rien.
Et la lumière, au bord de mer, est blanche jusqu’à l’aveuglement.

Trois brèves légendes: première brève légende - 10