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- J’ai façonné une jatte.
- Je l’ai brisée.
- J’ai façonné une cruche.
- Je l’ai brisée.
- J’ai façonné un gobelet.
- Je l’ai brisé.
- Alors j’ai connu l’exil, Mariam – l’exil d’être loin des
choses et de l’être, l’exil d’être en route vers ce qui s’éloigne
à chaque pas. J’ai connu et j’ai reconnu le balancement humain,
qui est balancement de la monture qui t’éloigne de ce vers quoi tu
fais route. Tu te juches sur un âne, tu as ta provision de bouche et
ta provision de patience, et tu te mets en marche vers cela que tu
crois vouloir: or cela s’éloigne. Plus tu avances et plus tu manges
du pain de route, plus cela s’éloigne et se fait petit à l’horizon
comme tu te fais toi-même petit à l’intérieur de toi-même. Or ta
faim s’accroît. Et bientôt il fait nuit: ce vers quoi tu t’étais
mis en route a disparu, et c’est ta famine qui le remplace, et qui t’affronte,
à la manière d’un brigand et d’un preneur d’otages. Son grand
sabre courbe se lève contre ta face, et tu en es défiguré.
- J’ai connu l’exil, Mariam. Quand ce que tu cherches se sépare
de ce qui est ton but, quand l’objet de ton désir et le désir qui
t’y mène divorcent, et tombent de part et d’autre de toi ainsi
que les écorces d’un arbre malade, l’exil débute et tu y tournes
en rond. Et c’est ainsi qu’une nuit, qui ne serait nuit d’aucun
jour, mais la nuit même en dedans du mot nuit. Une noirceur en
soi-même suffisante et sur soi-même cadenassée qui sans cesse en
soi-même ressasse l’idée de noirceur: tu y marches, tu y perds tes
pas, et, de tes pas, nulle empreinte nulle part, que cette nuit d’amoncellement
noir qui les recouvre et les oublie. Or toi-même tu y oublies que tu
es, à la semblance de cette ténèbre qui oublie qu’elle est – et
il n’existe plus rien, désormais, en elle qui n’a nulle limite,
que le murmure de vos disparitions inachevables. Et, encore, c’est
comme l’amour, Mariam, selon une des formes folles qu’engendre l’amour.
Tu m’aimes et je t’aime et quel objet indubitable porte marque de
ce lien entre nous, quelle instance inattaquable et hors de doute,
quelle substance? Tu te prends la tête entre tes mains, et tu prends
la tête de ton amour entre tes mains, et tu cries, et tu l’insultes,
et tu l’injuries et peut-être même que tu lui craches au visage
afin qu’enfin entre vous deux existe une manière indubitable de
contrat signé amèrement et amèrement consigné dans les archives
scellées de la mémoire et de l’outrage. J’ai connu la rage, et j’ai
cultivé la rage de ce balancement à quoi nous sommes astreints entre
les deux royaumes, celui des mots et celui des choses, le royaume des
mots étant sans doute le royaume de Dieu, quand ce que tu dis et ce
qui est s’unissent et communient dans l’exultation réciproque, et
le royaume des choses le lieu de notre exil, quand nous connaissons
enfin notre exil, et nous explorons notre exil, nous tendons les mains
et nous étirons les bras et nous voulons toucher ce qui est au-delà
de ce que nous sommes, nous en attendons et en exigeons confirmation
de ce qui est pour en recevoir confirmation de ce que nous sommes,
mais nous ne touchons rien que la paume de nos mains, nous n’effleurons
rien que la matière de nos ongles que nous enfonçons alors
amèrement dans nos mains pour en recevoir du moins confirmation de la
douleur et de l’exil à l’intérieur de l’étroitesse de nos
limites, les mains en sang et la bouche emplie de mots qui ne
désignent que nos limites.
- Il y avait un bruit d’eau et un autre de poutres craquant sous le
poids du jour en feu. Il y avait une tombée de poussière. Il y avait
ceci, et ceci encore et cela, et toute la diversité irritante de ce
qui est, et il y avait une colombe, ou deux, perchée là-dessus dans
la satisfaction de participer à la diversité de l’être, avec leur
bec mi-ouvert d’où coulait un bruit. Il y avait des feuillages,
pleins de lumières et d’ombres et de bruits feuillus mêlés de
cris d’enfants à quoi se mêlaient des cris de volets sous les
coups de soleil – cris de choses sous la tyrannie de leur forme. Il
y avait le monde entièrement là, épaissement accroupi dans la
désunion. Peut-être, en effet, le monde il est fondé dans la
désunion? Peut-être il est un divorce, et un démembrement, il est
amas de débris et tas de tessons d’un vase fracassé – et c’est
l’œil seulement de l’homme dans sa faculté de regard et de
regret qui l’unit sous la forme d’un vase souvenu et le pose sur
la fenêtre de son remords? Il attend là la fin du jour, et ses yeux
sont pleins de larmes ou ses poings se crispent sur sa colère –
mais il en est ainsi, il en a été établi ainsi, et la poussière
tombe autour de lui, qui le fait tousser acariâtrement.
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