J’ai vu, par la vitre du train, vu les fleurs jaunes sur les remblais, j’ai vu le ciel maigre se faire plus maigre encore, et sans couleur encore, et la présence au contraire du soleil se faire plus vive, et se faire trop proche encore. J’ai vu les plaines et les plaines, et les plaines encore, jaunes, du jaune de la carte, et délavé, et sans couleur encore. Mais sur la carte ne figure pas le soleil – qui les rend jaunes, ne figure pas le ciel – qu’il amaigrit. Le train fuyait en direction du soleil et c’est pourquoi ce jour-là fut comme le plus long jour de l’an, le plus long de ma vie, et c’est pourquoi, encore une fois, pour la dernière fois, la nuit me fut désirable. Puis la nuit vint, mais qui n’était pas la nuit de notre capitale, la nuit facile et comme hébétée de notre capitale. La nuit en train, déjà, cette nuit-là dans l’ombre portée des montagnes invisibles encore, elle fut comme une fleur: tu la respires, et tu la respires encore, et le temps ne compte plus et il n’y a plus que la nuit, et la nuit encore, et ta tête dans la nuit, pesante d’un poids de migraine parfumée.
Le carreau était ouvert: j’ai vu la nuit, j’ai entendu les insectes de la nuit, j’ai senti les grandes odeurs de la nuit étrangère qui couraient telles des lionnes, en chasse, sur les plaines obscurcies du jour. Et cette nuit en train, déjà, cette nuit étrangère, ah! sache, elle est encore comme une fleur: elle s’ouvre et l’on voit son cœur, elle s’ouvre, et on lui voit le cœur. On ne voit rien – mais on lui voit le cœur. On n’en voit rien, mais on entend, comme d’un cœur: on entend de l’eau, sous un sol rocheux. On entend les gouttes, sous un sol rocheux, mille, sous un socle de rocs. Elles chantent sous les rocs, elles y glissent: tu ne peux, toi, connaître, le prix d’une source, dans le pays où tu vis; tu ne peux comprendre, toi, ce qu’est le paradis si tu n’as goûté le secret de l’eau ici. Et tu ne peux, toi, savoir, pourquoi le paradis est un bassin, chez toi ou ici, un jardin plein d’ombres qui ne connaît que la fureur de midi.
Deux nuits et deux jours, le train a avancé sous le ciel sans couleur, avec le soleil, en direction du soleil, et les plaines couraient avec lui, lévriers jaunes quêtant une caresse, et les montagnes se tenaient au loin, dans le plus lumineux du jour, dans l’inquiétude du soleil et, la nuit: la nuit, les plaines s’en allaient, elles cédaient la place aux odeurs de la nuit, aux insectes de la nuit, et il n’y avait plus, dans la nuit, que ce bruit d’eau, comme d’un cœur – ce bruit comme battre d’un cœur, dont nul ne sait s’il est ami, ou ennemi.
Puis un matin, il fut matin et le train s’arrêta.
Un matin, au début du matin, une voix cria: tout le monde descend!
Le monde ici, ce matin-là, à peine aurais-tu pu le compter sur les doigts de ta main. Le monde, ce fut ces gens, des gens – mais des gens qui sont devant toi, ici, qui est cet homme ou cette femme et qui son ombre? et quand tu comptes, ici, qui t’assure que tu ne comptes pas deux fois: une fois l’homme, ou la femme, et une fois l’ombre? – , et une vieille femme indéchiffrable, ou un vieillard, indéchiffrable, sous les langes de leur âge. Ce fut encore, contre une rambarde de bois, six hommes, indéchiffrables dans l’éclat du jour. Ou seulement peut-être trois. Ce fut le bruit du train à l’arrêt, dans la fumée – le souffle comme d’un dragon; et ce bavardage d’enfants, autour du train, d’enfants maigres comme le ciel, aux yeux immenses, comme le ciel, et pleins de rires, à la différence du ciel, qui ne rit pas.
Le monde, ce matin là, enfin, aussi, ce fut moi.

Trois brèves légendes: troisième brève légende - 2