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- Le chef du village m’a accueilli au pied du train. Il avait reçu,
depuis longtemps, des papiers de la capitale, de ma caserne, de belles
feuilles de papier sec où fleurissaient des tampons qui, dans ma
capitale, souviens-toi, sont des fleurs vertes! rouges! bleues! mais
qui ici, sous le soleil, avaient fané et étaient sèches, et
illisibles.
- Il y avait avec lui sa femme, et ses deux filles avec lui.
- Il y avait le soleil.
- Le soleil d’ici, sache, est une personne comme nulle autre, comme
les enfants en attente qui ont faim et qui rient, et comme aussi les
montagnes, que l’on croit roses et qui se taisent, et comme les
rêves aussi, où l’on se perd. Le soleil ici, il brûle la tête,
il sèche la langue, d’un coup!, comme une racine qui a trop porté
de fruit, et il tranche la tête, d’un coup!, et il ne reste plus
que son cautère où le sang coule grésillant: car le soleil,
ici, est un souverain jaloux, un duc terrible et sans merci, et ce
soleil, il occupe la place que, dans la capitale, on réserve à Dieu.
A cause du soleil, les villageois d’ici ne connaissent pas la
solitude: sur leurs épaules, toujours, il jette sa livrée d’or
et à leurs pieds, toujours, il aposte un compagnon noir. Le soleil,
ici, est un roi, il est un monstre, il est le moyeu de la
roue: ce soleil, il est ce qu’est dans la capitale l’amour
unique qui ravage et tord la bouche et les bras, qui tord le cœur et
jette au ciel inutilement les bras. Le soleil, ici, est un messie sans
repos qui reste sans cesse à l’affût, sur sa croix, sans cesse en
guet de ta première faiblesse, ta première
hésitation: faiblis, hésite, et alors il te jette à genoux et
tu n’adores plus que lui.
- Sous le soleil, ce jour-là, ce matin-là, j’ai oublié la nuit. J’ai
oublié les rêves que j’avais faits durant deux nuits et j’ai
oublié, encore, ce bruit de la nuit ici: comme d’un cœur, et
peut-être comme d’un râle, très proche, auprès de l’aimée
dans la nuit, ou encore comme d’un râle, très proche, venue de la
tranchée où guette et agonise l’ennemi.
- Mais les gens d’ici –
- Les gens d’ici sont de soi-même proches comme ton ombre seulement
est proche de toi: ils sont les gens du bord de l’homme ou ils
sont les gens d’au-delà de l’homme. Les gens d’ici sont nés de
la montagne, de cette montagne qui les guette et qui les menace et qui
les garde et qui les astreint à ne connaître, du monde, jamais que l’ici,
de la haute montagne grise dont les rocs coupent les pieds, dont les
rocs percent les pieds et boivent le sang qui en jaillit, dont les
rocs sont roses de soleil quand, d’entre leurs dents, le soleil rose
en jaillit comme un pépin, un noyau, que l’on recrache après avoir
mâché le fruit. Ils sont nés des plaines folles qui courent après
le train, quand celui-ci s’en retourne d’où il vint, nés du
regard qu’ils portent sur ces plaines folles vers lesquelles ils ne
descendront jamais, un regard maigre, comme le ciel, et brûlé, comme
le ciel – mais un regard qui rit, à la différence du ciel. Car les
gens d’ici, ils sont nés d’une attente, et d’une attente
encore, et d’une fidélité à l’attente que personne ne peut
entendre, s’il n’est né ici, s’il n’a attendu, avec tout le
village, au pied des montagnes. Et ils sont nés encore d’une
terreur, car rien n’est plus terrible, ailleurs ou ici, que d’attendre
et d’être fidèles à l’attente et pourtant attendre encore, et
ils sont nés pourtant, encore, d’une extase, car rien n’est à l’extase
plus semblable que l’attendre ou que la naissance, qui, l’un et l’autre,
enfin, se dénouent dans un cri! Et, les gens d’ici sont nés d’un
cri: quand tu arrives ici, c’est cela d’abord, dans le
silence, que tu entends: tu entends comme l’écho interminable
et formidable et déchirant d’un cri. Car l’air d’ici n’est
pas l’air de la capitale. L’air d’ici est le royaume du soleil,
il est la voûte ardente où tu cries et ris: il est un coffre
immense, et de verre, qui garde mémoire de tout ce dont il retentit
et, pour cela, les gens d’ici ne s’y déplacent qu’avec respect,
ne le respirent qu’avec respect. Et, pour cela, les gens d’ici,
parfois, tu les vois, leur ouvrage interrompu, debout dans un champ,
ou allongés sur un lit, ou immobiles au milieu de la rue, ou penchés
vers la terre, ou simplement, avec les vieux du village, sur une borne
de pierre ou un tronc d’arbre assis, les yeux mi-clos, la bouche
mi-close: ils respirent, ils guettent, ils prêtent l’oreille,
ils écoutent – et ils entendent, interminable, qui roule des
montagnes, sous le ciel, vers les plaines, avec le soleil, leur cri.
- Le chef du village m’a accueilli avec de grands gestes des bras,
il m’a accueilli avec des œillades et des rires et des rires, comme
si nous venions, lui et moi, de traiter une bonne affaire: la
vente d’un troupeau peut-être, et peut-être d’une fille et
peut-être encore d’un boisseau de riz et d’un champ d’oignons
et peut-être seulement l’échange de bons conseils. Il a
dit: bienvenue; il m’a souhaité la bienvenue.
- Il a dit: il y a si longtemps que nous n’avions eu d’autorités
militaires dans notre village.
- Il a dit: il y a si longtemps que nous n’avions vu quelqu’un
qui sût ce que c’est que la capitale.
- Il a dit: il y a si longtemps que nous vivons en paix.
- Il a dit: bienvenue, bienvenue, bienvenue.
- Alors la plus âgée de ses filles m’a lavé le visage et les
mains, elle a pris mon visage et mes mains dans un linge humecté d’eau
pure et de citron.
- Elle a dit: bienvenue.
- Elle a dit: bienvenue, bienvenue, bienvenue parmi nous.
- Elle a dit: il y a fête, ce soir, au village, en l’honneur
de ton arrivée parmi nous. Ce soir, les gens du village se
réjouissent de ta venue parmi nous. Tout le village, pour ta
bienvenue.
- J’ai allumé une cigarette. Le chef du village m’a demandé une
cigarette. Il m’a fait entrer dans le bureau du chef de gare et il m’a
montré, sur le mur, une carte semblable à celle sur laquelle, dans
la capitale, on m’a montré le village. On n’y voyait pas le
village. On y voyait des plaines jaunes, et des montagnes roses. On y
voyait des chiures de mouches, et de la poussière aussi, et
peut-être aussi des toiles d’araignée. A mes pieds, et à ses
pieds, le carré sec, et ardent, du jour, par la fenêtre – et à
mes pieds, et à ses pieds encore, les ombres, sèches, et ardentes,
et nettes, de sa femme et de ses filles, demeurées sous le soleil.
- Il a dit: jusqu’à demain, jusqu’à ta prise de fonction,
ma demeure est ta demeure, et ensuite encore, et toujours.
- Il a dit: ma demeure est la plus fraîche entre les fraîches.
- Il a dit: viens chez moi, repose-toi chez moi.
- Il a dit: viens.
- Il a écrasé sa cigarette, j’ai écrasé ma cigarette, nous
sommes sortis et, dehors, j’ai vu le soleil me boire et le soleil,
ardemment, boire mon ombre à mes pieds.
- Alors la fatigue m’a accablé.
- Et j’étais heureux.
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