Les enfants ont jeté du sel sur ma tête, en riant. En riant, les jeunes femmes m’ont fait asseoir sur des coussins, me poussant, me tirant, puis elles ont dansé pour moi – elles ont dansé, et leurs gestes dans l’air vineux, et leurs mains au bout de leurs bras sonnaillant: tout le village frappait dans ses mains. Assis, j’ai eu le goût du sel, âcrement, dans ma bouche. Assis encore, j’ai vu et j’ai goûté les gestes, et les grâces, et les rires.
J’ai écouté parler les gens d’ici.
Ils disent: la récolte sera médiocre.
Ils disent: la montagne a mangé dix agneaux.
Ils disent: les filles et leurs compagnons sont beaux comme des arbres: ils agitent leurs bras et les oiseaux y nichent.
Et nous avons mangé des viandes et du riz, des baies rouges et des jattes de lait aigre, des fruits secs et des verdures croquantes. Et nous avons bu et nous avons bu du vin noir, à longues gorgées. Et je leur ai offert des cigarettes. Et les flacons vides ont roulé sous nos pieds.
L’ivresse, ici, est autre chose. L’ivresse, ici, parle d’autre chose. Elle parle d’espaces aussi nus que la paume, seules y croissent des herbes dures. Elle parle d’un ciel qui ne parle de rien, d’un ciel qui brûle et qui se tait, d’un ciel immense et fourvoyant. Elle parle des formes sous le ciel, des formes violentes, et dangereuses, des formes simples, et nocturnes: l’ivresse, ici, la nuit y prend place, la nuit y gonfle et s’y tend comme à la branche la fleur, qui déchire l’écorce et la fait saigner et enfin éclate avec chacune de ses couleurs et chacun de ses parfums – car ici, les fleurs, c’est dans la nuit que tu les sens: le jour, elles meurent, mais la nuit, ah!, la nuit... L’ivresse, ici, ressemble à la mort, ressemble à la paix: elle est quiète, et plane, et pourtant elle tremble aussi, et cependant l’inquiétude la parcourt comme d’un devoir à remplir qu’on oublia et qui retourne dans le rêve avec un mufle de dragon. L’ivresse, ici, comme un animal familier – et tu te serviras de sa force, et tu te rassures de la force de son col et de celle encore de ses jambes antérieures ou de son arrière-train que tu flattes en songeant à la moisson future ou à la course future ou à la noce future de ta fille et l’accroissement de ton cheptel devant la rage de ton voisin, ou encore: comme un animal dans sa sauvagerie et tu reçois assurance de sa violence et de sa capacité à excéder ton usage et à mettre en péril ton usage et ton labeur avec ses crocs et ses griffes et son groin fouisseur et ce lacs brisé que tu posas qui te contemple ainsi qu’un œil crevé de toute l’inquiétude de sa brisure aux abords de l’enclos brisé – l’ivresse, elle pousse son mufle tiède contre ta paume, et contre ta poitrine son mufle et ses naseaux, jusqu’au bord de ton cœur, au début de ton âme: et elle souffle chaud son souffle chaud de chose chaude et vive qui te renverse et te surprend.
Car le vin noir d’ici est encore tel le serpent: qui l’a bu, sa tête engendre des dragons. Le vin d’ici, il est à la mesure de l’attente de ce sol, et de la fidélité à l’attente de ceux qui arpentent ce sol, à la mesure de leurs rêves et de leurs peurs et de leurs joies: il est de la bienvenue le suc et le goût, il est du cri interminable la salive, au coin de la lèvre qui crie, écumant. Je parle et je suis ivre – mais toi, toi, que sais-tu des saints et des idoles que tu honores? Tu parles et tu es sobre, mais ton cœur, quel vin noir y croupit qui fut pour toi vendangé et foulé, et divisé en foudres, et lentement mûri afin que tu le répandisses en partage et en offrande et en libations? Je parle et je suis ivre et toi, toi qui crois écouter, où es-tu, sous ta moue de dénégation polie? Je parle et je suis ivre et ceci est mon histoire, mon rêve: un peu de vin, à la lèvre qui crie écumant, et sur le sol encore, à la jointure des tapis, cette tâche encore qui s’accroît et qui dessine la forme même de l’ivresse et celle peut-être, également, du bonheur et du désespoir: comme un vol d’oiseaux aveugles et criards, sous un ciel mince, et veuf de couleurs, et bientôt le ciel l’a bu, et où, les oiseaux? – or, qui es-tu pour y prendre place et la revendiquer?
Alors –
Alors a véritablement commencé la fête, la réjouissance en mon honneur, le bruit entier et les bras ouverts entièrement de la bienvenue alors.
Il y eut d’abord – je m’en souviens, tu me crois ou ne me crois pas mais je te l’affirme: je m’en souviens – un murmure, léger: l’herbe, sous le vent. Ou: les sources, sous les rocs, les chemins secrets de l’eau. Ou: les fleurs, parmi les branches. Or cette rumeur, voici qu’elle s’est faite rumeur, et cette rumeur, voici qu’elle est tambours!
De tous côtés ils ont débouché: sur la place jonchée de tapis, de dessins laineux et multicolores, couleur de sable et de sang, ils sont arrivés – et par les ruelles encore, où sont les demeures tremblantes dans l’été tremblant des torches, ils sont arrivés – et par le flanc encore de la montagne proche, par les buissons et les bosquets, au long des pierres et des troncs, ils sont arrivés. Tous les hommes du village, et les femmes aussi du village, et tous les enfants: leurs mains frappent les tambours. Tous ensemble, et identiquement tous: tous les tambours de la montagne.
Car il y a les tambours et vois: il n’y eut plus que cette terreur, comme d’un cœur. Le cœur des montagnes: ces tambours. Le cœur vivant des roches: ces tambours. Et la nuit gigantesque et titubante, la profonde noirceur sans mesure: la main même, et folle, dont grondent les tambours! De chaque recoin de l’oreille, de chaque repli de l’ouïe, et du moindre cligner de l’œil, de la crainte la plus infime, de la suspension légère, si courte, un instant à peine, où l’on n’est pas même le fil ténu qui relie le soi au soi, voici qu’ils ont jailli, de chaque secret de la nuit.
D’abord il y eut: les tambours, la présence soudain des tambours, comme un parfum, soudain, dans la bouche, si flagrant,
ah!
tu défailles et comme une étreinte à son comble, tant violente,
ah!
c’est mourir, avec ton propre cœur battant entre tes propres dents qui mordent! puis
– alors, ils sont arrivés. Chaque homme du village, et du village chaque femme, et les enfants parmi eux, vêtus de dépouilles de fauves, ours, et loups, vêtus de nuit, vêtus de la musique des tambours: tous et chacun, ils furent là, et s’y tenant, chacun vêtu de loup, vêtu d’ours, les crocs luisants dans la fumée lourde des torches, les yeux gluants de l’entière nuit alentour battante, ameutée – et, sur leur poing clos, tous et chaque portaient la forme blanche d’une orfraie.
Comme – comme si chaque bête fauve de la nuit sourdait de la nuit pour se produire à la lueur menteuse des torches, chaque terreur ensuée. Les loups et les ours, les herbes et les rocs, les ronces et les serpents. Les loups et les ours, les rêves, les dragons, les vieilles peurs couleur de nuit. Tous les enfants de la montagne. Toutes les hautes montagnes: chacune d’entre elles. Toutes les craintes, chaque croc, et les broiements et les effrois, et l’effleurement encore, à la joue du dormeur, d’une invisible main, et ce grincement, à l’oreille de l’éveillé qui tremble et gémit et sue, d’une mâchoire animale: les rêves de la montagne. Tous les murmures: la voix encore des sources, et les rumeurs: un serpent sur la pierre froide.
Comme si –
L’homme, ici, il ne se distingue pas de l’ombre. L’homme, ici, il se résume à cette forme d’ombre sur la paroi du refuge, ce dessin agité sur la muraille dans la démence des torches qui s’unit, par l’ombre, à la forme de la nuit – et par-derrière lui, qui s’avance et se fond à sa silhouette humaine, cette autre ombre plus sombre et plus ferme et plus sûre, peut-être est-ce le lion, ou la hyène, ou le lynx aussi, ou l’ours griffu? L’homme, ici, et l’animal, ici, le chasseur et le chassé qui peut dire qui ils sont? L’homme, ici, le pacte qu’il signe avec la nuit chaque nuit, les rêves et sa sueur le lui rappellent, chaque nuit – et s’il refuse ou s’il oublie, s’il néglige le prix de sa promesse et de son engagement, l’animal est là, aux yeux jaunes, et jaillit, avec ses yeux jaunes et le dévore pour que la montagne boive son sang. Et s’il refuse encore, s’il oublie encore, le soleil dans le jour est là, qui l’embrase et inhale ses cendres et les souffle sur les flancs de la montagne. Et le rêve également est là, qui appuie sur la poitrine, et pèse, et hume de son mufle mouillé la face du rêveur.
Les loups et les ours, les lynx et les serpents, les ronces et les pierres, les dragons et les dragons...
Ils ont dit: – mais je n’ai pas voulu entendre.
Il ont dit: – mais je n’ai pas pu entendre, et j’ai brûlé, mes yeux brûlèrent dans la lueur des torches et mon cœur brûla, où la nuit jetait ses poignées de sel.
Ils ont dit: – mais la nuit, plus que le soleil, elle dévore et elle ne laisse pas en paix, elle s’offre immense et vide immensément car si devant le soleil tu te prosternes et tu adores et tu reçois sur tes yeux le sceau brûlant de l’allégeance, de la nuit, que reçois-tu que le vide où les yeux s’égarent et le vide où tes mains s’égarent et tu es mort déjà peut-être, les yeux mal refermés? Mais la nuit, immobile, immobilement patiente et éternelle quand le soleil, comme toi, il croît, il décroît et même il meurt et peut-être il souffre et c’est son sang que le soir répand – le sang d’un vivant et d’un jouet, à ta semblance, du changement et de la mobilité – mais la nuit, cette sueur, cette obsession?
Toutes les femmes avaient disparu, toutes les femmes, et tous les hommes avaient disparu, et les enfants, chaque visage: il ne restait que les loups, et les dents, les ronces, les rocs, et les reptations – avec, au poing clos de chacun, le poids griffé des oiseaux de la nuit. Alors, avec leurs pattes et leurs griffes, ils ont frappé le sol et le sol suait de la poudre, il bondissait à la rencontre de leurs griffes sous les tapis, et j’ai regardé; ils ont bondi, et tourné, et glapi, ils ont roulé sur le sol et ils ont ahané dans l’accouplement et dans la lutte et dans le jeu, ils ont grondé, et montré des crocs, et mugi, et ululé, ils ont mordu – et je regardais. Tu ne me crois pas, tu ne m’entends pas, je le sais, mais je te dis: je le sais: j’ai vu danser les ours, et les loups, les lynx et les basilics, j’ai vu danser les vieilles présences ancestrales, les totems et les idoles animales, et chaque crainte du cœur d’homme, chaque terreur, et tous les masques, tous les mufles de la nuit. J’ai vu danser les dragons, et les ronces amères, et les roches amères, les roches bréhaignes qui jamais n’auront de fruit, et les tambours des sources secrètes, et les pattes velues, les griffes où court la veine bleue – toutes les choses autour de nous vivantes, le vent encore et la terreur qui naît du vent, et les feuillages fourmillants, chaque pierre, et l’aragne, et la pluie qui ne vient pas sur la récolte qui tombe à genoux, et la moindre herbe, et la fleur crucifiée sur sa tige, et la lourdeur du bois qui blesse la branche, et l’oiseau sinistre dans son vol inverse avec l’homme en dessous du ventre à plumes, dans son trou, l’homme inachevé qui guette par l’ouverture de son trou le peuple entier des choses entières et, à sa dissemblance, achevées, et présentes et unanimes avec la vie entière, les vivants exacts, exactement emplis d’eux-mêmes d’un bord à l’autre de leurs pelages, de leurs plumages ou de leur écorces qui vibrent, qui croissent, qui chassent, qui voient, qui crient, et qui exultent, les yeux ouverts.
Puis – soudain, tous et chaque: ils ont lâché les oiseaux de la nuit. Alors, ils ont ouvert leurs griffes, ouvert leurs serres et leurs poings clos, ils en ont libéré la prise et j’ai vu, contre ma face entre ses deux ailes blanches, j’ai vu le regard même, et dilaté, de la nuit: cent fois deux fruits noirs, deux baies amères où gonfle la terreur sous sa peau de plumage blême, cent fois deux meurtrières dans la muraille de la nuit et, en leur fond, la présence même, et dilatée, de l’arc terrible et de la flèche terrible du vivant sans merci.

Trois brèves légendes: troisième brève légende - 8