Je suis, de ce village, l’autorité la plus haute, et comme le gardien responsable, et comme encore le père peut-être, le jalon et l’homme posté qui garantit. J’accomplis mon devoir, je rends à ma patrie les honneurs qu’elle attend et qui sont son inaliénable dû et pour les gens d’ici, je suis encore le monde et l’ordre à l’intérieur duquel eux-mêmes désormais, le cœur plus léger et la main plus légère et plus certaine dans ses actes, portent sûrement au compte de leur vie l’ordre intime des jours qui passent et des tâches accomplies, les immédiates comme les plus abstraites. Je suis soldat, je réponds de ma présence, je m’unis au destin et au dessin de mon pays afin que tous, ici, se sentent, même à cet extrême sauvage, une partie, et essentielle, du grand ensemble organique et vivant de la loi – afin que nul, dans son ombre, n’y goûte la peur et afin encore que tous, même aux confins, à sa douceur aient part et droit dans la communion. Car peut-être n’y a-t-il de communion qu’au moyeu de la loi, tournant et affirmant, et peut-être n’y a-t-il de douceur que dans le consentement – mais peut-être, en fait, n’y a-t-il que des mots, des mots semblables aux mouches paresseuses de la fin du jour qui d’une pièce à l’autre bourdonnent et se heurtent sans cesse aux murs blancs où se recueille la force défunte du jour, des mots seulement et seulement, encore, à la fin du jour: cette lueur violette et cette douceur violette qui vous terrassent, et de quel mot la nommer, dont l’irruption fait aux yeux monter les larmes et le cœur bat à s’en rompre qui sent et sent la loi éparse sur toutes choses à l’entour et ne peut qu’il l’ait rassemblée et condensée afin de s’y soumettre et s’y absoudre entièrement?
De route, pour me rendre à mon cantonnement, au flanc de la montagne, je n’en ai pas trouvée: il n’y avait pas de route pour me montrer la voie: il n’y avait qu’un sentier d’herbes et d’abeilles.
Il n’y avait personne non plus pour me montrer la voie: il n’y avait que le soleil qui m’accompagnât, le soleil dépris de ce cortège d’ombres auquel nous sommes accoutumés dans les jardins et dans les rues de la capitale. Car le soleil d’ici est un seigneur jaloux: le soleil, ici, n’a nul besoin de courtisans voilés pour assister son orgueil: c’est toi, et toi seul, dont il attend l’aveu et la génuflexion. Car le soleil, ici, de l’aube au soir, toujours il est le soleil, en surplomb, de midi et il efface les signes d’ombre qui, sur le sol, guident et protègent l’homme.
Quand je suis parvenu à la maison, dans le silence des abeilles, le ciel déjà était dans l’affliction de la nuit prochaine: déjà, du ciel, on voyait la chair talée, comme d’un fruit talée et pourpre mollement.
J’ai regardé la maison, regardé et touché ses quatre murs étroits, et ses quatre fenêtres, et touché encore sa porte et le rebord de son toit où croissent des herbes et l’oiseau, sans doute, au printemps, y niche et y crie. La maison est vieille: elle est vieille peut-être comme la montagne. Mais la maison, son toit était effondré, et, la maison, sa porte n’était que planche pourrie et la maison, elle n’était qu’une ruine sans secours.
Au-dedans de la maison gîte une source, en un bassin de pierres nues. Derrière la maison vit la montagne. Devant la maison s’en retourne le chemin, à pas d’herbes, vers le village: j’ai fait le tour de ma demeure, et je l’ai trouvée étroite, et faible, et comme terrassée: moi qui rêvais de l’ampleur de la loi, et de sa richesse et souplesse ainsi que d’étoffe, de sa complexité et de sa tiédeur complexe dans l’affirmation, j’ai trouvé le siège de la loi étroit et comme démuni et presque suppliant. Puis, soudain, il n’y eut plus que la nuit et j’ai fermé sur moi la porte et je l’ai calée d’une pierre. Alors, j’ai cherché – près du puits noir d’une fenêtre où tremblaient des rameaux d’étoiles – j’ai cherché le sommeil.
Or il y avait mille bruits autour de moi, mille présences et leurs signes et leurs chants encore. Or il y avait mille regards autour de moi, mille gueules emplies de crocs, mille pelages et des guets, et des impatiences et des faims dévorantes également – et tant d’étoiles dans le ciel, comme au rebord du puits l’appel implorant de la profondeur, l’appel, là, éploré, de l’immensité lumineuse et brasillante, tant de bruits dans le bruit de la source, bruits d’animaux sous les étoiles, chassant sans souci du vertige.
Je n’ai pu dormir: j’ai défendu ma vie. Je n’ai pu dormir: les ronces croissaient et elles crissaient, elles déchiraient mes yeux. Je n’ai pu dormir: les loups et les ours approchaient, les lynx et les hyènes guettaient mon sommeil, les fauves grinçaient des dents et la terreur baisait ma face dans mes larmes. J’ai fait du feu, sur le sol sec de la maison, du feu dont protéger et maintenir et affirmer ma vie: toute la nuit, j’ai entretenu le brasier et, toute la nuit, j’ai tenu dans ma main un gourdin enflammé, et je m’y suis brûlé pour ne pas céder au sommeil, ne pas m’endormir entre mes rêves. Toute la nuit, les yeux grands ouverts sur la nuit où m’attendaient mille morts plus redoutables que mourir – et, encore, toute la nuit: une braise devant mon regard, comme un rempart de glaise en flammes, une braise et une braise infiniment guettée et désirée et inquiétante, où mon souffle s’est desséché au parchemin cru de mes lèvres.
Toute la nuit et également: la nuit entière comme au rebord du puits l’on guette le bruit de la pierre jetée (et ta vie est suspendue à cet écho qui ne vient pas et que tu désires et dont tu mourras s’il ne vient satisfaire ton oreille).
Enfin le ciel est revenu, le ciel lourd de la lourdeur, en son centre, du soleil, le ciel miséricordieux sous l’étroite amitié de qui les choses sont, et elles sont visibles et elles sont également réfutables, et sinon réfutables du moins locales, et roses aussi, puis bleues, puis choses et seulement – le ciel calculable et raisonnable est revenu: le feu mourut mais le soleil. Le jour naquit, et, ce jour-là, j’ai refait mon toit avec des arbres morts, avec les cailloux coupants de la montagne et des épineux. J’ai refait la porte avec des arbres morts et des épineux, avec des branches vertes encore sous le cri des oiseaux et des herbes aussi, ligneuses et résistantes, tressées et des fenêtres, j’ai conservé celle-là seule qui garde le chemin, mais nulle de celles dont l’inquiétude ne connaît que la montagne, et ses périls, et ses grandeurs. Tout le jour, j’ai bâti ma maison dans le jour et ma maison: elle est temple pour le recueillement, et elle est fortin et également elle est rempart, et une borne, elle est terme revendiqué et elle se carre dans la revendication de ses limites obtuses, elle est comme la jarre, au cellier, sous son obstruction de cire ou de liège, où décante, dans la mort de la vigne vivante dont fut sans merci la chair pour sa sueur jusqu’à la dernière goutte pressée, foulée, et déchirée, le vin abject de la peur et du refus opiniâtrement crispé sur son refus: car la loi, sache, elle n’offre pas, mais elle se crispe: elle n’affirme pas, mais elle tente, et elle tremble d’échouer. Et tout le jour au cœur et comme à la pointe même, vibrante, du jour, comme le point extrême et doré de sa course, je me suis souvenu de la nuit, de chaque nuit en puissance dans la nuit, de chaque présence à la cour de son royaume: le moindre bruit, le moindre frottement – écoute! – de la tige creuse sur la tige, le moindre insecte, dans l’air, avec son fredon d’ailes qui est soupçon d’une présence terrible et secrète, ils me furent ambassadeurs, tous, chaque, et tyranniques, des ours et des loups, des dragons et des lynx, des serpents et des serpents, du désordre et de l’anarchie du vivant.

Trois brèves légendes: troisième brève légende - 10