DEUX

 

 

Il ne servait plus de rien, mon bel uniforme. Il ne servait plus à quiconque ni moi. Dans mon uniforme, sous son étoffe durcie de crasse collée de sueur, j’étais un crabe : un crabe entre les crabes, et qui sentait la sueur et l’aigreur de la peur. Il ne servait plus de rien : il collait à ma peau et ses plis cassés m’entraient dans la chair comme des pinces. Et encore : comme des pinces, ses boutons dorés dédorés par la sueur et la peur, comme des pinces ils cliquetaient autour de moi. Comme des mouches, aussi, le frôler, sur l’étoffe, de l’étoffe : comme un vol massif de mouches, et furtives.
Des jours et des jours j’y comptais ma vermine : d’autres crabes, d’autres insectes, d’autres grouillements, d’autres manières de hanter le vif, dans la ténacité de vivre. Dans mes cheveux et cette barbe urticante que je ne rasais jamais pour mieux y perdre mes doigts, et sous mes aisselles de broussailles, mon pubis de buisson : ce grattement, là : de la vermine. Et cette autre irritation, là : plus de vermine et plus encore. Immobile, je me réduisais de ma puissance entière à mon immobilité – et je sentais les mouvements sur moi de ma vermine, ses façons, ses hésitations, ses pauses avides au bord de la plaie, ses repas terrifiés, ses famines sans rémission et ses cessations repues. Et ses pontes : car la vie n’a de cesse. Ainsi que la montagne n’est jamais la plus haute montagne et Dieu jamais n’est lui-même que dans la poursuite effrénée de son impossibilité, ainsi la vie n’a de cesse. Comme la source : la vie. Et comme la vermine et aussi : comme le chant. Comme la peur. Comme mon immobilité : en moi-même, dans l’immobilité, seule demeure cette source de terreur, pure entre les pures, cette science de la nuit, cette faim du désastre et de son apaisement jusqu’au comblement. Or, dis, toi qui ne sais savoir : peut-être ne sommes-nous que la vermine de ce qui est ? Peut-être ne sommes-nous que cette irritation, là, et cette irritation plus pressante encore, là, et là, et là également, ces crabes seulement, ces carapaces et ces claudications trouvant, dans le bref mouvement urgent de la main pleine d’ongles sous quoi, soudain, voici le sang !, trouvant, dans l’éclatement de leurs armures et leur mêlée enfin au sang ardemment désiré – tout s’emmêle, la patte brisée avec la brisure de mandibules, et l’entraille translucide avec le frai, et avec l’œil aussi, et le goût encore, ferreux, salin, du sang – l’éclair éclaboussé de leur justification et celui de leur désaltération et apaisement et accomplissement totaux.
Car sache : un jour, j’ai vu ce qui est. Un jour, je dis bien : un jour. Car la nuit, ce qui est se contente d’être, et est tel en son plus profond, et si profondément même, à soi-même si joint et lié, si contusionné par ce cimentement sans faille de soi à soi et ce plus qui unit le soi à soi, que tu n’y peux faire entrée et tu ne peux partager : tout se tient dans la terreur de sa propre présence hésitante et faillible. Mais le jour, ce qui est tient cour, et reçoit les ambassades, reçoit les lettres d’agrément et opine, et accepte, et juge sous l’éclat infaillible de la légitimité. Le jour, ce qui est se tient sur son trône avec le sceptre d’être et tous les autres attributs de sa charge (et l’ombre issue du soleil autour de lui étale autour de lui le manteau de royauté, la variable tunique magistrale), il se tient, selon sa pose et sa damnation particulière et son titre singulier avec sa généalogie singulière entre les autres trônes – et il se tient dans l’abord : tu peux l’aborder, et parfois tu l’abordes ou tu tournes la face et la jettes dans la poussière au pied du trône où tu baises le manteau noir. Mais la nuit –
Or sache : un jour, j’ai vu – tu ne me crois pas, mais je te le dis : j’ai vu – j’ai vu ce qui est. D’abord, je n’ai rien vu : j’étais dans l’ombre de ma fenêtre, je me tenais accroupi dans la cour de ma fenêtre, comme un singe, comme un bouffon, comme un amuseur qui a perdu les chemins de son art et vole aux chiens leur pitance et comme eux grogne dans la disgrâce, quand soudain –.
Il y avait les mouches. partout, comme tous les jours, selon la coutume de mes jours et du soleil d’ici, sur les murs, le sol, sur ma peau, sous mes yeux, sous ma langue, les mouches sur les poutres et dans l’air comme un pollen, quand soudain –.
D’abord les mouches, les myriades, les impatiences et les frénésies, les vrombirs, les zézaiements, quand soudain –.
Le silence. Ou, plutôt que le silence : l’extrême de l’attention, le figement dans la surprise comme un chant qui chante et tu ne l’entends plus mais ce n’est que toi qui ne l’entends pas, non lui qui se tait et s’efface, car il a repris, plus bas, selon un autre mode, un autre bourdonnement, une autre manière d’être chant.
Le silence. Et, plutôt que le silence, le soupir : ainsi qu’une étoffe qui se déchire d’usure : elle soupire de cette tension en elle exprimée enfin à la façon dont le jus du fruit sous la dent ou le bec ou la pression d’être fruit s’exprime, elle se rend à cette tension d’elle enfin qui se rompt et la rompt et la rend au fluide. Ainsi qu’une soie trop portée : on voit l’épaule nue, ou la jambe nue, ou la blancheur nue dessous dans le soupir de l’étoffe qui glisse et s’en va et la surprise de qui se voit mis à nu.
Le silence : il n’y avait plus de mouches. De mouches, il ne demeurait que l’essaim assourdissant de leur départ, la creuse ruche, le bruire en-allé, avec cet autre bruit en son en dessous, cette autre rumeur : de pas peut-être, ou de heurtement d’une chose volontaire sur une chose inerte parmi le froissement de choses involontaires et vibrantes. De clopinement. Dans l’effort. Dans l’hésitation. Dans l’épuisement et le précipité ensemble à pénibles pas pressés. Un. Puis un. Puis un et un et un. Et encore une fois : un.
Sous le silence moucheté.
J’ai levé la tête. J’ai approché ma tête du bord de la fenêtre. Et j’ai vu ce qui est, dans son horreur et sa merveille et sa douceur terrible. Ce qui est était venu vers moi, vers ma peur peut-être et peut-être vers ma question et peut-être et surtout vers ma source entre les murs. Jusqu’à moi durant combien de pas ? Combien, jusqu’à moi, de trébuchements et de tressaillirs et de défaillances, combien de moments où tout va cesser : on est parvenu où tout cesse (et tout se tient, autour de soi, en surplomb de soi, dans la certitude de s’abîmer avant l’autre instant successif): l’autre moment successif après le moment que voici s’efface, il n’y a plus qu’une immense fatigue et un soulagement immense et encore un mépris et une rage et une dérision immenses et pourtant, également : un plaisir immense et un allégresse non-pareille. Combien, jusqu’à moi, de ravissements et de vœux et de renâclements ? Ô toi qui sais peut-être plus que je n’en saurai jamais, sais-tu combien d’amour et de patience et de révulsion convulsée vinrent ainsi à moi, pas à pas, trébuchant ?
Un âne se tenait devant moi. Un âne, avec ses yeux bombés d’âne, ses yeux liquides de bête de somme d’un noir si noir qu’il semble nacre, et ses cils lourds de larmoyer, et ses oreilles d’animal et d’âne bâté, ses oreilles de crin si doux que la paume, sans les toucher, tremble d’un tel poids de précision dans la douceur – un âne encore avec sa tête d’âne, avec sa peau velue tendue exactement sur les os si présents, sous la peau, de la gueule, si exactement tendue qu’on ne peut que jalouser une si exacte, une si pure, coïncidence de l’être à la peau et de la peau à soi (quelle voile, dis-moi, est si exactement tendue qu’elle embrasse, du vent, tout ce qu’est le vent entre ses bras jeté, et y coïncide et s’y ajuste ? et quelle lessive à sa blancheur et quel amour, encore, à ce qu’il aime, s’ajuste au point que la jonction de l’un à l’autre n’est plus : fonction, mais grâce, et contrat en tous ses points accompli, et tellement, même, que les contracteurs jouissent de plus encore que ce qui leur était accordé dans la garantie du contrat ?) – un âne, dans sa forte odeur et son haleine très forte issant des naseaux d’un gris de rose grise humectée d’écume, et son tremblement, sur les pattes noueuses, d’âne supportant, en plus du fardeau d’être, son fardeau de bois, ou de blé, ou de sel, ou d’homme ou de femme avec l’enfant de l’homme et de la femme qui lui brisent l’échine et crucifient ses pas au sol, – un âne, avec cette amitié et cette unisson profonde qu’ont les cailloux et les animaux de cette espèce, les herbes torses et épineuses s’évaporant en fleurs velues de bleu hirsute, les touffes craintives et balsamiques, les chemins perdus de lumière, les collines plus dures et plus nécessaires, au regard, que les vertèbres des échines d’ânes pour la bonne marche de ces animaux, et les animaux de cette engeance – un âne se tenait devant moi et, devant moi, il agonisait.
Un ours l’avait éventré – et il agonisait.
Un loup l’avait déchiqueté – et il agonisait.
Devant ma fenêtre, ma seule ouverture, devant cette mince dalle de jour où le jour inscrivait ses comptes et ses débits, ses possessions et ses engagements – l’âne mourait, les pattes prises aux nœuds fumants de ses entrailles puantes. A ses pieds, entre ses sabots, dans le frémir continu du corps entier vidé comme un poisson vidé d’une seule traction du poignet parmi l’aveuglement halluciné du port balancé d’ailes de mouettes et d’ailes de barques à l’arrêt, ce tas rose, et gris de rose grise funéraire avec aussi le bleu intérieur, la nacre des organes intérieurs humides de lymphe et de sang sale et d’humeurs vives et voraces, ce monceau de palpitation où s’étaient abattues mes mouches, mes fidèles, mes pressantes empressées, dans l’ivresse d’un trop-plein si délectable qu’il soûle et semble abondance délicieusement incontrôlée, cette masse, là, flasque et comme marine et, de la mer encore, exhalant la vigoureuse senteur de brassage et de fermentation, de chimies et de travaux obscènes – la conque verte du pancréas, avec la grosse veine à son entour ainsi qu’une algue de rougeur et de rondeur et de ténacité enlaçante, et l’autre conque pourpre, veinulée, vibratile, lobée, du foie, et l’enchevêtrement de l’intestin d’un rose de rose épuisée jusqu’au rosâtre qui se plie sur soi-même et sur soi-même se replie et se noue et se contracte et se ramasse et se rassemble dans le halètement affolé de la mort exhibée au cœur de l’obscénité de son labeur – ce fatras de matières, de mouvements, de frissons : ses entrailles, l’athanor même du secret dans le fumet savant du secret éventé.
Or que sommes-nous, le sais-tu, qu’étais-je, dis-moi, face à cette instance d’être extrême et tendue extrêmement aux limites de soi, qu’étais-je, devant cette tenue et cette affliction, devant cette douleur et la montée, dans les yeux noirs, du blême de la mort mouillé des linges de souffrir et des linges de la stupeur, qu’étais-je, par l’interrogation de mes yeux et la crue immense de la terreur en moi à cette vision diminuante et stupéfactrice, cette hébétude et ce relâchement final comme entrailles de l’âme soulagée par la perte incontinente de son mouvoir de chose imperceptible – qu’étais-je, ah !, dis-le moi, qu’une vermine encore vers la plaie accourue, une vermine vibratile, un pou, un ver, par mes yeux et ma terreur et ma compassion avec avidité suçant le sens et la réponse à mon interrogation, la certitude de ma terreur et de mon horreur avec celle également de mon contentement, avalant et mâchant et broyant et associant pour mon accroissement égoïste et la satisfaction de ma faim la chair de cette mort, et le sang de cette mort, et son odeur aussi, et sa hideur encore, un insecte, et une mouche même, autour de cette mort voletant, ici posée, ou là, et là de même dans l’ivresse d’un trop-plein inattendu, avidement assimilant à ma chair de vif terrifié la chair tuméfiée de ce qui est entièrement dans l’entièreté de son mourir total ? Que sommes-nous, oh, dis-le moi, murmure-le moi, que sommes-nous et qu’étais-je, mes yeux dans les yeux de cet animal à l’agonie, qu’une vermine armée de son suçoir et sa pompe nasale, qu’étais-je qu’une guêpe-tarière, ou le scolopendre, ou tout autre insecte repoussant et parasite, pompant avec fureur le suc nourricier de l’être dans la quintessenciation que m’en offrait sa mort ?
Et je te le dis : en vérité, je te le dis et, si tu ne veux m’entendre, je te le crie – et si tu ne veux m’entendre, je te le susurre et l’insinue et le fredonne : nous ne sommes, de l’être, que la vermine. De ce qui est, nous ne sommes que le soupçon, que l’irritation superficielle. de ce qui est, nous sommes la cloque sur sa peau, la verrue agaçante, la carie et le furoncle et le clou. Nous sommes le poison, la male substance, l’ampoule de pus qui se forme et soudain
                                                                                   éclate !
dans l’égouttement nauséabond de matières nauséabondes et venimeuses.
Nous ne sommes, de l’être, que le parasite : de cela en nous qui est, nous ne sommes que le bourdonnement superflu, l’irritante chansonnette idiote, le bavardage, le parler sans fin pour sans fin ne rien dire, – et la nuit vient qui du revers de la main nous écrase sur le mur de notre âme.
Or la nuit vient, qui presse, en nous, la chair de cela seul qui est, la presse entre ses doigts rugueux de mère immense et rugueuse avant que de la jeter au feu de son amour, et enfin elle y pète et y craque et s’y consume, la tique convulsée de notre âme.

Trois brèves légendes: troisième brève légende - 16