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- Il ne servait plus de rien, mon
bel uniforme. Il ne
servait plus à quiconque ni moi. Dans mon uniforme, sous son
étoffe durcie de crasse collée de sueur, j’étais un
crabe : un crabe entre les crabes, et qui sentait la sueur
et l’aigreur de la peur. Il ne servait plus de rien : il
collait à ma peau et ses plis cassés m’entraient dans la chair
comme des pinces. Et encore : comme des pinces, ses boutons
dorés dédorés par la sueur et la peur, comme des pinces ils
cliquetaient autour de moi. Comme des mouches, aussi, le frôler, sur
l’étoffe, de l’étoffe : comme un vol massif de
mouches, et furtives.
- Des jours et des jours j’y comptais ma vermine : d’autres
crabes, d’autres insectes, d’autres grouillements, d’autres
manières de hanter le vif, dans la ténacité de vivre. Dans mes
cheveux et cette barbe urticante que je ne rasais jamais pour mieux y
perdre mes doigts, et sous mes aisselles de broussailles, mon pubis de
buisson : ce grattement, là : de la vermine. Et
cette autre irritation, là : plus de vermine et plus
encore. Immobile, je me réduisais de ma puissance entière à mon
immobilité – et je sentais les mouvements sur moi de ma vermine,
ses façons, ses hésitations, ses pauses avides au bord de la plaie,
ses repas terrifiés, ses famines sans rémission et ses cessations
repues. Et ses pontes : car la vie n’a de cesse. Ainsi que
la montagne n’est jamais la plus haute montagne et Dieu jamais n’est
lui-même que dans la poursuite effrénée de son impossibilité,
ainsi la vie n’a de cesse. Comme la source : la vie. Et
comme la vermine et aussi : comme le chant. Comme la peur.
Comme mon immobilité : en moi-même, dans l’immobilité,
seule demeure cette source de terreur, pure entre les pures, cette
science de la nuit, cette faim du désastre et de son apaisement jusqu’au
comblement. Or, dis, toi qui ne sais savoir : peut-être ne
sommes-nous que la vermine de ce qui est ? Peut-être ne
sommes-nous que cette irritation, là, et cette irritation plus
pressante encore, là, et là, et là également, ces crabes
seulement, ces carapaces et ces claudications trouvant, dans le bref
mouvement urgent de la main pleine d’ongles sous quoi, soudain,
voici le sang !, trouvant, dans l’éclatement de leurs armures
et leur mêlée enfin au sang ardemment désiré – tout s’emmêle,
la patte brisée avec la brisure de mandibules, et l’entraille
translucide avec le frai, et avec l’œil aussi, et le goût encore,
ferreux, salin, du sang – l’éclair éclaboussé de leur
justification et celui de leur désaltération et apaisement et
accomplissement totaux.
- Car sache : un jour, j’ai vu ce qui est. Un jour, je dis
bien : un jour. Car la nuit, ce qui est se contente d’être,
et est tel en son plus profond, et si profondément même, à
soi-même si joint et lié, si contusionné par ce cimentement sans
faille de soi à soi et ce plus qui unit le soi à soi, que tu n’y
peux faire entrée et tu ne peux partager : tout se tient
dans la terreur de sa propre présence hésitante et faillible. Mais
le jour, ce qui est tient cour, et reçoit les ambassades, reçoit les
lettres d’agrément et opine, et accepte, et juge sous l’éclat
infaillible de la légitimité. Le jour, ce qui est se tient sur son
trône avec le sceptre d’être et tous les autres attributs de sa
charge (et l’ombre issue du soleil autour de lui étale autour de
lui le manteau de royauté, la variable tunique magistrale), il se
tient, selon sa pose et sa damnation particulière et son titre
singulier avec sa généalogie singulière entre les autres trônes
– et il se tient dans l’abord : tu peux l’aborder, et
parfois tu l’abordes ou tu tournes la face et la jettes dans la
poussière au pied du trône où tu baises le manteau noir. Mais la
nuit –
- Or sache : un jour, j’ai vu – tu ne me crois pas, mais
je te le dis : j’ai vu – j’ai vu ce qui est. D’abord,
je n’ai rien vu : j’étais dans l’ombre de ma
fenêtre, je me tenais accroupi dans la cour de ma fenêtre, comme un
singe, comme un bouffon, comme un amuseur qui a perdu les chemins de
son art et vole aux chiens leur pitance et comme eux grogne dans la
disgrâce, quand soudain –.
- Il y avait les mouches. partout, comme tous les jours, selon la
coutume de mes jours et du soleil d’ici, sur les murs, le sol, sur
ma peau, sous mes yeux, sous ma langue, les mouches sur les poutres et
dans l’air comme un pollen, quand soudain –.
- D’abord les mouches, les myriades, les impatiences et les
frénésies, les vrombirs, les zézaiements, quand soudain –.
- Le silence. Ou, plutôt que le silence : l’extrême de l’attention,
le figement dans la surprise comme un chant qui chante et tu ne l’entends
plus mais ce n’est que toi qui ne l’entends pas, non lui qui se
tait et s’efface, car il a repris, plus bas, selon un autre mode, un
autre bourdonnement, une autre manière d’être chant.
- Le silence. Et, plutôt que le silence, le soupir : ainsi
qu’une étoffe qui se déchire d’usure : elle soupire de
cette tension en elle exprimée enfin à la façon dont le jus du
fruit sous la dent ou le bec ou la pression d’être fruit s’exprime,
elle se rend à cette tension d’elle enfin qui se rompt et la rompt
et la rend au fluide. Ainsi qu’une soie trop portée : on
voit l’épaule nue, ou la jambe nue, ou la blancheur nue dessous
dans le soupir de l’étoffe qui glisse et s’en va et la surprise
de qui se voit mis à nu.
- Le silence : il n’y avait plus de mouches. De mouches,
il ne demeurait que l’essaim assourdissant de leur départ, la
creuse ruche, le bruire en-allé, avec cet autre bruit en son en
dessous, cette autre rumeur : de pas peut-être, ou de
heurtement d’une chose volontaire sur une chose inerte parmi le
froissement de choses involontaires et vibrantes. De clopinement. Dans
l’effort. Dans l’hésitation. Dans l’épuisement et le
précipité ensemble à pénibles pas pressés. Un. Puis un. Puis un
et un et un. Et encore une fois : un.
- Sous le silence moucheté.
- J’ai levé la tête. J’ai approché ma tête du bord de la
fenêtre. Et j’ai vu ce qui est, dans son horreur et sa merveille et
sa douceur terrible. Ce qui est était venu vers moi, vers ma peur
peut-être et peut-être vers ma question et peut-être et surtout
vers ma source entre les murs. Jusqu’à moi durant combien de
pas ? Combien, jusqu’à moi, de trébuchements et de
tressaillirs et de défaillances, combien de moments où tout va
cesser : on est parvenu où tout cesse (et tout se tient,
autour de soi, en surplomb de soi, dans la certitude de s’abîmer
avant l’autre instant successif): l’autre moment successif après
le moment que voici s’efface, il n’y a plus qu’une immense
fatigue et un soulagement immense et encore un mépris et une rage et
une dérision immenses et pourtant, également : un plaisir
immense et un allégresse non-pareille. Combien, jusqu’à moi, de
ravissements et de vœux et de renâclements ? Ô toi qui sais
peut-être plus que je n’en saurai jamais, sais-tu combien d’amour
et de patience et de révulsion convulsée vinrent ainsi à moi, pas
à pas, trébuchant ?
- Un âne se tenait devant moi. Un âne, avec ses yeux bombés d’âne,
ses yeux liquides de bête de somme d’un noir si noir qu’il semble
nacre, et ses cils lourds de larmoyer, et ses oreilles d’animal et d’âne
bâté, ses oreilles de crin si doux que la paume, sans les toucher,
tremble d’un tel poids de précision dans la douceur – un âne
encore avec sa tête d’âne, avec sa peau velue tendue exactement
sur les os si présents, sous la peau, de la gueule, si exactement
tendue qu’on ne peut que jalouser une si exacte, une si pure,
coïncidence de l’être à la peau et de la peau à soi (quelle
voile, dis-moi, est si exactement tendue qu’elle embrasse, du vent,
tout ce qu’est le vent entre ses bras jeté, et y coïncide et s’y
ajuste ? et quelle lessive à sa blancheur et quel amour, encore,
à ce qu’il aime, s’ajuste au point que la jonction de l’un à l’autre
n’est plus : fonction, mais grâce, et contrat en tous ses
points accompli, et tellement, même, que les contracteurs jouissent
de plus encore que ce qui leur était accordé dans la garantie du
contrat ?) – un âne, dans sa forte odeur et son haleine très
forte issant des naseaux d’un gris de rose grise humectée d’écume,
et son tremblement, sur les pattes noueuses, d’âne supportant, en
plus du fardeau d’être, son fardeau de bois, ou de blé, ou de sel,
ou d’homme ou de femme avec l’enfant de l’homme et de la femme
qui lui brisent l’échine et crucifient ses pas au sol, – un âne,
avec cette amitié et cette unisson profonde qu’ont les cailloux et
les animaux de cette espèce, les herbes torses et épineuses s’évaporant
en fleurs velues de bleu hirsute, les touffes craintives et
balsamiques, les chemins perdus de lumière, les collines plus dures
et plus nécessaires, au regard, que les vertèbres des échines d’ânes
pour la bonne marche de ces animaux, et les animaux de cette engeance
– un âne se tenait devant moi et, devant moi, il agonisait.
- Un ours l’avait éventré – et il agonisait.
- Un loup l’avait déchiqueté – et il agonisait.
- Devant ma fenêtre, ma seule ouverture, devant cette mince dalle de
jour où le jour inscrivait ses comptes et ses débits, ses
possessions et ses engagements – l’âne mourait, les pattes prises
aux nœuds fumants de ses entrailles puantes. A ses pieds, entre ses
sabots, dans le frémir continu du corps entier vidé comme un poisson
vidé d’une seule traction du poignet parmi l’aveuglement
halluciné du port balancé d’ailes de mouettes et d’ailes de
barques à l’arrêt, ce tas rose, et gris de rose grise funéraire
avec aussi le bleu intérieur, la nacre des organes intérieurs
humides de lymphe et de sang sale et d’humeurs vives et voraces, ce
monceau de palpitation où s’étaient abattues mes mouches, mes
fidèles, mes pressantes empressées, dans l’ivresse d’un
trop-plein si délectable qu’il soûle et semble abondance
délicieusement incontrôlée, cette masse, là, flasque et comme
marine et, de la mer encore, exhalant la vigoureuse senteur de
brassage et de fermentation, de chimies et de travaux obscènes – la
conque verte du pancréas, avec la grosse veine à son entour ainsi qu’une
algue de rougeur et de rondeur et de ténacité enlaçante, et l’autre
conque pourpre, veinulée, vibratile, lobée, du foie, et l’enchevêtrement
de l’intestin d’un rose de rose épuisée jusqu’au rosâtre qui
se plie sur soi-même et sur soi-même se replie et se noue et se
contracte et se ramasse et se rassemble dans le halètement affolé de
la mort exhibée au cœur de l’obscénité de son labeur – ce
fatras de matières, de mouvements, de frissons : ses
entrailles, l’athanor même du secret dans le fumet savant du secret
éventé.
- Or que sommes-nous, le sais-tu, qu’étais-je, dis-moi, face à
cette instance d’être extrême et tendue extrêmement aux limites
de soi, qu’étais-je, devant cette tenue et cette affliction, devant
cette douleur et la montée, dans les yeux noirs, du blême de la mort
mouillé des linges de souffrir et des linges de la stupeur, qu’étais-je,
par l’interrogation de mes yeux et la crue immense de la terreur en
moi à cette vision diminuante et stupéfactrice, cette hébétude et
ce relâchement final comme entrailles de l’âme soulagée par la
perte incontinente de son mouvoir de chose imperceptible – qu’étais-je,
ah !, dis-le moi, qu’une vermine encore vers la plaie accourue,
une vermine vibratile, un pou, un ver, par mes yeux et ma terreur et
ma compassion avec avidité suçant le sens et la réponse à mon
interrogation, la certitude de ma terreur et de mon horreur avec celle
également de mon contentement, avalant et mâchant et broyant et
associant pour mon accroissement égoïste et la satisfaction de ma
faim la chair de cette mort, et le sang de cette mort, et son odeur
aussi, et sa hideur encore, un insecte, et une mouche même, autour de
cette mort voletant, ici posée, ou là, et là de même dans l’ivresse
d’un trop-plein inattendu, avidement assimilant à ma chair de vif
terrifié la chair tuméfiée de ce qui est entièrement dans l’entièreté
de son mourir total ? Que sommes-nous, oh, dis-le moi, murmure-le
moi, que sommes-nous et qu’étais-je, mes yeux dans les yeux de cet
animal à l’agonie, qu’une vermine armée de son suçoir et sa
pompe nasale, qu’étais-je qu’une guêpe-tarière, ou le
scolopendre, ou tout autre insecte repoussant et parasite, pompant
avec fureur le suc nourricier de l’être dans la quintessenciation
que m’en offrait sa mort ?
- Et je te le dis : en vérité, je te le dis et, si tu ne
veux m’entendre, je te le crie – et si tu ne veux m’entendre, je
te le susurre et l’insinue et le fredonne : nous ne
sommes, de l’être, que la vermine. De ce qui est, nous ne sommes
que le soupçon, que l’irritation superficielle. de ce qui est, nous
sommes la cloque sur sa peau, la verrue agaçante, la carie et le
furoncle et le clou. Nous sommes le poison, la male substance, l’ampoule
de pus qui se forme et soudain
-
éclate !
- dans l’égouttement nauséabond de matières nauséabondes et
venimeuses.
- Nous ne sommes, de l’être, que le parasite : de cela en
nous qui est, nous ne sommes que le bourdonnement superflu, l’irritante
chansonnette idiote, le bavardage, le parler sans fin pour sans fin ne
rien dire, – et la nuit vient qui du revers de la main nous écrase
sur le mur de notre âme.
- Or la nuit vient, qui presse, en nous, la chair de cela seul qui
est, la presse entre ses doigts rugueux de mère immense et rugueuse
avant que de la jeter au feu de son amour, et enfin elle y pète et y
craque et s’y consume, la tique convulsée de notre âme.
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