La nuit, ici, elle est pavillon de soie brochée : dans la nuit, voici que la nuit, de ses mains vites et noires, sur ses mâts d’étoiles et ses autres mâts de noirceur et ceux encore de montagnes, elle déploie jusqu’au plus loin de l’horizon un pavillon de soie. Ici on y voit l’or et ici encore on y voit l’argent. Et encore : on y voit les perles et les pierres et autres choses rares et mille choses précieuses par le travail des mains et la peine des yeux l’une à l’autre cousues et serties et enchâssées. Tu marches dans la nuit, tu avances dans le noir : soudain, une musique te saisit et t’enchante et t’enchaîne au sol même de ta progression d’un lien de pierre et d’un lien d’herbe et d’un enchantement à gros grain de surprise pure plus que le pur opium. Puis soudain également : tu sièges sur un coussin de soie brochée, et tes pieds, ils reposent sur un tapis de soie nouée et tes mains, elles sont lavées sous une aiguière d’eau plus fluide que le mot eau lui-même. Et la musique est là, la très pure : tu te soumets malgré toi à sa loi. Et ta narine encore, avec ton œil également : ils sont attirés et ils sont envoûtés. Cette note, là, devant toi, qui s’étire et se tord et se ploie sous son poids de douceur et d’étirement : tu en es envoûté : un parfum monte à ta lèvre et un éclat gagne ton œil : or voici que, malgré toi, tu balances dans l’envoûtement. Tu balances, tu es balancé. Or voici que tu es enchanté, comme d’une fumée suave et bleue.
Un voile alors s’écarte : un voile, d’une main, est écarté : soudain on danse devant toi. Le bras d’abord, et l’autre bras autour et à l’entour, et la cuisse, et le ventre, et l’autre cuisse avec la délicatesse, plus bas, du pied, et cet autre pied qui a quitté le sol et se tient un instant entre ici et là, entre tel geste et un autre geste tel à la croisée de trop de délices, et se tient encore, un autre instant ineffablement parmi tant de délices supplémentaires : par la danse tu es enchaîné. Plus près venue, et plus loin éloignée, et proche terriblement et plus proche encore extraordinairement : par la danse tu es de toi-même divisé et entraîné vers ton plus proche, et exalté, et, comme la phalène par la bougie, consumé et vaporisé en cendres blondes. Pour toi l’on danse et encore : voici que tu es dansé. Et la musique également : pour toi elle joue et, par elle, tu es joué et exalté. Tu es jeté sur le marché, tu es offert et tu es trafiqué. Ton cœur bat, ton corps bat : échange est, de toi, fait et consommé et oublié. Et encore : il reprend. De ton propre anéantissement, et de l’oubli encore de ton évanouissement, voici que ce bras, là, et cette pointe de sein, là, entre les soies, parmi les sequins, et cette épaule dans le mouvement au mouvement lié et noué et conjoint et consubstantiel, ils te tirent jusqu’à la conscience que tu as d’eux, et te remettent en offrande la conscience que tu perdis de toi.
Or tu demandes : qui m’offre ? Et il ne t’est pas répondu. Et tu tends le bras alors, tu saisis alors le voile de ton poing : or voici que la Reine, immobile, se tient devant toi, les babines retroussées.
La nuit, ici, elle est taverne pour les assoiffés : tu marches et tu es en soif et même : tu marches dans la soif et ton corps progresse dans la soif comme l’âne, sous son bât, il progresse dans la fonction dont l’investit ce bât. Or voici qu’une porte est ouverte devant toi. Et voici que tu en passes le linteau (et tu courbas légèrement la tête). Or maintenant, voici : tu es assis, sur un banc éloigné, dans la taverne qui s’ouvrit pour toi, et du banc, sous ta paume, le bois t’assure de ta présence entre cette gorgée et telle autre plus tardive gorgée du même vin, et cette dernière gorgée avant la dernière encore, et celle-ci à celle-là subséquente (et n’est-ce pas, à ta façon, chapelet que tu déroules pour quelle prière que tu ne pries pas mais que le vin, en riant, prie pour toi dans ta gorge, entre tes dents, sur tes lèvres vermillonnées : une gorgée qui roule, après une gorgée roulée rieuse : et toutes ces voix, l’une après l’autre, l’une avec l’autre, l’une dans l’autre et dans l’ensemble de toutes ajoutant sa frêle note singulière, comme, au brasier encore en toi, brillant, chaque gorgée ajoute sa brindille – et l’une brûle quand l’autre fume, mais toutes pèsent leur poids de braises ?). Or tu es assis : et les Amis autour sont assis, les Commensaux, qui tous boivent le même vin foulé aux pieds noirs de la nuit dans les cuves noires de la nuit. Et l’un chante, et l’autre rit. L’un dénoue sa chevelure : elle roule sur ses épaules sans que nul ne sache si ces pépites, là et là, et ces éclairs, là et là encore, ces billes bleues, ces étincelles, ils sont poux dérangés dans leur festin ou étincelles de la nuit. L’autre encore, il parle de son Ami. L’un a sur l’épaule de l’autre posé sa tête et à très basse voix, il parle d’un jardin : un seul cyprès, une seule fontaine, un seul midi terriblement exact au surplomb de la soif. Et l’autre encore, il s’ébroue, il est en soif à en crier : où est sa coupe, et où son vin ? Celui-ci joue aux dés : sur le plafond enfumé de nuit s’inscrit un chiffre d’étoiles. Celui-là se gratte la barbe, cet autre se moque de lui. Un luth est entre quelque main. Un tambour bat entre quelque autre.
Puis tous requièrent de l’échanson qu’il leur révèle la pleine lune de sa face et l’arc gracieux de ses sourcils et le beau rubis de ses lèvres.
Or l’échanson tourne la tête et, tandis que roulent à terre en sanglotant les coupes et les gobelets et la jarre faite de terre sur elle pleurant ses larmes de sang avec les dés et le plateau pour le rouler des dés et encore avec l’instrument de musique et la certitude de l’ivresse, il montre à tous sur son visage les yeux crevés de la Reine.

Trois brèves légendes: troisième brève légende - 19