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- La nuit qui suivit le jour de la Reine, le Royaume s’atrophia : cette
nuit-là, pour la première fois depuis mon entrée à la cour, depuis
mon accession au trône dans la succession dynastique, en dépit de
mes chambellans, en dépit de mes précepteurs, et en dépit des
ministres et des plénipotentiaires et des gardiens du protocole, j’ai
fumé une cigarette. Au vu et au su de mes sujets, au bas des marches
de mon trône et au rebord de ma maison, sur le seuil de ma maison, j’ai
fumé une cigarette. Je ne me suis pas mêlé à la foule, je n’ai
pas gagné le bazar dans ses odeurs de fritures et de fric-fracs, dans
ses balancements d’auvents et ses palabres de marchands, je n’ai
cherché la compagnie ni des riches sous leur masque de sueur, ni des
mendiants sous leur fard de mouches – mais j’ai fumé une
cigarette : accroupi au rebord de mon Royaume, accroupi au
centre de mon propre scandale, j’ai fumé une cigarette en regardant
monter la procession des étoiles contre ma face.
- Pour la première fois, cette nuit-là, le Royaume perdit des
provinces : il perdit des villes, et des champs, il perdit
des forts et des frontières millénaires et son sol but, pour la
première fois, cette nuit-là, le sang de ses invincibles héros.
- J’ai écrasé ma cigarette et, cette nuit-là, pour la première
fois, j’ai pu compter mes crabes, compter mes loups et mes
panthères.
- Au matin, je me suis rasé.
- Au matin encore, j’ai coupé ma chevelure.
- Au matin encore, j’ai balayé le sol de ma maison, j’ai ôté de
ses fenêtres leurs emplâtres de branchages et j’ai jeté mes
déjections, j’ai enfoui mes eaux sous des poignées de poussière.
- J’ai plongé mes mains et mon visage et mes lèvres gonflées de
chaleur dans la source – puis j’ai plongé mes pieds gonflés de
chaleur dans la source et j’ai aspergé mon corps tuméfié d’été.
Dehors gonflait la chaleur : sur les pelages, sous les
pattes griffues ; éparse dans les branches, condensée entre les
ombres ; prise au poil, et à la gueule, prise au coin de l’œil
écaillé d’été ; ici dansante dans l’assoiffement, d’une
danse de mouches impalpables ; là, dans l’assoiffement,
pesante pesant son poids de cailloux ; même l’ombre, alors,
est chaude : ton ombre, alors, elle te brûle si tu y
cherches refuge : or pour la première fois, je vécus la
chaleur. Tu parles, tu rêves, tu veux, tu vis : mais la
chaleur t’affronte, comme un lion (et, comme un lion, elle te soumet
à sa faim et à son unanimité pleine de crins
chauds : combien alors elle se joue de tes préventions et
de ton être : un coup de griffe, et elle t’éventre, et
tu répands dans ton sang rouge le trésor mou de tes entrailles), –
mais la chaleur se tient devant toi comme jamais tu ne sauras, devant
toi, te tenir, et elle défend en rugissant le chemin que tu veux
emprunter. En toi, soudain, alors, écoute, sous ses
serres : la soif naît. En toi, soudain, grâce à
elle : tu découvres la source. Te voici réduit et ramené
et rapporté et empalé à ce que tu es : cependant, devant
toi, dans l’inaccessible, naît la source. Tu te tiens dans la soif,
te voici résumé à ta soif : pourtant naît la source. De
la plus entière – et, de l’extrême, la plus avancée – part de
toi-même, la source sourd devant toi. Ou encore : tu es
perdu, le chemin s’égare dans son rêve même de
chemin : soudain, la source ! Et tu t’avances vers
ton étanchement, dans la lumière aveuglante de ta soif. Si tu
éprouves la soif, tu te tiens au plus près de toi : mais
de ce trop proche, le plus lointain soudain se façonne, et rit, et
bondit, et te moque et t’aveugle : la bondissante, la
pure, l’exaltée dessous sa chevelure de clair. L’autre bord. Te
voilà rabattu sur le si proche de toi que tu suffoques de cette
proximité comme sur ses gonds, dans le vent, suffoque le volet qui
bat, et d’elle, cependant, tu élabores l’autre bord
rafraîchissant qui se rit et jubile. Or c’est aussi comme mourir.
Mais, de mourir, ici, sous le soleil d’ici (et le soleil d’ici n’importe
que parce qu’il est grand seigneur, et ne supporte pas la
complaisance) tu devines la douceur, et le désir quand encore l’urgence
t’en échappe : car, ici, mourir, mourir ne se ressemble
pas. Tu en trembles, tu t’y abreuves, tu y abjures tes absurdes
espoirs et tes vœux sans efficace – et tout une autre histoire naît,
dont tu n’as rien à justifier. Je parle, je cherche, je tente, je
suis, je veux, je rage : mais la source est là, qui tient
autres discours, et se tient d’autre tenue, et ailleurs si
violemment que ta soif en surgit plus amère, et plus impérieuse, et
plus assoiffée et, tendue telle un arc entre les animaux et toi, les
lynx et les ours et toi, les serpents et les serpents, elle se fait
partage de votre soif, et communion.
- Sous le sommeil du soleil dans le ciel sans couleur (le soleil d’ici,
il est tyran et il te tire par les cheveux et il te jette dans son
adoration sans recours et devant ta face en arrière tirée vers lui
il tient sans fléchir l’hostie ardente de sa chaleur – mais la
nuit d’ici, ah, elle est source et ressource, et baptême, et
bénédiction, elle est refuge, et sanctuaire) j’ai bu du vin noir.
Je me souviens du vin : il est noir dans mon souvenir. Je me
souviens du goût du vin : il est lourd comme la nuit, il
est doux comme la main de ma Souveraine sur ma tempe dans la nuit –
ma Suzeraine qui me convoque à voix de nuit.
- Cette nuit-là encore, mon Royaume perdit des provinces et des
contrées. Il en perdit mille et mille et plus encore.
- Cette nuit-là, pour la première fois (tu ne peux savoir ce qu’est
le Paradis, pourquoi le Paradis est un Paradis en ses mille sources
cachées. Tu ne peux savoir pourquoi le Paradis est un jardin dans le
plein de la nuit), les bruits que je perçus, dans les herbes, autour
de la maison, furent : des bruits, dans les herbes – des
bruits herbus.
- Et le cri des arbres était : le cri des arbres, leur
mélodie.
- J’ai rendu mon sceptre, cette nuit-là : cette nuit-là,
j’ai voulu devenir Roi-mendiant, hilare dans sa misère et qui d’un
sou de lune fait bamboche. Tandis que les crabes tombaient, un à un,
sur les marbres de mes terrasses, tombaient les crabes comme, sur les
grèves, tombent les noix de palme et les fruits tombent qui sont trop
mûrs avec un bruit de baiser luxurieux, j’ai ouvert les portes du
palais et j’ai répandu mes trésors sous la lune : mais
personne n’est venu. Le pain de la peur, le lait de la peur, nul n’est
venu les goûter.
- Cette nuit-là, accoudé aux balustrades de mon Empire, le
craquement des pierres était : le craquement des pierres.
- Et les danses inquiètes, dans l’air lourd, les pavanes furtives,
dans l’air pesant comme un vin noir, elles étaient : des
papillons inquiets.
- Cette nuit-là, alors, j’ai perdu le Royaume. Une voix s’est
élevée, qui chantait – ou peut-être une voix s’est élevée,
qui murmurait, voix de source à mes pieds ou, du silence de la nuit
majeure, voix, et encore : de la source, en moi, de ma paix
majeure.
- On m’a dit : quitte le Royaume, tu le dois.
- On m’a dit : rends le Royaume, il ne t’appartient
plus.
- On m’a dit : tu n’as plus rien à faire d’un sceptre
et d’un trône et du tapis touffu de mille provinces sous tes pieds
nus.
- J’ai ouvert les yeux, j’ai frotté mes yeux – et je suis sorti
dans la nuit à la recherche de la Reine.
- Dans la nuit.
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