- Ta sueur, amour: c'est l'eau des sources, chacune d'elle à chaque goutte, qui vient à moi sur cette goutte de sueur au courbé de ton sourcil: la soif m'en naît violente, qui vient s'étancher à ton bord labile et salé avec précipitation.
Et, sous ton aisselle, c'est encore: la forêt des monts de Grèce, la toison pythonisse et divinatoire de Dodone dans son goût d'écorce friable et tiède et de feuilles cassantes et son goût encore, à ses pieds, de poussière légère et le trembler, également, des ex-voto aux branches appendues que les oiseaux picorent: son bruit m'enchante et son bruire m'arrête dans ma course et me voici ouïe à son oracle offerte dans sa rumeur comme de mer.
Ton sexe, ô amour, c'est la grotte où tiennent les Néréides assise et où la grande mer fluctuante tient assise, entre des gardes de corail tendre touffues d'une mousse marine: et je n'en dis rien, mais j'accorde mon mouvoir à son mouvement rétractile.
Ton ventre, ô ma femme, et ta poitrine, ô ma femme encore, c'est encore l'idée même de douceur et l'idée même de fruit et l'idée même de chair et de goût, c'est encore: la vie même dans sa forme de perfection et de fragilité: rassasie-moi d'un goût franc comme saumure ressassante.
Ô femme, me voici dans ton ombre et je cède à ton ombre et mes jours d'avant toi, voici qu'ils reçoivent de toi la paix de lueur de lune et le don de flottement.
Ô ma femme, me voici exactement homme dans ta grâce de femme et de toi, debout sur ton rivage et les pas dans tes eaux fluctuantes, comme un don et non comme un dû, je reçois Orphée.
- Amour, je suis dans ta grâce et je ne sais plus que cet instant à chaque instant renouvelé de ta grâce sur moi, je ne sais plus que cet instant pareil à une pépite de sel entre mes dents qui dans ma bouche entière exhale la mer entièrement en son essence. Je ne sais plus, amour: je ne suis plus: je ne suis que cette succession d'instants que ta grâce obtient de moi et me restitue pour ma subsistance avec un crépitement de sable et un chuchotement d'écume.
- Ta main est dans la mienne, amour, et elle est barque sur la vague avec la mouette à sa poupe posée qui bat des ailes et à la voile captive de cordages adjoint une libre voile supplémentaire éblouie et palpitante.
- Voici que je ploie sous ta grâce, amour: et sous ta grâce, voici que je plie comme la voile est de main d'homme repliée, et deviens celle encore qui est et voici encore que, de ta présence à mon flanc si proche et sur mon flanc à ma sueur engluée ainsi qu'à l'autre rame la rame à fond de nef dans la sueur d'esclaves et la suée de mer, je reçois sens de ce que je suis et je reçois certitude de ce que je suis et je mets les mains en coupe et je bois ce vin de certitude avec bonheur et humilité et soif toujours accrue, dans l'éclat étourdissant d'une invisible marée.
- Je dis: amour! - et c'est, ainsi que le pêcheur son filet, comme une prière que je lance et non, non pas prière mais: souhait, qu'existe l'être sous ce nom qui répondra à ce nom et non, non pas souhait mais: crainte qu'il n'y ait, pour ce mot à ma lèvre échappé, correspondance et répondant nulle part dans les trois royaumes: or tu es là, indivise et proche et convulsive sous l'attirance de lune et tu montres ton amitié pour moi, et je suis contenté et je te rends grâce, agenouillé sur ton sable humide, et de ta main, je reçois humblement le sel de vivre en trémies accumulé.
- Je tends la main et je cueille. Je tends la main et j'effeuille. Je tends la main et j'approche de mes lèvres une chose extérieure dont ma faim reçoit, en échange d'elle, apaisement et goût salin. Je tends la main, je tends la lèvre - et je baise. Je tends la lèvre: et je nomme, par le bondissement et la surrection en longs rouleaux déferlants, et par encore mille bouches blanches hébétées de bulles...
- Amour, amour! Je jette un mot et vois! dans sa nasse cent poissons s'agitent: celui-ci s'agite rouge avec une nageoire constellée et cet autre, ocre, et cet autre, il brûle par cent dessins d'argent de sa propre incandescence écarquillée d'écarlates nageoires, et cet autre dans l'indescription vit, vole, bat, frappe et cherche à rompre le filet, il se tord, il se détord et se retord, il se tend et se crispe et soudain il cesse! et soudain reprend vivement encore - et cette odeur, à cette odeur mêlée et mélangée et malléable de choses vives et de choses ondoyantes (et ma poitrine s'ouvre de toutes ces odeurs réelles soudain sans effort accessibles), cette certitude de sel et d'ondes dans le mouvement avec la peau sur elle, d'une mobile panthère déchiquetée que pour son confort jette et déploie le soleil sur la mer, et cette affluence et cette abondance et ce débordement, ce débondement et cette mâture démâtée, cette irruption de toutes parts à chaque planche de ma barque de tout l'immense sous moi que je traversais sans le voir, de tout l'innommé sans le dire entre quoi je frayais ma voie, il monte à ma gorge en gerbe et geyser, et jase dans l'exigence qu'il me présente que je le dise, il jubile et éjacule et ce n'est plus de toutes parts, où je voyais désert, ce n'est plus que cent jouissances par mille multipliées qui viennent à moi avec leur face tordues de jouir, plus que tels excès, ah, que, avec ma main armée du trident de dire, je m'égare en eux de tous côtés formant cercles sur cercles amoncelés.
Ah, femme, si vaste, ton empire et tel que l'empire même du monde indubitable et perdurant: le mot que j'y jette en rejaillit charnel et charnu avec à sa lèvre une barbe d'algues et de ruissellements, il en surgit épais et délectable et frétillant, avec là trois incrustations de barnacles et là - par lignes éphémères fondues et fondantes - la lueur de perle et celle d'aigue-marine et celle aussi de pierre mouillée translucide, et devant ma bouche qui le proféra la grosse ouverture comique et dentue de sa gueule surgit!, dans son souffle marin et le sel de sa salacité, elle est devant moi vomissante et convulsionnée et comme à mon regard clouée par, de part et d'autre d'elle, les deux pointes vives des yeux derrière quoi s'agitent, ouvertes, fermées, ouvertes, fermées encore dans le violent passage en elles de l'air qui les vermillonne, les écoutilles sanglantes des branchies. Le mot est devant moi vivant, le mot devant moi par ta grâce il s'incarne et s'agite et gigote sur le pont du vaisseau de vivre, il halète, le mot, il fouette de toute la rébellion de sa queue dont s'élèvent des aigrettes de gouttes amères, et il bondit, et s'ébat - et, belle épouse, pour toi alors je le fais cuire et te l'offre, par le feu saisi et apaisé et forgé en signe révulsé et goûteux, sur un lit évasif de fenouil bleu et le craquement pellucide d'une poignée de gros sel où tourne dans l'aigreur vivifiante la roue d'un soleil de citron.
- Je suis, sous ta main et sous ta voix, je suis celle que je deviens dans ma propre ondulation: je suis le jardin entier de la mer émergé de la brume, et la diversité encore du verger de moi-même dans la variété de ses productions: oh, découvre, époux qui me découvres, l'abondance de mes poissons et de mes moissons et de mes mûrissements et cette colline encore, éloignée, d'eaux montagneuses ou de terre fluctuante, qui a surgi à l'ouvert de mon bras, découvre aussi ce lac rayé, comme l'agate est rayée, de la ligne noire de trois cyprès entre les branches de quoi, écoute! un oiseau vient de percer le silence de son bec, et le silence autour frémit et reflue, le silence autour, entends tu?, le voici fruit suave au cœur de quoi durcit un noyau de chant d'oiseau, découvre, découvre, ami de moi si proche qu'il prend place de mon âme à l'intérieur de son secret ressac, découvre cette étendue et cette multiplication que tu formes de moi et que je te révèles à ton appel: car, ami, ne me fais-tu pas nombreuse et démultipliée, ne me fais-tu pas l'abondance et le débordement et, ami, ne suis-je pas par toi et pour toi le pays d'ici et ceux encore que tu ne connais pas, lapés de leurs mers étrangères, et ceux encore que tu ne soupçonnes pas, rabotés d'autres étranges mers, à chaque instant dans la croissance et l'augmentation derrière l'anneau des collines et des montagnes hautes unies? Et je suis encore le ciel au-dessus, le ciel illimité et rond et clos au tamis noir de quoi est une farine filtrée de lumière brasillante et au van diurne de quoi l'on blute la meule solaire du son de ses rayons, je suis le nuage là, et la tempête ailleurs qui le parcourent sans en trouver la borne et le traversent sans lui donner leur forme, je suis l'ordre, en lui inscrit, de ces figures d'astres en assurance à l'inquiétude humaine postées pour témoigner qu'un ordre existe, et vaste! et qu'une architecture fut conçue, universelle, sur les fondations de quoi repose totalement l'échafaudage de vivre et sur les fondations encore de quoi montent, claires, nettes, infrangibles, les lentes belles colonnes de la prière et du questionnement philosophique en leurs fûts humides du vin de libation, je suis l'éther au-dessus impalpable et délicieux, et, sache!, ne suis-je pas aussi la cohorte olympienne, la mystique troupe festive et tempétueuse au-dessus, dans sa lumière supérieure où retentit le cri de l'aigle ivre d'ambroisie et le bec empoissé de nectar avec la tiare divine de guingois sur sa tête? et encore: je suis, dans la profondeur, le corps noir profondément enfoui des Titans vaincus et gémissants et comploteurs perpétuels qui, d'un sommeil à l'autre de leur éternité, secouent une épaule, bougent un bras, ramènent vers la cuisse une jambe sur le lit de roche et de ces mouvements meurent, à la surface humaine, mille et mille dans l'effondrement des maisons et des temples (et des étables s'échappent en mugissant les taurillons et les génisses les yeux aveuglés de sang et l'échine cassée avec un grand cheval blanc cabré! qui s'ébroue dans la tombée des gravats), et encore, ami: je suis celle-là, assise sur sa peau de lynx avec une grenade mûre à la main et celui-ci, sur la peau de lynx à ses côtés, souverains d'un royaume d'ombres gardé de fleuves reptiliens et d'un molosse au triple chef tirant sur sa chaîne à gros aboiements enroués, et encore, époux, je suis la plus lointaine neige sur la plus inaccessible montagne et la plus dure roche inaccessible sous la neige inatteignable, je suis le sourd mutisme du secret et celle encore - le front ceint d'un diadème d'épis et de pavots, et la jeune pomme de pin close sur son écaille en Signe au pommeau du sceptre, et le serpent Python en tronçons à ses pieds léchant ses pieds oints d'huile sainte - qui préside aux plus secrets mystères, le dos collé de sueur à la dure paroi, somnolente dans les récitations de l'hiérophante, et la chair encore de l'holocauste qui grille et monte au ciel dans la grâce de sa bonne odeur de graisse grésillante, comme je suis le couteau qui fend en deux l'holocauste et ruisselle de sang dans la lecture avide qu'il opère des entrailles fumantes et puantes de la bête consacrée (combien lentement cessent les spasmes d'agonie tandis qu'écume sur l'autel une salive rose où fanent encore les couronnes de roses montrant sous les pétales écartés le sexe touffu des étamines!), comme encore je suis le prêtre qui tend la main et inspecte et délivre sa sentence d'une voix pénétrée, et celle-là là-bas, sur sa chaise au bord du trou sacré en équilibre, la hurleuse épouvantée qui ne cesse d'éprouver les douleurs d'un enfantement sans fin quand, au monde, elle ne met qu'enfant d'incompréhensibles paroles, mais aussi, ô tendre et plus que tendre part séparée de moi-même, je suis la proche, et la si proche que tu ne la distingues pas de toi: je suis la couche où te voici qui m'écoutes et me découvres, je suis le vêtement qui tout le jour subit autour de toi dans l'oubli où tu te trouves de lui, et cette sueur de midi qui a séché sur ton front avec un peu de poussière en fresque de lignes grises, c'est moi encore, et ce murmure de feuilles, de l'autre côté du mur, travaillé de l'insecte noir, que sans entendre tu entends (voici qu'à sa rumeur dans ta tête monte rumeur d'un apprêt de chant que, sans savoir, déjà tu rythmes et rimes et rumines et qui dira les feuilles et les rumeurs ramant dans l'air aromatique), c'est moi toujours, et cette pose et tenue de ta main sur mon ventre avec cette pose aussi de ta bouche sur mon sein, c'est moi, et ce chœur également de vieux barbons dont sèche la bouche gâtée et de mauvaise haleine, ce chœur dont voici qu'il se résume à un œil écarquillé à deviner, dans l'ombre de notre union, les façons de notre union, c'est moi encore et encore et, ô Orphée, celui qu'est le nom que tu portes dans son poids de chair sur moi et en moi dont avec délices il m'opprime et à quoi avec délices répondent à l'unisson mon propre poids et ma propre chair, cette statue chaude, et douce au toucher, traversée de part en part d'une colonne d'air au sommet de quoi furent enclouées les deux étranges nacres du regard, au sommet encore de quoi s'ouvre et se ferme cette molle grotte humide où tout un appareil d'animaux musculeux et contractiles s'attache à produire dans la succession et la signification une suite de sons articulés, c'est moi, et c'est moi toujours et incessamment!
Ô époux à mon côté dans la nuit et le vent nocturne autour de nous répandant ses bénédictions et touchant d'un doigt léger les lyres de l'herbe et les lyres des arbres tenues par la main de lune, époux qui me suscites et me nommes l'épouse, je suis l'Immense entière à ta disposition, je suis l'Étendue couchée là pour que tu la dises et la baptises, que de ces noms que tu lui octroieras, elle devienne l'Épouse nommée et restreinte et pourtant innombrable, elle devienne Eurydice et l'Aimée - je suis le Monde et l'Être dans la virtualité qui bouillonnent et piétinent et s'impatientent comme la mer sur son arène fume et perd patience et s'exclame en salivant d'abondance entre ses lèvres de rocs: à quand, enfin, la survenue dans l'existence, à quand la tête surgie au-dessus des eaux chaotiques pour l'immense respiration, et toute la poitrine fendue d'un glaive d'air délectable (comme tête de cavale folle jetée au fleuve qui dans le fleuve se démène et forme vagues d'écume et de hennissements, tête impétueuse, sous la crinière humide, où roulent ses yeux injectés d'un sang trop vif, tête toute de muscles sous la gaine luisante de la peau, tête levée qui veut happer le ciel là-haut vers quoi montent les volutes de fumée sifflante et âcre issues de ses naseaux distendus), à quand l'advenue dans la liberté et la certitude et l'inquiétude de ce qu'est être! - je suis ce qui est, dans sa chair et son écorce et son aube, dans son sol et sa terre et sa roche, dans son avance et son recul et sa neuve avancée saliveuse sur la lippe de sable, ce qui est! attendant, hors de toute patience dans la révocation finale du soupçon même de patience et le seul trépignement d'insatisfaction, les bras en croix et le corps offert sous la masse éparse de ses peaux et ses mues et ses métamorphoses d'où s'exhale la nuit et prend le vent sa source et la vie plonge ses racines torses et redoutables et la mer reçoit sa colère épileptique envenimée de pur, ce qui est!, attendant la verge tumescente de tes mots pour le labour et l'ensemencement de la dénomination!

Trois sentinelles: première sentinelle - 14