THRÈNE

 

 

 

 

 

Une femme: (elle lance une pierre)

- Pour Eurydice...

Une autre femme: (elle lance une pierre)

- Pour Eurydice...

Une autre femme: (elle crache sur une pierre et la lance)

- Et pour nous toutes...

Une autre femme: (elle lance une pierre et un bâton)

- Pour chacune et pour moi...

Une autre femme: (elle lance une volée de pierres)

- Pour nous tous dans la présence de la terre et nous tous sous la tyrannie du ciel, pour tous entre les plis du domaine et les replis des roches dressées dans le domaine où s'efforce de croître et de soutenir son combat contre le ciel enragé le pin tordu d'effort en oriflamme du domaine, pour nos enfants et pour les hommes autour de nous, pour celui qui est en voyage (et ses sandales sont usées tandis qu'il a oublié pourquoi le voici en route) et celle encore, la bien vieille, dans son lit d'agonie, qui soudain s'interroge: ma vie, valait-elle qu'on la vécut? (et elle s'éponge le front, elle remue les mains mais elle ne sait plus pleurer et la mort seule monte autour de son lit la garde et parfois lui renverse la tête d'une torsion du poignet afin de lui faire avaler potions de gentiane et de fiel), pour tout l'être dorénavant acculé au fond de scène du domaine, pour encore toute chose devenue outil et dérobée à soi-même et à son être, pour cette pierre que je jette et pour l'air où elle volera en sifflant, et pour ces herbes où je la ramassai et pour le sentier qui m'a conduite jusqu'ici, pour le ciel avec son soleil - et pour le soleil aussi et la lune également - pour cet insecte qu'affole de soif le sel de ma sueur et pour ces arbres à la trouée de quoi nous venons de te découvrir qui t'encerclent et t'adressent amers reproches dans l'amer murmure de leurs rameaux.

Une autre femme: (elle lance une pierre)

- Contre ton abomination.

Une autre femme: (elle lance une pierre)

- Pour ton exécration...

Une autre femme: (elle s'essuie le front après l'effort)

- Contre l'ordure et la désolation apportée par l'ordure...

Une autre femme: (elle lance une pierre)

- Pour ta répudiation éternelle et ta condamnation perpétuelle.

Une autre femme: (elle lance pierre et ses cheveux retombent sur ses yeux)

- Car tu es abominable.

Une autre femme: (elle lance un bâton)

- Tu es dans l'horreur: chacun du pied te repousse dans l'horreur et recule épouvanté.

Une autre femme: (ses mains sont vides qu'elle agite dans l'air d'où tombent des poignées de cassantes feuilles sèches.)

- Je me souviens...

Une autre femme:

- Il y eut un temps...

Une autre femme:

- Il fut un temps...

Une autre femme:

- Un temps adorable...

Une autre femme:

- Et nous étions dans l'adoration.

Une autre femme:

- Un temps de merveilles...

Une autre femme:

- Et nous vivions dans la merveille et la merveille était sur nous comme la lumière est sur le monde avec générosité.

Une autre femme:

- Je me souviens...

Une autre femme:

- L'Épouse était prête: elle s'était apprêtée et elle avait ouvert les bras.

Une autre femme:

- Elle était telle la Déesse: de ses bras ouverts dans toute leur envergure et toute leur douceur tombaient ses dons et ses offrandes, et la grâce en tombait, et la promesse du partage dans la joie.

Une autre femme:

- Elle était dans la sanctification de la Nuit et la pudeur encore de la Nuit: qui donne, son don n'est-il pas plus abondant s'il l'offre obscurément?

Une autre femme:

- Elle se tenait prête.

Une autre femme:

- Les lèvres demi-closes...

Une autre femme:

- Étendue dans son parfum de moisson et son exhalaison de blé et sa rondeur de vigne, étendue et pleine de soi comme est l'olive de sa chair pleine dans l'ovale de sa forme au creux de quoi durcit la promesse de l'olivier.

Une autre femme:

- Les yeux mi-clos...

Une autre femme:

- Dans la certitude et l'abandon allègre, les yeux mi-clos luisants de la lueur de l'invitation...

Une autre femme:

- "Viens à moi, Époux", a-t-elle soufflé.

Une autre femme:

- "Viens à moi, ami, et célébrons la noce entière."

Une autre femme:

- "Sois de moi si proche et à moi si mêlé qu'il n'y ait plus que le mystère en nous et autour de nous, l'union en nous et autour de nous de nos principes essentiels par quoi nous recevrons l'un de l'autre le don d'exaltation et deviendrons l'un à l'autre essentiels."

Une autre femme:

- L'Époux avait fermé les yeux.

Une autre femme:

- L'Époux avait fermé la porte.

Une autre femme:

- L'Époux avait préféré à l'exigence exaltante de la noce l'exigence étroite de son seul vœu: l'Époux se tenait dans le petit cagibi de son âme et se livrait à ses minces trafics émotionnels.

Une autre femme:

- L'Époux supputait le taux de l'usure qu'il exigerait.

Une autre femme:

- L'Épouse avait offert sa dot, elle avait offert son être et sa chair et son âme, elle avait déposé sur la couche le pain cuit du partage, et le sel du partage, et le vin encore de la joie la plus enivrante.

Une autre femme:

- L'Époux ferma les yeux.

Une autre femme:

- Le pain a rassis.

Une autre femme:

- Le goût du sel s'est évaporé.

Une autre femme:

- Le vin a tourné.

Une autre femme:

- Il n'y a pas eu de noces: il n'y a eu qu'un homme rétréci de crainte, et, d'impuissance à prendre mesure de la mesure immense entière du sens de la noce, ratatiné.

Une autre femme:

- Ah, qu'il eût consommé la noce...

Une autre femme:

- Qu'il eût nommé la femme: Épouse, et d'elle pris mesure, et avec elle accompli le mélange et le mariage de leurs principes essentiels, et nous eussions été pareils aux dieux et plus que les dieux même.

Une autre femme:

- Qu'il eût eu la force d'abandonner son écorce d'homme comme la femme abandonnait sa peau de femme, et le monde s'en fût trouvé dans la plus grande et la plus inconcevable bénédiction, la plus rassasiante restitution...

Une autre femme:

- Mais il a fermé la porte.

Une autre femme:

- Il a détourné les yeux.

Une autre femme:

- À la présence (et certes, la présence est dangereuse, elle broie et tord l'âme et en extrait le suc et le foule encore, et le distille et le quintessencie, elle rouit l'âme et la presse et la frappe d'un battoir retentissant et la jette dans l'insoutenable éclat de l'insoutenable soleil, comme le fait le lavandier de sa lessive pour en ôter la souillure), il a préféré l'absence habituelle et confortable, l'étroitesse de l'habitude sans souci ni défi.

Une autre femme:

- Il n'a su trouver en lui mesure et envergure de l'envergure et la mesure du danger et de l'exultation - il n'a su la donner.

Une autre femme:

- Il n'y a pas eu de noces.

Une autre femme:

- Il n'y a pas eu de noces.

Une autre femme:

- Le mariage des choses et des mots, l'union et l'unisson et l'orgasme des choses avec les mots, des choses dans les mots, et des mots dans la chose et sous la chose, ils n'ont pas eu lieu.

Une autre femme:

- L'Épouse alors s'est retirée.

Une autre femme:

- La mort alors a tiré l'Épouse par les cheveux.

Une autre femme:

- La mort a mordu l'Épouse au talon.

Une autre femme:

- L'Épouse est devenue: l'Absente.

Une autre femme:

- Il n'y a pas eu de noces: il y a eu veuvage.

Une autre femme:

- En place de l'Épouse, désormais, sur le lit de noces, il y a l'Absente. Il y a l'Absence.

Une autre femme:

- Il y a cette forme creuse, cette forme inverse, cette dépression.

Une autre femme:

- Il y a la concubine, désormais: la petite sœur de la mort, qui peigne ses cheveux d'où s'exhale l'odeur d'absence avec une exaspérante lenteur.

Une autre femme:

- Celui qui veut étreindre à ses côtés celle ou celui qui est à ses côtés dans la couche de l'union, elle se glisse entre eux et elle bavarde.

Une autre femme:

- Celui qui veut mordre un fruit, elle s'immisce entre le fruit et lui, et elle fait son bruit.

Une autre femme:

- Celui qui respire l'odeur du monde, celui qui, dans le jardin, respire l'odeur mouillée de la terre et l'odeur de la menthe ou du basilic et du thym, et l'odeur de toutes les choses odorantes dans le jardin d'exister, elle se tient devant lui et lui souffle son haleine dans la face.

Une autre femme:

- Celui qui est, elle se glisse entre lui et lui et elle glousse.

Une autre femme:

- Celui qui tient un oiseau tombé du nid entre ses mains et le nomme "oiseau", elle dérobe l'oiseau et glisse en sa place un mot dans la paume, sous son plumage de lettres, et elle jouit de son désappointement en ricanant dans son cou.

Une autre femme:

- Je lance une pierre.

Une autre femme:

- Pour Eurydice, je jette une pierre.

Une autre femme:

- Pour toutes et moi, je crache sur ce caillou et je le lance.

Une autre femme:

- Pour tous et tout, cette pierre.

Une autre femme:

- Pour le monde désormais difficile et inaccessible, pour l'union trahie et la captivité désormais du monde dans la tricherie et le double-entendre et l'insinuation, je jette cette branche.

Une autre femme:

- Pour le sanglot d'Eurydice audible désormais dans le moindre de nos mots, pour la présence au cœur de nos dires de l'Absence, je jette une pierre.

Une autre femme:

- Pour ce spectre désormais éploré au cœur même de vivre inarrachable et inconsolable, je jette cette pierre.

Une autre femme:

- Pour le monde désormais dans notre dos, ah, si nous nous retournons, il n'y a rien, nous ne voyons rien que la porte ouverte et fumante des Enfers, je jette cette pierre.

Une autre femme:

- Je jette cette pierre.

Une autre femme:

- Et cette pierre.

Une autre femme:

- Et cette pierre encore...

Trois sentinelles: première sentinelle - 17