Chœur:

Les pierres volent, chacune, l'une après l'autre, les pierres et les branches et tout cela qui peut offrir projectile et exutoire à la famine insatiable de la violence - et c'est, dans le ciel, comme une ébriété de frelons (et c'est, sous le ciel, vacarme épouvantable que la violence mâchant avidement son repas de cailloux de ses dents de haine pure) -
les pierres et chaque: celle-ci ronde et neutre et simplement pierre et cette autre à sa suite avec des aspects et des couleurs, et cette autre encore avec une matière et une teinte comme de chair ou de chose vive et parcourue de sang -
toute pierre, chacune autour de soi développant et s'enveloppant dans son bruit: l'une siffle et celle-là vrombit et celle-ci s'abat avec un claquement sec de mâchoire close sur du vide (ah, c'est bruit épouvantable en vérité que la violence mâchant son repas de cailloux...) -
celle-là, après soi et autour de soi porte encore son fourreau d'humus et son choc, sur la peau de la victime, s'en trouve amorti et comme: adouci -
mais cette autre, ah, la tranchante et la très affilée, la longuement cherchée entre les herbes et ses semblables où elle dissimulait son danger sous son simple air de simple roche, celle-ci, avec sa nuance d'ébrèchement et de meurtre et de très oppressant crépuscule, avec encore à son flanc cette strie cristalline et encore, à son arête, cette dentelure d'éclats, combien elle mord et scie et tranche et rompt -
et toutes, prenant leur essor dans leur goût de pierre: goût, aux dents, d'opiniâtreté et de renfermement et de compacité, goût de patience et de violence contenue, goût encore d'enfouissement et de refoulement: goût, aux dents humaines, des dents de la terre dans son implacable minéralité stérile montrant ses crocs et grondant -
et c'est encore, à la lisière de cette forêt muette, ces pierres sont encore, dans le désordre lancées avec vigueur, comme les moellons d'un temple anarchique: un temple ici s'élève dont les branchages jetés au milieu forment la folle charpente, un temple ici se referme violemment sur son mystère et sa piété et son dieu avec un long battement de portes claquantes et clamantes -
un dieu ici se voit limité dans son temple et retenu dans son temple, que son mystère n'aille point répandre sa contagion sur les choses non divines, qu'il ne gâte pas les moissons, que n'entre pas dans la balance de son jugement le poids du monde, qu'il ne s'immisce point dans le goût de l'eau et la difficulté humaine -
un temple ici s'érige dans l'emportement et dans la hâte et l'amour hâtif -
et il ouvre les bras, le dieu -
le dieu tient les bras en croix et reconnaît l'érection autour de lui de ces murailles de foi ardente et il les bénit, d'un mouvement faible, au bout de ses bras, de ses mains accablées de dons -
il se tient dans la bénédiction et la reconnaissance dont le poids, sur lui, le force à baisser la tête -
or il baisse la tête et est accablé -
et il s'affaisse et il s'enferme et les portes sont refermées qui se referment sur son cri de reconnaissance et de bénédiction...
Il a crié...
Un seul cri...
Un seul, très bas: à l'entre-dents, dans l'hésitation du souffle hésitant entre la ruche humide et rose de part et d'autre du cœur ouvrant ses alvéoles emplis de souffle et de sang et de bourdonnements, et l'air extérieur inarticulé parcouru d'abeilles. Un seul, très doux, doux tellement que peut-être ce n'était pas un cri, mais un mot, non un mot mais un soupir, non un soupir, mais une haleine, non haleine mais: prière...
Il a crié sous les pierres...
Puis les femmes se jettent sur lui. Elles sont sur lui, les femmes, et il est dans leur nuée. Les larmes encore sont dans les yeux des femmes, qui sont de rage larmes et aussi larmes de désolation et de regrets et de frustration. Et les ongles aux mains des femmes, et les dents dans leur bouche, griffent et mordent et grincent. Les cheveux volent dans la colère. Dans la colère, les fronts s'ensuent d'où s'évadent des ruisseaux jusqu'à l'entre des seins, jusqu'au ventre où la peau distendue par trop d'enfantements bat de chacun de ses flasques replis, jusqu'aux genoux avec la rotule semblable à un galet ou une petite carapace de gros insecte blême. Voici qu'un bras se lève - et dans quelle étrange clarté on le voit se levant, dans quelle nette découpure affreuse de lumière on le distingue et le discerne: bras noueux de travailleuse, bras hâlé de femme des champs dont l'aisselle a parfum d'herbe des champs, parfum de fenaison et de fermentation du foin formé de meule dans le soir, bras de muscles secs sèchement noués au sec squelette en dessous et noués encore à l'obstinée volonté de vivre et la volonté de frapper, bras également sale de la salubre crasse de l'ouvrage, bras aussi d'amante et d'amoureuse et d'oisive assise, à la fin du jour, sur un banc d'où elle contemple la fin de jour dans ses teintes de fleur fanant (et son dos se réconforte de la présence du mur de sa maison qui est, en son dos, sûr et accueillant et rassurant comme est, en elle, douce et assurante et sûre la certitude du labeur accompli), bras de créature acharnée - voici qu'il est levé, le bras: et voici qu'il retombe de tout son poids, voici qu'il s'abat de tout le poids dont il s'abat, armé de la faux, pour décimer la moisson, et de tout le poids aussi dont, armé du fléau de l'âme, il sépare le vrai de vivre du faux de vivre sans égard à rien qu'à sa tâche opiniâtre et mécanique sur l'aire de sa conviction. Voici qu'un bras s'abat et qu'un autre bras se lève, suivi d'un autre encore et de deux autres aussitôt. Voici qu'une forêt de bras se lève et fleurit et se hisse et s'insurge et tempête dans l'agitation du grand ouragan de la rage. Voici qu'une traînée de sang jaillit, comme une injure, avec un peu de la salive suscitée par la violence de l'injure reçue, à la face jetée de qui vous injurie. Le sang jaillit, il gicle en gerbes, ah, avec quelle jubilation et quel jasement d'oiseau libéré de sa cage le sang s'échappe du vaisseau des veines.
Et comme le bras s'abat, le sang retombe. Il retombe et il éclabousse et il forme boue piétinée bavarde cimentant la victime aux victimaires.
Voici que l'os est vu, aux lèvres muettes de chair où salive le sang, un os nu dans sa nudité obscène et blanche au rouge de la déchiqueture, pareil à un mot étranger cité dans un discours qui fait effet par son étrangeté même (personne n'en interroge le sens et son étrangeté suffit et les têtes opinent à la justesse du choix et de l'intervention) - et l'os craque! dans le craquement autour et le crépitement autour des coups et du démembrement.
La première vertèbre cède et la deuxième vertèbre cède et la troisième également: elle a cédé.
Or voici que dans un dernier effort, le chef est du corps séparé, vois! voici que d'Orphée la tête est de son corps divorcée. Divorcée et loin de lui avec entre eux quelques empans d'herbe sanglante, entre eux des pierres et des graviers et un cadavre écrasé de cétoine - et la totalité de l'air entre eux se meut, chargée de l'odeur de mort et de celle de sueur de femme et de celle de sueur du monde. Entre la tête et le corps, le monde dans sa totalité va et vient comme entre eux vont et viennent les femmes à la recherche de suffisamment souples ramures pour y essuyer leurs mains. Une femme est dans l'ombre, assise sur un rocher d'ombre: elle se gratte distraitement le pied. Une autre est près d'elle debout: elle chasse une mouche autour d'elle et du sang sur elle affolée de faim. Une autre est avec deux autres courbée, les mains sur ses genoux et les jambes un peu écartées plantées fermement sur le sol, hors d'haleine et les trois ensemble cherchent leur souffle après l'effort, chacune tête proche de chacune luisante et rubiconde. Une autre encore ajuste son fichu dont une mèche s'échappa. Une autre s'évente de la main et entre ses doigts le sang caille qu'elle n'épongea pas. Une autre, elle a tête levée et elle regarde: on ne sait ce qu'elle regarde, mais voici qu'elle en sourit. Une autre, elle s'approche de la tête et du pied la pousse dans le fleuve.
Or, voici: la tête choit au fleuve. Elle y choit et y roule et autour d'elle comme une voilure rouge se déploie: ainsi que la nef, rompues les amarres dans le soulagement du départ, sa voile déploie et le soleil qui se lève y écrase ses poux rouges, la tête, comme la nef, elle hésite ou le paraît entre divers vents et des courses diverses cherchant les siens et son aventure, elle oscille, la tête...
Puis elle trouve sa voie -
et elle trouve aussi sa voix -
et l'on ne sait voix de quoi, voix de fleuve, ou de vent, vent d'eau par la bouche exsudant -
ou voix encore d'un dieu rendant oracle ou d'un poisson peut-être, sous les eaux, rongeant les chairs et les cartilages et faisant craquer les os, mouvements et morsures et non pas voix mais cependant: voix de mort -
ni de vie, mais voix seulement sans origine, et sans langue et même: voix même de la langue elle-même -
fluviale, ondoyante, enlaçante, voix sans bord ni terme ni source, voix seule -
et seulement, forçant le monde à entrer par son chant dans sa voix et le chant.

Trois sentinelles: première sentinelle - 18