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La tête:
- Fleuve, autour de moi qui composes et disposes tes surfaces et tes
reflets, corps de fleuve autour de moi qui te formes le mien dans
l'unanimité et l'équanimité, âme dans la puissance de ton
indifférence composée toute de ta seule occupation et imprégnée au
plus infime de tes pliures et, de tes épaisseurs, la plus infime, de
ton unique but de tout ton être poursuivi, instance, autour de moi,
sans défaut aucun en ton essence (tu es eaux, de part en part, et
mouvements d'eaux, et eaux mouvantes, et encore: tu es mouvement,
seulement, dans sa propre majesté et son absence totale de doutes),
père profond soucieux de ta paternité scrupuleuse et totale avec
minutie (comme le cœur infiltre la moindre veinule - et le corps
n'est plus chair ni muscles par la grâce de l'os souteneur mais:
rythme et pulsion et battement de danse ou de transe dans l'exaltation
du danseur et du transi -, ainsi tu infiltres le moindre ruisseau et
lui rappelles que tu es: le père et tu l'appelles à toi), et mère
aussi des terres autour de toi baignées dans l'amnios de ta terreuse
senteur fluctuante, et fils encore de ce ciel au-dessus tendu qui
s'abîme en toi par son bleu tant intense qu'il est, à porter et
incarner, trop lourd pour un seul, et fille également de l'eau
première, veine du monde, générateur et régénérateur, puissance
lustrale et abreuvante, serpent sans hâte dans sa lenteur distillant
la foudre de sa science secrète entre les pierres plates et portant
vers le ponant, sur ta large tête de delta, le disque de lumière
furieuse, transformateur, source, nourricier, complice, par le vent
pour qui tu fraies la longue route vers la mer lointaine et la voile
où se prend le vent, et par ton flot complice de l'activité des
hommes sur tes bords et ton cours, intercesseur, fonts, germinateur,
vin encore et liqueur encore au fond des jarres et des jattes où
vient la soif se découvrir plaisir, dépositaire et récipiendaire,
dieu sage et fixe et chuchotant dans le changement face aux dieux fous
dans l'impermanence volubile, multiple dans ton unicité
inébranlable, symbole et principe (et n'est-ce pas, au cœur de
l'homme, ton bruit encore qu'entonne le cœur de l'homme, ton rythme
encore et la longue vague encore ondoyée de ta marche sans
hésitation rythmant le sang de l'homme - n'est-ce pas, dans le corps
de femme, ton humeur encore qui se contracte et se dilate et exhale son
moite effluve d'humidité fermentante et procréatrice - n'est-ce pas,
dans le tronc jusqu'à la toute dernière feuille seule face au ciel
haranguant le ciel entier d'un rire d'enfant babillarde, n'est-ce
encore ton flux qui s'élève et dispense à l'appareil entier de
feuille et de bois l'aigre don de vie tumultueuse?), voici que je suis
en toi et que tu m'accueilles sans réticence: sans réticence ou
dégoût, tu noues autour de moi tes innombrables bras pour
l'étreinte généreuse. Ô fleuve, ô pontife et sanctificateur,
linceul et de vie signe premier comme aussi de mort tu es l'insigne et
le frère dans la gémellité, fleuve, écoute!
- et vous autour en témoins involontaires assemblés, ciel autour et
rives, arbres aussi, testateurs à chevelures confuses, herbes encore,
plongeantes au mouvement et au mouvement à leur pied désireuses de
fondre et s'unir quand les retient par les pieds et la chaîne la
racine profuse et foisonnante, et villages aussi, villages assis en
rond autour du puits commun au fond de quoi chante le fleuve à voix
de grotte et de poulie et rend le fleuve, jusqu'en la nuit des pierres
en rond, le ciel visible, villes au rebord pavé de fleuve qui vous
parle, par becs de mouettes égarées, de l'énorme bête bleue et
d'haleine salée au bout de la laisse de fleuve captive où vous
lancerez vos navires et serez abouchées au monde ainsi qu'au pis dur
de lait de sa mère cornue et impatiente le chevreau, et vous
lavandières aux bras verts accroupies dans l'humilité et l'humidité
de fleuve, vous enfants au cul rond et lisse ainsi que des fèves,
baratteurs de fleuve pour l'extraction de la bière écumante de votre
plaisir, vous barques entre le ciel et l'eau hésitant quand votre
quille à l'eau vous joint et votre voile au ciel vous tire (et les
oiseaux vous moquent dans le ciel, mais dans la profondeur, les
poissons vous suivent et interrogent muettement cette forme à la leur
semblable qui passe dans le scintillement supérieur et les ignore),
vous encore, bergers ou jeunes gens atteints du mal de rêve qui
rompez les roseaux et en façonnez objets de chantage (et dans cette
confidence qu'alors ils laissent entre vos doigts échapper, est-ce
votre confidence qu'ils laissent échapper, ou celle de plante
meurtrie et séparée, ou celle plutôt de fleuve?), vous tous, dans
l'existence vous soutenant d'une gorgée puisée au fleuve et vous
croyant dans l'existence soutenus, écoutez cet autre fleuve
dorénavant dans le fleuve même de votre vie, ce flux autre et
d'incalculable puissance, ce remuement et cette onde et cette vague
soulevés, écoutez ce bruire tout à coup entre les berges, cette
cataracte et ce torrent soudain creusant son lit illimité dans la
limite-là du fleuve.
- Je dis: le fleuve! et non, ce ne sont pas tous les fleuves alors
autour de moi et du mot qui s'empressent, non le Styx ni l'Indus et
les autres encore innommés dont les eaux se déversent et mugissent
et se heurtent, mais désormais le fleuve seul invisible et père de
tous dans le renoncement de ses enfants, l'eau seule intacte et hors
d'atteinte de la bouche ou la main, l'eau d'aucune jarre et de rives
aucune - mais de toutes les eaux pourtant la plus désaltérante et la
plus rafraîchissante, de toutes les sources la plus vive sous la plus
vive écume et le goût le plus vif de pierres dans son emportement
concassées avec également le parfum le plus vif de toutes vives
herbes à ses bords croissantes et fleuries, l'eau la plus multiple et
la plus multiplicatrice, l'eau première, la très pure, l'eau dans le
chant livrant à la pure soif première sa largesse entière sans
restriction - et l'être s'y baigne, il y agite ses jambes et ses
bras, il y plonge sa tête et il boit de tout son être, de toutes
parts, l'être est dans l'eau et de toutes parts elle le sert et le
serre et l'enserre et l'étreint, il est dans l'eau et la fraîcheur
éternelles, et dans le contentement éternel encore et premièrement!
- Or entendez, vous tous qui vous tenez au bord de fleuve, accroupis
dans l'amitié de vos talons crasseux, oyez vous tous sur chaque bord
de chaque fleuve appuyant votre face à l'x de vos mains croisées au
haut bout du long bâton de pâtre (et derrière vous braie et brame
et bêle et déblatère, s'ébroue et cabriole et broute le maigre
troupeau de vivre - et sur votre face éblouie de fleuve ou de fleuve
embuée battent les longues tresses ornées de coquillages qui vous
signalent comme bergers et comme fréquenteurs de bords de fleuve): la
mort et l'absence tiennent de leurs mains pures l'urne unique d'où
coule l'eau unique inaccessible - la mort et l'absence, oui, dans le
bondir de l'eau offrent le désaltèrement - l'absence, et la mort,
que des enfers j'ai ramenées avec moi que par moi et cette ombre à
mon côté accompagnatrice l'homme connaisse la soif et le
contentement après la soif, qu'il connaisse la faim et la
satisfaction de la faim, et le renouveau de la faim avec encore le
renouvellement de la satisfaction - car c'est encore Eurydice, l'autre
Eurydice et la seule, qui est des enfers avec moi revenue, l'autre et
la vraie, l'unique et la plus précieuse, celle qui ne me quitte pas,
celle que je ne quitte pas, celle qui place dans mes pas les siens (et
les miens sont dans ses pas) et celle dont la bouche ne se sépare pas
de ma bouche dans le perpétuel baiser (et c'est elle qui parle quand
je parle, comme c'est moi, quand elle parle, qui vous adresse sa
parole), et celle aussi qui est l'Épouse perpétuelle sur l'invisible
couche où nous mêlons nos invisibles corps et nos invisibles sexes
mêlons - Eurydice entière et véridique dans sa vérité que, par le
chant et l'âcre terrible vérité du chant sous les voûtes noires
où roule d'une arche à l'autre avec le clapotement de l'autre fleuve
sept fois répété sous ses septuples noms et ses replis septuples
l'aboiement de la grande bête gardienne, j'ai enlacée et embrassée
et ramenée au jour dans l'étreinte et la vérité de ma voix -
Eurydice réelle sans égale ni pareille dans sa stature de vive et sa
stature également ombreuse ornée du rameau funéraire avec la pièce
d'or de la vérité sur la langue comme elle est parée également de
la couronne d'épis de l'Épouse et porte en sa main le vin de noces
et le pain de noce et la poignée de sel de noce - Eurydice poignante
et recueillie fichée en glaive éclatant dans le cœur universel!...
- Et je dis, à voix très basse et très chantante, à voix de fleuve
et de décapitation et encore à voix de regret et de triomphe et de
certitude, à voix morte par la voix donnant de la voix où entrent
encore tous les témoins et les hiérophantes du mystère assemblés,
un à un entrent les herbes et les eaux, et les arbres entrent (celui
qui se dresse seul auprès de deux roches en forme de lionnes, et l'on
en fit un temple et un sanctuaire et la cigale qui y grésille
grésille comme la graine d'encens au fond de la vasque avant la
délivrance de l'oracle ou l'invocation de la Puissance consultée
tandis qu'il supporte de l'aigu de son faîte l'immense splendeur
solaire - il entre, celui qui s'unit au lierre et meurt bientôt de ce
trop proche amour et cette trop grande folie d'aimer - il entre, celui
qui tremble dans la brise du soir et annonce par mille miroirs
tremblants au monde le soir qui vient dont il recueille en ses
feuilles la précieuse liqueur rouge et comme le sang même par le
soir versé en rémission de l'orgueil du jour - il entre, celui qui
est forêt et s'enivre de la puissance autour de lui multipliée par
tous les puissants avec lesquels il forme ombre et nombre et obstacle
au vent instrumental - il entre, celui qui se penche vers la mer et
jette dans la mer ses pommes, ses aiguilles, ses semences et ses
fleurs du haut de sa lisse falaise éclaboussante afin que la mer
aussi connaisse le sourd travail de la graine en elle et le beau
travail de la fleur et du fruit - il entre), et les oiseaux, un à un,
ils entrent, l'oiseau rouge et l'oiseau vif et l'oiseau lourd, la
colombe abêtie de blancheur entre, et le moineau gris, et la mouette
(elle entre en criant de l'écartèlement de ses ailes et de
l'immensité de la mer sous elle), le cygne entre, et la poule entre,
et l'aigle encore, et le vautour, et les animaux entrent avec leurs
cornes et leurs cris et leurs crins, ils entrent avec leur faim
ouverte et leurs yeux ouverts, les eaux entrent, et les terres entrent
(la terre humble dans la main qui sent l'humilité et la racine et les
petites choses mortes en elle dont elle nourrit ce qui d'elle tire
nourriture, et la terre fière et stérile qui pousse comme une
clameur son cri d'enclume éblouissante sous le maillet du soleil, la
terre sans nom vomie par le volcan en protestation de l'outrage fait
à la terre), la poussière entre, et le ciel entier avec la
chamaillerie entière en lui, comme deux jumeaux tapageurs, du jour et
de la nuit trayant, du ciel, comme un sang, le lait de lumière par
leurs coups, avec les grumeaux d'astres agglutinés aux vergetures de
sa peau, le vent encore il entre, le vent majeur avec les autres de
moindre importance, le remue-ménage du Septentrion entre et le
souffle du soir entre, et les gros bœufs mugissants d'Est en Ouest
avec la longue chienne efflanquée à l'haleine rouge qui vient
d'Afrique à leurs jarrets accrochée entrent, et le soleil, il entre
également au milieu de sa cour d'ombres serviles, tout entre et
l'homme entre ainsi que la femme, qui entrent séparés et entrent
dans leur union également, la chose humaine discordante entre,
pareille à un grand arc discordant tendu et sonneur à chaque flèche
échappée volant entre rien et rien dans l'ivresse seulement de son
vol discordant et tendu, tout fait son entrée dans la voix et
l'ébranlement de la voix au bord du fleuve qui demande: Eurydice, ô
ma femme, es-tu là?
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