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- - Je suis là, ami: je suis à ton côté dans l'absence et il n'y a
que notre absence et nous: en nous et entre nous, la belle présence
de l'absence absolue où vibre l'arc. Je suis avec toi dans mon
défaut ainsi que tu trouves en moi dans le déchirement: et nous ne
sommes pas. Il y a le chant seulement, et de la mort seulement, et
nous sommes éternellement dans la protection et l'enchantement et la
réalité du chant: nous sommes et je suis ce qui, dans le chant, est
sa voix et sa multiplication. Il y a le chant seulement - et je suis
la bouche où le chant prend naissance. Il y a le chant - et son corps
est fait de mon corps entier, je le porte en moi et par cette mort
autour de lui qui le forme et le soutient et le supporte et le chante,
par cette absence et ce défaut et leur vertige au cœur de sa présence
et de son déploiement, il devient le chant dans la perpétuité et le
ravissement. Le chant est Eurydice et il est le ravissement: en lui
sont les choses et les mots mis à mort et démembrés, les mots et
les choses sont à soi-même ravis et plongés au fleuve. En lui, le
chanteur est démembré et décapité par la violence même du chanter
(et sa tête roule au fleuve et est emportée comme chose de peu, et
mot de peu) et le chanteur, en lui, il est ravi à l'unisson du
ravissement majeur et le fleuve pour lui chante et lui offre son corps
permanent. En lui le chant lui-même est mis à mort et dépecé, il
est éventré et démembré, et il est ravi encore, et exalté.
- Violence, violence, violence: celle du chant, et celle pire de
l'absence, et celle pire encore de la violence violemment. Je dis:
violence. Je fais violence. Je sais mon pied, au bout de la jambe dure
où le muscle du mollet soulève son galet de peau brune - et de la
terre absente, mon pied fait violence. Je sais ma bouche à
l'avant-poste de moi-même (ainsi que l'armée en campagne, elle poste
avant son camp le soldat le plus terrible, et d'aspect horrible: sur
son chef, un de lion dépecé, avec les poignantes canines aux babines
mal débarbouillées du sang fauve: et qui dira si le lion dans son
absence n'est pas en grande dévoration du soldat?) avec le gouffre
noir de la gorge entre les lèvres mal closes - et de l'air devant
elle elle forme et force la violence!
Violence encore, et encore violence: et de tout virulence!...
- Ah, le dépècement et le dépiautement: la bête de l'âme
retournée comme le lièvre empalé sur la branche de la broche,
montrant à l'envi la peau inverse rouge et rose, comme nacreuse, et
lisse, courue de veinules bleutées et de reflets parmi un peu de poil
englué, l'âme dégainée d'elle-même exhibant son horreur
constitutive avec la flaque autour d'elle de ses humeurs
révélées...
- Avec ce "ah!...", d'horreur et de ravissement ensemble,
qui se forme de soi-même devant cette souveraine torsion splendide -
et l'entier tout entier retourné, mis à sac, dépecé, dépulpé.
- Je me forme autour du chant: et il chante. Je tends les bras: et il
prend naissance et quitte mes bras et chante et je suis mise à mort
et exaltée: je me tords sur mon propre intérieur branchage et
j'exhibe impudiquement le dessous et le caché et l'obscène.
- Mais je chante, je chante et j'assiste moi-même à cela que le
chant tire et arrache de moi: je chante et je me vois dépecée. Rien
n'a lieu avant que je n'entonne le chant, et je ne sais rien ni vers
où je m'emporte et m'entraîne et me tire après moi-même par les
cheveux de ma volonté -mais, le chant entonné, je découvre cela
qu'il me fait et qui m'ôte la force de continuer avec, plus encore,
celle de cesser de chanter. Et je suis dorénavant dans le piège et
le paradoxe et la violence tout entière de chanter: or, c'est ainsi
que le dieu, s'il s'empare de toi, il ne te forme pas son égal mais
plutôt creuse son lit ardent en toi et contre toi, pour son
expression abuse de toi, comme encore il te nourrit de cet abus qu'il
s'autorise de toi pour son désir d'expression: et tu es retourné, tu
es de toi-même dégainé et exhibé en ton obscène constitutif et
tendu pour la tannage sur le pieu d'une présence avide au creux de
ton absence - avec cela encore que le chant n'est pas un dieu, mais la
violence seulement sans borne qui de l'expression ne connaît rien.
- Et voici qu'est au cœur de vivre la mort installée et couronnée
et placée en gloire: au cœur de vivre voici que la mort et la séparation,
et l'impossible jonction et l'incomblable absence, voici que la
terreur et la destruction prennent place, et la place entière et
elles aussi sont démembrées et exaltées.
- Ô puissance de cruauté et d'exaltation, panthère inverse d'ongles
crissants et de gorge travaillée par le feulement, fauve au milieu du
chemin apprêté au massacre sous la double terreur de tes yeux vides
et fixes et verts avec encore ce frémir de ton échine dont toute ta
peau flagellée ondoie (tandis qu'autour de toi pleuvent des pommes de
pin qui éclatent avec des bruits secs sur le sol et autour de toi des
grenades explosent dans leur splendeur de fraîche pourpre grenue),
gros animal grondeur ramassé et contenu dans l'ombre de l'épouvante,
mort puissante et toute-puissante, disparition totale et annihilation
totale, dévoreuse et saccageuse, je m'offre à toi pour que je
chante: à moi, tes crocs, sur ma gorge, et tes griffes sur ma gorge
et mes seins, pour que je chante: à moi le retournement dans la
déchirure des tendons et des chairs d'avec la peau (et c'est toi
encore, souple animal, qui te trouves retourné et, empalé sur la
banche de dépeçage, dégainé et exhibé dans ton obscène et sa
convulsion).
- Et voici en effet que je chante - qui pourrait le nier? Et, des pas
que j'y forme, qui encore pourrait nier qu'ils s'impriment dans la
boue sanglante que forme mon sang dans sa noce avec la terre? Car il y
a noce, en vérité, l'hymen a lieu, qui m'unit à mon absence et à
mon déchirement. Je suis en route vers l'autel, les jambes avançant
à marche égale sous le voile nuptial, avec la chaînette pour la
mesure de l'amble à ma cheville qui grelotte de son grêle cri sur
les pierres du chemin, la chaînette que rompra l'époux! quand il me
renversera sur sa couche (et je l'attirerai dans mon accueil), les
jambes dans le fouet des herbes, au bord de route, perdant leur poudre
de pollen, les dures souples jambes lacérées allant, à chaque pas,
d'un pas plus prompt, avec le buste vers l'avant tenu et tendu ainsi
que vers le gouffre la plante de rebord de gouffre se tient et tend sa
main de feuille pour flatter le gouffre, le buste où rompt le cœur
les chaînettes pour mesurer l'amble du temps d'attente, où croque le
cœur l'âcre sel d'impatience à grosses poignées grésillantes, je
suis en route et en tourment du terme de la route, et voici le temple
de noces, voici la maison d'hymen, la claire bâtisse consacrée:
j'entre, je suis accueillie, j'entre encore, l'encens m'encercle et
m'enivre, j'entre!
- et voici que le chant s'élève et il est exalté. Le chant chante,
ah, combien il monte et se déploie (et le ciel entier, marqué du
signe entier de l'absence, il y prend place et en prend mesure ainsi
qu'un aigle ouvre les ailes et ses ailes contiennent le vol entier
d'un bout à l'autre du ciel qu'elles mesurent dans l'illimité),
combien encore à chaque instant sur soi-même il vacille et
s'affaisse (car le chant dans le chant subit dans la douleur et
l'exultation sa mise à mort et son démembrement) ainsi qu'une
colonne de fumée et de prières vers les dieux sous le poids même en
elle de la prière et de l'exhortation avec celui encore de la piété
et de l'attention portée à la contemplation du dieu, elle oscille et
s'effondre, et combien, dans son possible et son existence même il
porte preuve de son impossible et de son néant. Le chant s'ouvre, la
mort s'ouvre! Ah, tant d'ouvert environnant! Et la vie en eux est
ouverte à son danger, elle s'ouvre, elle est ouverte, elle est
l'immense narine humant l'odeur immense de son refus et de sa terreur.
Ah! tant d'ouvert que les dieux eux-mêmes y tombent... Un tel danger,
une telle horreur que cela prête à rire! Une telle convulsion, une
telle révulsion que l'être entier s'offre à la célébration et à
l'ébranlement de soi jusqu'à la plus indicible fondation... Et la
mort encore ouvre sa gueule dans l'ouvert et monte au ciel vide unie
au chant en une seule, tremblante et impossible torsade de torsion...
- Ah!
- Cette lumière...
- Et la terreur...
- Il n'y a plus qu'une gueule sans fin formée d'un chant sans fin qui
s'enfonce en elle ainsi qu'un pieu d'empalement - avec de la bave aux
commissures, et le grincer des crocs, et la lourde haleine
carnassière putride, et la sueur bouillonnante sur et sous les
touffes de pelage humide...
- Plus qu'une gueule ouverte, une gueule fendue, et cette colonne
d'air prenant naissance entre ses babines qui s'exalte et monte dans
le rire sangloté d'Eurydice, sur qui par qui, avec qui et en qui est
la noce enfin célébrée et retentissante!
- - Voici que la noce...
- - Voici que l'hymen...
- - Voici que l'ouvert...
- - Voici que s'ouvre...
- - Et la bouche...
- - Tout est dissout...
- - Et la dissolution...
- - Tout consumé...
- - Et la consumation encore...
- - Tout est...
- - Jusqu'au fleuve ouvrant vastement sa gorge par où s'exalte le
chant de la mort...
- - Et jusqu'à l'enfer, comme dans le fruit le dur noyau pierreux au
centre de quoi mûrit et s'affirme la promesse de fruit, vaincu et
triomphant planté au centre éventré et palpitant de vivre.
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