Ils m'ont fait boire d'autres potions et d'autres décoctions, ils ont mesuré le rythme de mon cœur et ils ont appliqué d'autres emplâtres sur mon flanc.
Un médecin est venu.
Un magicien aussi est venu: fut-ce ma faiblesse qui l'appela?
Et un Chaldéen est venu, sa tête rase tournée vers les choses muettes que disent muettement les astres.
Et un amant de la race persane, et trois esclaves, et un général pour la préparation de l'expédition d'Afrique.
Est-ce le soir?
Une cavale au loin s'ébroue que je devine noire, elle frappe le sol, elle éternue, elle s'impatiente: à quand la mort du Roi que l'on songe à sa pitance, à quand la mort du Roi que l'on délie cette entrave ridicule qui lui mord le jarret?
À quand la mort du Roi enfin que le monde retrouve sa paix de monde sans désir et sans aveuglement?
Un beau monde philosophique où les arpenteurs et les cadastreurs feront la loi dans les sillons brûlants du labour d'Alexandre.
Vers qui ma face de perturbateur?
Tant de choses au monde, mais le ciel.
Toutes choses au monde, désirées! toutes choses au monde voulues et renversées sur la couche comme une fille ou un garçon dont on mord la nuque et l'on sent naître sous le refus la virulence de l'acceptation, le oui violent du corps qu'épouse le plus violent désir!
Si peu de choses dans le ciel que le désir lui-même sans frein, l'ardeur même de cette chose du désir qui est affirmation et refus ensemble, épousailles concomitantes du posé et de l'incertain.
Je n'avais jamais vu le ciel.
Je n'avais jamais vu l'immensité du ciel.
Le ciel, à ceux qui sont morts et ceux qui vont mourir il appartient: eux seuls, de l'horizon de leur couche en sont comme terrassés quand les vivants, debout, c'est de leur ombre dont ils ont l'œil occupés et des autres ombres sur le sol...
Le ciel appartient aux victimes que l'on couche sur l'autel, - et derrière le couteau qui s'approche, ah, ce qu'elles lisent aux entrailles célestes!...
Aux brebis pour les dieux, aux offrandes bêlantes et tremblantes, ou rétives comme le taurillon dont les cornes sont douces encore, mais le cou déjà si intempestif - et le couteau les ouvre ainsi qu'un livre fumant et bleu.
Le ciel, comme la seule chose impossible à connaître par le contact et l'étreinte et la soumission, mais accessible par l'œil seulement, ou la flèche encore qui perce la poitrine de l'oiseau en vol - le ciel comme cela nécessaire, la condition nécessaire et intouchable du monde réel autour de moi dont j'ai fait mon corps éperdu.
Ainsi que le désir est la condition nécessaire de l'existence du monde, le désir qui tout à la fois affirme et nie et semble ce tremblement, au bord du ciel, à l'extrême du vu, qui interroge et se tient là en n'y étant peut-être pas, cette brume et cet effort - le désir qui se tient comme au rebord du monde et l'éclaire, ah! éclaireur et sentinelle...
Mais la douleur en moi aussi, la fièvre en moi, ah!, déchirante et transverbérante qui veut ma face pour la baiser et l'enfoncer dans la boue de l'intimité et de la limitation gluante du plus proche - un tremblement encore, une brume encore et un effort...
Qu'on m'amène une femme! Une de ce pays, la plus humble et qu'elle ait les mains douces et qu'elle sache, de ce pays, les légendes! Qu'on m'amène une fille, elles ont les yeux noirs et concaves et le voile, autour d'elles drapé, sa couleur étonne de l'idée, sous les plis, d'un contentement sans question et d'une tenue, dans la contradiction, sans faiblesse ni impatience, une joie au-delà de ce que le désir nomme et veut, une demeure précaire autour du mât même du précaire...
Qu'on m'amène une femme quelconque de cette plaine et cette ville très ancienne au bord de laquelle je meurs et où s'effritent les plus vieux rêves du monde, une femme de ce grouiller antique, non loin de ma tente, du premier mot humain sur la tablette de glaise fraîche pour le décompte des bœufs et des jarres d'huile offerts au Roi barbu.
Cette vaste terre babylonienne où mon désir va sécher comme la flaque dans le désert après la pluie - ou peut-être pourrira-t-il et de petites créatures y logeront, ainsi qu'au marécage tout un peuple de crevettes et d'insectes au ventre argenté, aux pattes agiles et grêles - qu'elle m'offre une femme, sur son ventre où pousse le vif penchée comme sur mon corps, où grouille le mort, je guette.
Où es-tu, petit oiseau qui va triller après l'orage?
Où es-tu, jeune ou vieille femme qui me parlera de ton pays, de cette terre autour de toi vers quoi tu expulses l'offrande de ton ventre, qui me parleras, ô bavarde, de cette vie au centre de quoi tu te tiens et vois: étendant tes bras tu y jettes ombre d'arbre qu'à tes pieds le soleil déplace et meut, et vois: pourtant tu n'as demeure que dans la succession.
Et tu me chanteras une berceuse, à l'agonisant une berceuse comme à l'enfant nouveau-né...
Tu dérouleras un conte à mes oreilles, comme ces femmes, tes sœurs, sur les routes de conquête, au bruit de l'armée elles se ruent hors de leurs huttes et elles proposent aux soldats étonnés des étoffes tissés où brillent de l'or et des petits miroirs, avec des animaux aux mufles de fils tors et des façons très anciennes de lier le fil au fil, tandis que les enfants bruns dans leurs jupes roulent des yeux blancs qui tout à l'heure iront chercher les pains et la cruche de vin dont sceller le marché, qu'il y ait eu ou non marché.
Et si elles n'ont rien à vendre ni offrir, de leurs mains brunes elles s'agrippent aux mollets des cavaliers et elles exigent aumône.
Assise à mon chevet, ou debout à mon chevet, tu me décriras ce que tu vois par le triangle de l'ouvert, ce que tes yeux de femme et de native voient, tes yeux de fontaine et de fruit et de productrice - et nous nous ferons aumône.
Ou, plus timidement, tu me décriras de quoi sont tes jours faits, leur poids à tes poignets et leur saveur dans ta bouche et la façon dont tu écartes les cuisses pour l'homme que tu as élu - et c'est encore parler de l'ouvert que de parler du fermé et du resserré autour de quoi ta vie prend place et signification.
Mais le ciel...
Le ciel de Perse ni d'ailleurs, ni d'Athènes et de Macédoine, non, je n'en ai souvenance, car je n'avais souci que du ravissement de la terre et de son retournement comme d'une grosse pierre sous laquelle grouillait mon désir. Le ciel de l'ici ou de l'ailleurs, il assistait comme au palais ou à la ziggourat le plafond orné qui retrace en couleurs savantes les mythologies et les fondations dynastiques, il se tenait coi et tranquille et son rôle se limitait de quatre lignes de fenêtre et d'une ramure d'arbre balancée.
Mais le ciel nu d'ici, maintenant, à l'en-dehors de la ville...
Le ciel de Perse, ou d'ailleurs, dans le désert et dans la ville, il est encore tout emmêlé de la guerre avec la terre sous ses pas qu'il affronte, il se bombe ainsi qu'un bouclier d'argyraspide et il flambe, clair! et il est terrestre ainsi que les roches et les hommes qu'il accable de sa violence bleue et c'est pourquoi on le peuple d'anges et de divinités combattantes qui tour à tour s'assoient sur le trône de la domination, la divinité lumineuse et la divinité obscure, car ainsi et alors tout demeure dans l'ordre humain.
Et c'est pourquoi encore les hommes de Perse se régalent si durablement de tout ce qui est reflet d'autre chose que de soi.
Mais le ciel immobile de cette heure ici qui change...
Ce ciel comme le désir même, terriblement nu et terriblement indifférent et insatiable et au-delà même de son objet toujours, au-delà de ce qu'il est toujours: un pont et peut-être une vague et peut-être ce qui à la vague unit le nageur et l'eau autour flagellée qui rit.
Jamais je n'avais vu...
Or, enfin, il pleut...
Et tous les ciels du monde sont les mêmes.

Trois sentinelles: deuxième sentinelle - 6