LA MORT
AU
BORD

DU MONDE

 

 

 

 

 

 

 

Brusquement, alors:
Une voix d'homme, furtive - comme l'homme lui-même est furtif qui vient d'apparaître, de corps furtif, avec une ombre fuyarde sur le sol élimé, homme de corps flasque, et comme posé obliquement dans l'oblique du monde, et l'on connaît sa fonction, mais on ignore son nom: le nom peut être Youssef, ou Ebrahim, Élias ou Éleodore, Philonécros ou aussi Caïus, Cambyse ou Hormoz, et encore il peut être intranscriptible par le tracement sur la feuille ou la tablette avec un bout encré ou seulement incisif, chuchoté seulement, interdit de séjour dans le territoire de l'écrire. Alors, du nom, sans doute il n'importe pas pour celui-ci, pas plus qu'il n'importe pour les autres, hommes et femmes alors et aussi furtifs, et peut-être eux aussi obliques et posés dans l'obliquement du monde - comme est un mot posé, et sa suite improbable d'autres mots mêlés d'idées, à l'oblique de la langue qui le cherche et ne le trouve pas, ou comme encore est la mort posée à l'oblique de la vie, qui y bute, et l'ignore et s'effraie d'avoir buté sur un incompréhensible obstacle - dont l'apparition se fera après celle-ci de cet homme anonyme?
L'homme furtif, apparu furtivement sur cette colline râpeuse et chaude où font cercle et poids des odeurs chaudes et râpeuses, vit de trafic: il offre et propose des sépulcres à qui, du sépulcre, ne peut réunir, ailleurs que dans le rêve qui accompagne le deuil, le dixième du coût, également des bornes, pour marquer durablement le lieu du sépulcre, et des formules griffonnées sur des bandes de papier rappelant la gloire et la patience du défunt, - et cela, il le vend par sa parole, qui est souple comme le fouet est souple. Mais le reste de l'inventaire, chaque jour à voix basse, compté et calculé et inventorié, il le vend par la chose même, dans la présentation, et l'inventaire au bout de sa main tendue dont les doigts frémissent comme sous l'effet de la passion et peut-être de la fièvre ou seulement: du besoin, dont les poids de choses courbent son épaule qui se courbe sous le poids d'un hotte attelée à son dos sec et sèchement musclé. Il vend!, et au bout de ses doigts frissonnants propose: des baumes, pour la dissimulation des plaies flétrissantes, et des onguents, des pâtes et des cires colorées à appliquer sur les crevasses des chairs meurtries, des faux cheveux, des dents de cailloux blancs, des yeux de friable faïence et des sachets de glaise affinée pour la reconstitution de traits reconnaissables, sur les faces privées, par la mort et le supplice, de visage, et, avec, il vend des outils, en métal souple, pour l'application de ses artifices, mais aussi: des bandelettes de faux lin, et des lés entiers, de lin faux, et des épices avec des parfums inexacts, des poudres mesurées d'un godet de cuir pipé, des ustensiles mous, pinces et pinceaux, aiguilles, grattoirs et tiges crochues ou spiralées, et surtout il vend: des peintures, peintes sur longues et fines dalles de mauvais bois, des semblances hâtives et grossières et cependant saisissantes de celui qui fut là, au-dessus de lui à son double étai de bois appendu, des portraits à affixer sur le visage du cadavre afin qu'il en devienne, dans la mort, comme les rois sont dans la mort: affrontant la mort avec leur visage d'éternité couronnée, et non, comme le commun, avec leur visage de morts sans diadème, au badigeon desquelles, tandis qu'il les brosse en hâte, appuyé sur un genou avec sa tête à tout instant vers les piloris se redressant, se mêle sa sueur, en manière de vernis, et odorante, ainsi qu'une résine chaude et dont deux, sans doute impayés par qui les lui commanda, faces d'hommes incertaines effacées par la douleur de mourir autant que par la maladresse du portraitiste, au rebord de sa hotte, dans son dos, claquant à ses moindres gestes d'un claquement de clapier, dévisagent qui par derrière l'approche d'un regard d'éternité sous des sourcils surpris, du fond de la fine fenêtre de bois fendillé où son pinceau hâtif les incrusta.
Un homme ainsi vient, courbé sous sa voix oblique, homme instable entre sa voix sinueuse et son ombre, sur le sol sinueuse, et anonyme: tout entier engagé dans son commerce, comme sont à côté de lui les affligés engagés dans leurs afflictions - n'est-ce pas un commerce encore, l'échange des larmes contre la certitude de la mort et de la peine subséquente? -, un homme symbolique est là, qui vend et tente ouvertement, face à ceux qui s'y essaient secrètement, de faire de la mort un marché. Il vend, et il vend et encore il vend: et tout son commerce symbolique s'exerce grâce à cela qui, du mort au vivant, détermine la différence irrétribuable: il vend avec sa voix intelligible , non avec son râle, ou ses larmes, non avec ses mains nouées inutilement aux nœuds de la sincérité, mais avec des mots, et des phrases et des intonations: avec des inflexions enjôleuses, et des maniements rhétoriques; avec des pauses et des effets, avec des tropes et des gestes accompagnateurs; avec des clins d'œil et des exclamations dont sa voix se hérisse ainsi que de clefs supplémentaires un luth arabique et devient: un instrument, très ancien instrument, de peau et de muscles et d'air formé et ductile, lyre et tambour tour à tour et encore: hautbois, double flûte et sistre, avec encore, dans le chant même de ce qui est là par eux chanté: le souffle accompagnateur dans l'ombre, de l'instrumentiste qui respire et qui joue et qui marque entre ses lèvres la mesure tandis qu'à sa tempe grossit la goutte de sueur dont son œil demi-clos brûle, mais dont la pupille par les auditeurs est vue, ainsi qu'un feu étouffé à l'entrebâillé de la porte.
Et encore, tout le mystère de cette heure mystérieuse s'il s'entend, c'est accompagné de la voix de cet homme-là qu'il doit s'entendre: accompagné d'une voix telle que musique, mais telle aussi que de bazar, de marché de plein vent et de palabres: une voix de colporteur et de bonimenteur et encore, sur un étal de fortune, de joueur de bonneteau ou de propagateur, parmi les foyers les plus humbles, des vertus de la pierre-agate (elle naît de l'urine du lynx) pour les douleurs d'enfantement, de l'alun de Perse et du naphte des déserts pour les gales.
Ainsi, une voix d'homme furtive, soudaine et écaillée et comme également incongrue et détestable, en ce lieu lui aussi sans nom et comme sans lieu même, et furtif ou, du moins, dévolu à des actes et des moments, autour d'eux, plus que tous autres furtifs absolument comme sont furtifs essentiellement tous actes essentiels (la larme essuyée au coin de l'œil grossi de peine, ou le poing - entre les voiles de grosse toile - levé à l'encontre de l'autorité usurpatrice dont les soldats incessamment patrouillent, dans l'accablement de la chaleur et de l'ennui et de la haine qui les entourent, entre les pylônes de souffrance, ou le regard plein de défi, ou simplement: l'accablement simple, et terrible, et de soi-même accablé, et la résignation, et l'effarement, la prière et les premiers gestes du tout premier deuil, les murmures de l'un à l'une et de quelques au ciel ou aux proches et aux amis déjà figés dans la réprobation et la douleur convenue) - une voix s'élève, d'homme éraillé, ombreuse, et innommée, mais sans s'élever: élevée dans le murmure, dans le sifflement et le chuchotis, soutenue, mais dans la contention cependant soutenue, et le cliquetis à l'entour de la hotte débordante d'objets éraillés, une voix persuasive, et insinuatrice, et d'effets boursouflée comme d'un prêtre ou d'un avocat-rhéteur, tonnante, mais tonnant dans la petitesse de la bouche mi fendue et le qui-vive perpétuel, en surplomb, d'yeux en aguets s'assurant de la sûreté de l'entour: une voix évasive, persiflante, chantonnante et comme voix même de la misère faisant, de la misère, chose plus misérable encore et couchée encore, humblement, devant ce qui l'accable, ainsi que se couche un chien sous les coups qui le brisent, avec le remuement pourtant, abject et nécessaire, de la queue pelée, en signe de reddition, où s'insinue pourtant, inaudible, la raillerie des babines grondantes:
- Suaires!... Suaires!... Je vends des suaires et des consolations! C'est tout beau, c'est tout bon et surtout c'est pas cher!... Suaires!... Suaires!... Laissez-moi me charger de vos soins funéraires... Pour les longs et les fins, pour les gros et pour les crie-misère!... Suaires!... Suaires!...
(Il se frappe le ventre, qu'il a gris, et lâche et nu, au-dessus d'un pagne lui aussi lâche et gris).
- Ah, creux, ça sonne creux: baoum, baoum, eh, macaque! Creux comme le crâne idem de ces crétins-là, sur leurs poteaux de souffrance, calcinés ainsi que les papillons, d'avoir trop près batifolé aux blanches barbes de la bougie... Creux de famine famélique: baoum! Baoum! Creux de brave buccin romain ébaubi... Et creux également de creuse mort, colporteuse sur les routes du monde de la hotte à son dos, où tintinnabulent ses sarcasmes et ses maigres consolations...
(Il regarde vaguement autour de lui, puis, debout sur une seule jambe, se gratte, du coup de pied, le mollet avec rage et application rageuse, tandis qu'en son dos en tressaute sa hotte avec un caquètement de ferblanterie).
- Terre plate, et creuse encore, de dent creuse déchaussée à la gencive du ciel vineux, avec ce furoncle de ville, un peu plus loin d'où coule un pus de bavardage... Pas à dire: les os, c'est plus propre... Terre creuse attifée de croix, comme une matrone, au réveil, la chair chassieuse, toute emmêlée dans ses épingles et les plumes échappées de sa couche. Jolis os... Vieille terre, vieille répétition de ce si peu que c'est d'être, de ce comment si mal commencé de vivre, et pirement fini... Mais si jolis os, plus jolie mort, belle et forte mégère, et de hanches larges sous des yeux d'orfraie: ah, j'aime comment tu nous dévêts de ce surplus-là d'oripeaux roses, une fois qu'on entre dans le lupanar de ton empire, avec, passant le seuil, ce court frottis-frotta de ta chair plantureuse sur nos chairs fondues, et ton œillade pareille à un clou, et, sous tes vastes aisselles, ce virulent parfum de fermentation: tout de suite, et sans attendre, le lit!, tout de suite la puissante étreinte en position horizontale à l'horizon exact de ce que vivre fut, et le baiser dévastateur sans attendre, la science des caresses qui dérobe le souffle, l'âme s'en envole dans le grincer éperdument du lit tangué et à la ruade semblable, avec ton hennissement là-dessus de fière chose triomphale et ta virulence au parfum de peau d'âne tannée: hein, ça ravigote la marionnette, cet étrillage-là! Ton parfum, ton fou rire et ton rire fou à belles dents trop blanches et trop nettes... Vrai, que ça cesse: à toi, à toi, la tripe qui pète et le chavirement final, à toi, le tout petit être enfonçant son piètre soc crispé dans ta large certitude, à toi la main qui bat et cherche à prendre, le poumon qui gargouille et l'entraille dévastée. Suffit-il pas de les voir, tes beaux amants étirant au plus vaste leurs bras pour prendre de toi plus vaste mesure: l'œil ivre, le souffle rare, le sexe tumescent qui s'égoutte et ce besoin grandiose qui les point de vouloir te repayer de tes bontés avec la pauvre monnaie de leur souffrance: vois-les donc, comme ils se démènent pour fouiller leur poche, et comme ils se démènent, pour racler au fond de leur gosier un long dégorgement d'excuses. Quelles suées! Quels essoufflements! Quels effarements affaissés! Et la gorge qui gratte, le mot qui en suinte tout mouillé de larmes et de lymphe sentimentale! Parce que ça beugle, le plus souvent, ça, au moment que d'y passer. Ca entend se faire remarquer d'un tympan déchiré. Ca vient en gueulant, ça part itou. Mais, ah! , que ça crie donc mal au moment qu'il te connaît et te pénètre, ce peuple-là de mal-engeance. Ca fait du bruit, mourir, à les entendre. Te connaître, te fouailler, te chatouiller où ça chatouille... Ca fait boucan, comme un démâtement de lyre, les clefs qui sautent, les cordes rompues, l'âme outragée qui finit en couac... La vaste volupté centrale, l'immense syllabe toute silence... Ah, trop vu, trop entendu: j'aime mieux les os qu'ils laissent. Les petits tas proprets, comme avant le bain la baigneuse sa tunique à un croc d'arbre vert. L'aimable décomposition sans prétention, avec la cage thoracique d'où l'oiseau familier s'en est allé, tiou-tiou-tirlouït, rejoindre les nuages et ses frères à plumes... La main rendue à ce paquet là de rouages blêmes et lisses, du plus menu au plus solide, on s'amuse à recomposer le bonhomme à partir de ces cailloux longiliformes... Et la boîte du haut, le grelot à penser, la gourde à vinaigre dont la bouche enfin rassérénée rejoint de sa large fente noire entre les dents trop blanches la grosse blague universelle. Au caillou, tout ça, retour aux cailloux initiaux, à la bonne vieille musique initiale et première: celle des pierres, et des insectes dessus bombinant, celles des herbes tout étouffées de poudre, celle du ciel, avec son grincement de poulie comme il hisse au haut de sa naïveté le ridicule baquet débordant de lumière et tire à soi l'œil avide de la créature toute huilée de nuit au sortir de sa bauge. On colle tout ça dans un sac, et on secoue, comme les sacs à noix, pour chasser ou concasser les vers: tchacatchac, tchacatchac, tchacatchac. Ou encore, avec un bout de silex et un os: trois, quatre encoches jusqu'au creux tube central où fut la moelle, puis on souffle - pas trop fort - et on se déchire délicieusement les oreilles. Ah, les connaissons-nous, vieille complice: dans notre coin, toi et moi, n'est-ce pas? avec notre flûte et notre ballot d'os: toi assise, entourée de tes vastes jupes noires à volants où s'est prise la poussière du jour - et tu as les coudes sur les genoux, et tu montres une face fatiguée par la besogne et ton œil est vide mais sans amertume ni récrimination, et tu t'adosses au vieux mur éternel de ton éternité - et moi non loin, la bouche autour d'un chalumeau, l'œil pris par un reste de soleil, ou la larme de sueur à ta tempe, qui joue, doucement, doucettement, tandis qu'ils passent, les autres, l'épaule courbe et la main lourde de leur poids d'os encombrés de chairs, et que je te charme, doucement, doucettement... Avons-nous pas notre belle éternité de vieux complices, ô musicienne, ô réductrice à rien que l'harmonie: cette manière qu'à tout être de pousser son dernier souffle: mélodieux enfin, enfin ramené au pur frottement de l'air qu'il ingère sur l'air qui l'enveloppe?... Écoute... Écoute donc... Titouït... Tiu-tiu-tiu-toutoutourlouït... Adorable muse, chaque nouvelle victime que tu fais t'est instrument nouveau pour ton orchestre sans pareil, et chacune adjoint au péan que tu fredonnes son inimitable modulation: d'enfant atteint de consomption, de vieille fille acariâtre, de chamelier ruiné ou de forgeron ébloui. Note après note. L'une après l'autre: ah, la musique que tu nous offres. Et nous, qui sommes encore de l'autre bord, les auditeurs aux oreilles tendues, nous accompagnons ton concert en nous tapant le ventre, en guise de tambour: baoum! baoum! Avec le silence, entre deux coups, le silence râpeux tout parfumé de ton souffle rugueux.
Suaires... Suaires... Je vends des suaires, des tout beaux, des tout bons, et des pas du tout chers!... Laissez-vous faire, laissez-vous faire, vous verrez: le trépas, c'est mon affaire!
(Il s'éloigne, à pas lents, et les yeux au sol: sur le sol, soudain, au moment où il va disparaître au revers de la colline-aux-supplices, voici qu'il se penche et qu'il ramasse un os. Il se penche, et le ramasse, et l'approche de ses yeux et l'examine. Puis, tandis que la sueur peu à peu ruisselle sur son front, et le long noueux de ses bras, et encore: le long des rides de son ventre où elle s'empâte de poussière, et dans l'entrejambe où, au pagne, elle abandonne une auréole sombre sur le gris de l'étoffe, et jusqu'encore sur les cuisses, les genoux, et les mollets durs, tandis qu'il devient ainsi luisant de l'eau de sa sueur, avec lenteur, armé d'une très courte dague, il creuse l'os, à intervalles irréguliers - pendant qu'à ses pieds l'eau de sueur forme flaque, et imbibe les cendres qui traînent là, et la terre râpeuse, sous les cendres et les débris d'os.
L'homme alors s'éloigne et bientôt, au revers de la colline, derrière la forêt des croix nouvelles entre lesquelles les croix anciennes vermoulues forment comme des sous-bois, et des buissons émaciés, bientôt s'élève, égrillard, guilleret et aigu, un son de chalumeau aigre. Tous ceux qui sont là l'entendent, tous ceux auprès des croix, les gardes, et les familles, et les curieux et les passants, tous. Mais peu l'écoutent. Pourtant, tous, dans leur affliction ou leur indifférence et leur curiosité ou encore: dans leur cruauté et leur abattement et leur lassitude, tous, soudain pensent à un oiseau, au matin, en étincelle dans l'étincellement du monde, au-dessus des champs frémissants, des toits plats, des demeures assoupies: tous, à ce sentiment aigu de l'éveil quand on se lève avant l'éveil et que la maisonnée, autour, pèse encore sur sa couche du poids de son poids ensommeillé. Et encore: tous, avec ce son très bref, gracile, brisé, tous, brièvement, se sentent éveillés, et cherchent, sans le savoir, au ciel de l'heure et du lieu où les voici assemblés, l'oiseau vagabond et ivre d'une promesse de beau jour.)

Trois sentinelles: troisième sentinelle - 1