- Regarde ce ciel: sûrement, il pleuvra avant la nuit.
- Je n'aurais pu rentrer mon linge.
- Et mon feu, entre les pierres, je ne l'aurais pas couvert, qui se sera éteint en sifflant.
- Ce ciel, si bas - étrangement.
- À peine si l'on respire: on étouffe plutôt, étrangement.
- À peine si l'on vit: on attend dans l'étrangeté.
- À peine si l'on bouge et si l'on est, entre ce ciel énorme comme un coup et cette terre à son approche, qui courbe l'échine, dans la poussière, et semble gronder.
- Rien n'est, que cette étrange imminence bouillonnante: le linge du ciel étrangement bouilli dans la cuve que forme le cuivre concave de la terre. Et notre ombre, à son bord, s'y penche, et semble juger, et semble nous juger, voilant sa face d'un voile noir à l'aperçu de nos fautes, sur la surface remuée, qui se déchirent.
- Le monde se resserre au plus étroit: comme un poing ou comme la feuille de la sensitive ou l'avare sur son or - et l'amant encore, sa main sacrilège, sur le sein rétif de l'aimée, qui pour finir la referme avec une honte violente.
- Ce ciel, il est d'un plafond de cave: et du sol encore monte l'odeur de cave: on y est à peine l'intrus qui d'une torche fumante, et d'un pas hésitant, vient déranger la paix suspecte de la cave: il cligne des yeux, il hume, sa main frotte au moellon rugueux, il n'ose avancer et de son expectative inquiète les choses tirent avantage pour se dissimuler et n'offrir à ses yeux plus que masques de choses dans leurs odeurs dissimulées. Or qu'y a-t-il en ce jour, quel acte en ce jour requiert pour son accomplissement un monde étriqué, et suspect, et sans lumière, et d'odeur putride et remuante, - quel, que la lumière s'en voit dissimulée, et les parois de vivre s'en trouvent rapprochées à l'asphyxie - avec cette courte flamme de soleil fumeux pour unique bobèche insuffisante? Dans la cave, on mûrit ce dont l'heure n'est pas venue, on équarrit l'agneau et on le sale, on le serre dans les jarres de saumure et sur lui repose tout l'hiver à venir, à côtés d'autres fruits et de pains durs, et d'herbes, déjà tout amers de l'amère saison venteuse à venir, sur les carreaux frottés où demeure pourtant un peu de sang encore, sec et strié. Quel, alors, l'acte, qui requiert autour de soi ce rétrécissement empuanti et irrespirable pour mûrir? Quelque chose ici gonfle et fermente et fume... Peut-être, dans la jarre épaisse de cette heure restreinte, un vin particulier fermente - et il te soûlera, quand tu le boiras, jusqu'à la surprise et l'extase fermentatrice, mais maintenant c'est seul l'âcre moût obscène qui est ici à tes narines donné à humer? Quelque chose ici amèrement fermente qui force à se boucher le nez...
- Le ciel est proche, il est oblique et il est courbe: il est courbé comme sous une injure ou sous un crachat: comme avant la colère, on se courbe et recueille et distille la colère répliquante, ainsi ce ciel autour de nous plein d'encerclement coléreux et de vouloirs obliques.
- Il s'abaisse vers nous: il vient vers nous degré après degré, et sa lampe, dans sa main, tremble sous les odeurs de la cave soufflées vers lui. Il vient vérifier la mise en fûts et en foudres, et l'étanchéité des parois face au long travail chimique.
- Nous devons nous hâter: je songe à mon linge, et au labeur perdu.
- Nous devons nous hâter: il reste si peu de temps.
- Pourtant, tu ne bouges pas: tu es là, et lasse, et tu ne bouges bras ni jambes et tu es comme arrêtée, et je suis arrêtée avec toi.
- Quelque chose m'arrête que je ne comprends pas. Quelque chose pèse dont je reçois le poids mais je ne comprends pas cette pesanteur, et ce resserrement, pourtant mon cœur se serre (comme le ciel au rebord de la terre mon cœur se serre et quel vin anxieux foule-t-il ainsi à la hâte qui le soûle d'un fumet de frayeur?) et il s'inquiète et quelque chose qu'il ne connaissait pas lui est dérobé.
- Mon cœur est serré comme ton cœur, il est plein de sel et crissant comme une couffe de saunier, mais il ne soûle pas: le sel ne soûle pas: il brûle, et je ne comprends pas car je ne comprends que ce que je fais - et de ce que je fais j'apprends ce que je dois et ce que je suis: ainsi, de ce que tu dis, et de l'approche autour de nous, de l'orage, je comprends l'orage qui vient, les grêlons comme du sel qui grésillent sur les toits, et la lessive à relaver. Et je ne suis ici que passagère: d'autres devoirs et d'autres tâches successives et invisibles dans la répétition requièrent mon attention. Pourtant, étrangement, aujourd'hui, en cette heure épaissie comme un mauvais sang, je n'en veux pas: je suis lasse comme ce jour qui semble vouloir finir en couleurs lasses et sales. Et, de dérobation, je n'en éprouve aucune, que du labeur accompli, si je ne me hâte, que l'orage me dérobera pour en faire du labeur à accomplir - mais de fermentation, je hume cependant le fumet effrayant, et s'en ouvre ma narine et je suis jetée dans une cave où je cherche à fermer les yeux.
- Tu ne peux les fermer.
- Non plus que toi, je ne puis les fermer et je les garde ouverts et je vois: mon linge, intact, sur son fil claquant, avec le reflet rouge de l'orage inévitable, et encore la route de terre râpée qui mène jusqu'à lui, et l'ombre que je n'ai pas sur cette terre où les pauvres choses ont soudain si effrayantes ombres... Parle-moi, je veux que tu me parles: quelque chose me broie le cœur et quelque chose semble, dans mon cœur, atteint de fermentation.
- Il va pleuvoir... Avant que tu ne sois arrivée: il pleuvra et il tonnera: ce ne sera, peut-être, que dans ton cœur ou dans ce que renferme et accepte de contenir ton cœur qu'il pleuvra et versera et ruissellera, mais ton cœur sera flagellé et ce n'est plus ton linge, que tu voudras relaver, mais ton cœur, et ta poitrine, et tes mains encore, qu'à trop vouloir récurer, tu auras souillées de ton sang: nous sommes ici pour demeurer.
- La lessive est faite, et les enfants nourris, et le sol de la hutte clair et propre - propre, je t'assure: tu peux manger sur mon sol et tu peux baver sur mon sol, il n'en sera pas souillé - et l'entièreté, jusqu'en ses subdivisions, du devoir accompli: que me reste-t-il, alors, du devoir, à accomplir, qui justifie la convocation de ton impatience: où, ailleurs, mon devoir, que dans ce que je fis entièrement telle que je fus faite jusqu'en mes subdivisions?... Une main cependant, me tire en arrière: par les cheveux saisie, je suis tirée en arrière, comme une enfant fautive qui ignore sa faute... Je cherche et j'interroge et je ne vois rien qu'un bout d'étoffe claquant...
- Quelque chose est dérobé, et c'est comme avoir soif, debout dans un fleuve, et les mains encore dans le fleuve. Quelque chose me torture et me jauge et me juge.
- Quelque chose encore est là, qui grince et gronde - mais je ne vois que ces piliers, autour de nous, grinçants et grondants sous leur charge de supplice, ces fûts rugueux, ces pieux où pèse un poids humain, qui grincent et grondent et semblent bois vivants et fermentants à l'approche de l'orage comme, sous l'orage, grinceront et gronderont les mâts entre lesquels claque le fil où claque mon linge.
- J'écoute, comme toi: le bruit du bois, son brouhaha de brame et de brisure...
- Et mon cœur est brisé.
- Mais mon cœur est broyé.
- Cependant je refuse et m'insurge et je me cabre et j'invoque le bois pourtant de mon battoir, celui de ma charpente également, et celui encore du feu, et celui surtout des arbres, sur le chemin où nous avançons chaque matin, quêtant le linge à laver, le pur plaisir paisible des arbres dans la paix, qui rythment la route et la peine de leurs ombres.
- De bois, ici, il n'en est que pour les croix...
- Combien il se fait tard soudain - il se fait tard épouvantablement sous ce bout de jour malade et troué dont l'éclat d'agonie nous teint de cendre. Et qu'y a-t-il à voir, sur cette colline pelée où nous voici, commère, que les ossements et les supplices et la ville à nos pieds là-bas, et peut-être encore cette droite colonne fumante qui s'élève en protestation contre l'immobilité poussiéreuse de l'air, et aussi l'horizon resserré où pèse cette louche lueur d'hématome - à croire que le ciel s'est blessé, à croire que la gangrène atteint le ciel lui-même, ou la lèpre? Pour moi, je ne vois encore que cette triple ombre à nos pieds, et ce maigre attroupement de femmes et de jeunes gens éplorés, et ce semblant de mauvais vent qui s'irrite des orties que voici. Et je vois par dessus tout, sur sa corde, ma lessive inquiète - d'un bout à l'autre du monde, cette corde tendue où ne sèche pas le linge et dont je suis empêtrée et immobilisée. Qu'est-ce donc, dans ce lieu et à cette heure où nous voici, qui m'empêtre et m'immobilise: je ne sais plus même si c'est en moi, ou en-dehors de moi, ou ailleurs encore, dans l'indécidable encore, que sont les nœuds noués qui m'arriment à mon effroi plein d'expectative.
- Ils sont trois.
- Hier, ou après-demain, ils étaient quatre et il n'y en aura qu'un.

Trois sentinelles: troisième sentinelle - 2