Première voix:

- Souffrir...

Deuxième voix:

- Une dernière fois. Une dernière, la plus entière - comme un dernier effort requis, le plus grand. Une dernière exigence, la plus impérative. Comme encore, après le très long voyage, l'octroi avant la ville, la fouille des ballots et des coffres, dans la poussière de la route, parmi le braiment des ânes et des bœufs et des onagres, parmi le grincement des roues pleines des charrois, et la confusion des langues, le corps en nage et recrus - et l'on voit des enfants et la volaille, entre les barreaux des charrettes et des cages: on voit leurs yeux briller - et il n'y a pas d'ombre, de source où reposer la fatigue immense des jambes...

Première voix:

- Ah, j'ai bien soif...

Deuxième voix:

- Une dernière fois...

Première voix:

- Inépuisablement la douleur - l'inépuisable peine toujours: une source toujours aux pleins bords du bassin de chair, et jamais tarie, et toujours si neuve, et comme fraîche et bavarde - et toujours soi-même s'y reflète, les mêmes traits, la même pauvre face arbitraire inutilement scrutant et souffrant, sur les mêmes bras de part et d'autre, soutenue dans la pauvreté...

Deuxième voix:

- Une incessante sollicitude, une attention extrême et comme maternelle ou d'amoureuse pour ce corps qui l'accueille et lui fait place et reflue au rebord de soi-même pour lui céder plus de place encore: penchée sur lui, couchée sur lui, de lui inquiète vivement - une bouche toujours plus près, jamais assez proche, pour le baiser le plus violent, avec cette langue terrible entre les lèvres terribles qui s'avance et veut la tienne, et l'obtient, et en joue, et la mord, et l'arrache, et la rend, et cette main encore, savante plus que d'aucune catin, cette main de frémir et de frayeur, errante, ici, ici encore, et là soudain! et partout, et elle te découvre: elle arrache le drap de l'habitude et elle te met à nu! comme ce corps alors que tu es, tu en découvres la connivence essentielle avec cela que tu n'es pas, et qui te tue, et dont tu meurs - le corps qui se laisse par la douleur corrompre et séduire comme le père dit que son enfant est séduit et corrompu par la mauvaise vie. Mais si essentielle, cependant, si intime et accaparante, clouée à lui, la première venue: avant le sein de ta mère, celle qui déjà fut là pour ta naissance, et la dernière à te quitter, et comme à regret, si exactement ajustée à lui (mieux que la peau ne s'ajuste, et mieux que l'air sur la peau) qu'ils ne sont qu'un, et ne font qu'un, et tu es exclu sans pouvoir fuir: tu es exclu pour rendre de leur alliance témoignage, si exactement l'un à l'autre concomitants et joints qu'il n'est au monde d'autre exemple - ô pauvres amants, de l'union telle qu'elle est comme l'unité, avec encore ce très petit espace qui vient de la différence et de l'attachement de deux choses différentes, vous n'êtes pas l'exemple, vous qui vous croyez unis mais qui ne vous joignez que pour mieux réentendre à vos oreilles le vent libre qui souffle entre vous et goûter l'espace entre vous où ouïr, dans la dissolution voluptueuse de ce qui ne fut pas étreinte mais volupté à deux échangée de deux seulement, la brisé tiédie de votre bonheur: or les bœufs qui tractent d'un pas égal le soc, pour que soit le sillon qui enjoint leur alliance droit et productif, n'ont-ils pas à se soumettre unanimement à autre chose que leur plaisir, et s'y soumettre entièrement, et s'y soumettre jusqu'à l'oubli de la soumission pour le seul sillage, derrière eux, du fer dans la terre d'où jaillira le jour à venir dans la fécondité de leur oubli? -, si exactement qu'il n'est de séparation que dans le déchirement et la fin, alors, de l'un et l'autre, avec la pire solitude... Ô amants qui venez de surgir dans ma phrase comme, au désastre des draps foulés, vos têtes rouges surgissent au sortir du plaisir et cherchent leur souffle pour répondre de la légitimité de votre union devant qui l'interroge et la jette en suspicion, fûtes-vous jamais, je proteste, fûtes-vous l'un à l'autre liés jamais comme je suis en cet instant à ma douleur lié et enchaîné tellement que tout remuement d'un membre vers la fuite ou, sinon la fuite, l'arrangement moins inconfortable dans ce compagnonnage absolu, rameute férocement le oui énorme de ma douleur et le oui faible et concomitant de mon acquiescement joint?

Première voix:

- La certitude, avec, qu'il n'y aura de fin ni cessation jamais: mais ce tourment seulement, et ce tourment encore et ce tourment jusqu'au bout, sans répit, ni relâche, sans distraction ni rémission, puis: la mort, au bout, dans son bruit sourd de déchirure et de dissolution - cela et rien autre: cette ligne rouge, et rien autre, qui s'élance et - qui cesse: ce martèlement qui sonne et - qui cesse; cela, puis: rien, ni autre, ainsi qu'après le cri, le silence, étrange étrangement: or, qui a crié, ou entendu un cri: rien ne répond ni le cri quand cependant le silence porte marque d'une modification, comme marque encore, rouge, d'une agression, gifle ou coup, ou marque d'une fruition: le pédoncule, à la branche, d'où chut le fruit, et la goutte de résine, sur la tige du fruit, où crut l'arbre... Est-ce, alors, cela, la douleur: la proximité étouffante de la certitude, l'arrêt, brusquement, la cessation, brusquement, de ne pouvoir croire à ce qu'on obtint, de ne pouvoir se satisfaire de ce qui fut obtenu mais bien l'arrêt brutal: il n'y aura cessation ni fin - , et c'est comme si le monde enfin, ah, il est devant toi avec son poids total de monde et le poids supplémentaire sur lui, pour toi, de ton incrédulité face à cet arrêt où il se tient, et il est ce qu'il est à l'intérieur de ses limites, sans bouger, sans changer, dans la seule attente de ton regard et de ta reconnaissance inquiète et éblouie pour cette immobilité de lui qu'il t'offre afin que tu goûtes la paix et que tu le connaisses comme monde, pesant, et complexe, et total, et insoucieux et tu n'as plus d'autre issue que de voir, et de croire, et d'être justifié et contenté - et c'est encore alors comme si tu es en plein champ, et le rouge des coquelicots te blesse l'œil plus violemment de ce que tu sais le blé, autour, et le pain qui chante. Être proche de soi et de ce dont il n'y a plus à échapper ou faire question - être, tellement qu'il n'y ait d'espace ou de logis pour le doute ni la sécession ni même pour autre chose que soi au plus compact, mais qu'il y ait cet interstice seul par lequel, violemment, un oui ou un non s'entendent et résonnent, un oui, un non, les deux ensemble dans la simultanéité, qui ne sont consentement ou refus mais seulement la même face du même mot indicible, le jaillissement inépuisable du contrat conclu et appliqué? La douleur, alors, peut-être elle est la plus profonde paix, et la seule, la justification totale enfin acquise, sans tremblement ni remords ni murmure, en toi, d'une rumeur de voix te proposant autre chose, autre marché plus avantageux, autres merveilles à saisir: peut-être elle est la nappe d'eau pure et bleue, après le plus éprouvant voyage: à y plonger ta main, ta main par le froid s'en trouve mordue, mais gourde également, et propre encore, et bientôt oublieuse, paisible, et sans mouvement unie toute au pur et au bleu mordant et indivis dans le contentement le plus véridique. En douleur, tu es en douleur, homme d'un seul tenant douloureux sous la tension unanime de ta douleur, pur encore de la dissension, et sujet d'un seul roi, et vassal d'une seule alliance, et tu n'as d'ombre, sur son sol rouge et dur, que de toi, et de sueur, sous son soleil rouge et bas, que tienne: peut-être, alors, es-tu entièrement de toi-même suzerain, avec le globe, dans ta main, du commandement, et le sceptre, dans l'autre main, de la royauté indivise, et te voici contenté entièrement et c'est de ce contentement et de cette perfection et de ce couronnement dont tu gémis?...

Deuxième voix:

- Je souffre intensément et entièrement - mais si entièrement que je cherche à m'unir avec ma peine, si loin que je m'engage à elle, je l'accepte sans restriction, je m'ouvre sans restriction ni palabres, je l'accueille et je l'épouse et je paie le prix entier qu'il faut payer pour recevoir cette âcre épousée dans mon lit, je baise sans rechigner sa large bouche viandeuse et d'haleine infecte - si loin que je m'avance vers elle ayant acquitté le prix requis, et engagé à acquitter les dividendes à venir du prix requis, toujours, au moment où je touche aux limites extrêmes par elle requises, toujours, à l'instant où je sens enfin se dissoudre entre ses bras autour de moi le sentiment de ses bras puissants et terribles sur moi, voici que mon œil échappe au contrat et s'attache malgré moi à ce balancement d'herbes touffues à mes pieds, ma peau m'échappe et elle frissonne du tiède de ma sueur, ou ma langue m'échappe d'un goût ressouvenu et n'a plus part à la terrible noce: et la certitude alors sur laquelle je maçonnais les murs carrés et sans ouverture de sa présence, cette maison trapue et épaisse où je croyais m'enclore ainsi que l'ermite dans l'étroite jarre suante qu'il a creusée parmi les sables, elle s'effondre, sa poussière emplit ma bouche et je ne suis plus que meurtri et nu et séparé entièrement de moi-même, et souffrant entièrement de chaque part de moi-même, meurtri et nu et séparé au pied de la douleur entière en vêtements de noces devant moi qui ricane, meurtri, et nu, et souffrant sur ce bois cruciforme.

Première voix:

- Et cependant je suis entièrement. Entièrement enfin à la chose lié et de la chose au plus intime connaissant: par son poids sur moi de chose rabotée et ajustée à son office d'équerre, et de moi proche jusqu'à la folie, tactile et touchée par mon corps tout entier, présente tellement dans ma propre présence que là où je tourne ma tête elle se tient derrière ma tête et là où je veux tourner ma tête elle me refuse ce mouvement et me ramène durement, dans sa dure tendresse de chose, à elle seulement, présente tellement, qu'entre elle et moi n'existe plus que la différence qui existe irrémissiblement entre soi et soi; connaissant - mais par le manque connaissant, autour, de toute chose hormis celle-ci exclusive, connaissant, par le défaut, de leurs formes exilées, de leurs poses et de leurs textures inaccessibles, de leurs multiplicités et de leur lieu et, dans le défaut, de façon si exorbitante tenues, clouées si centralement au centre de l'exclusion où me voici d'elles, qu'enfin la chose et toutes me sont connues et connaissables: nous sommes ensemble et simultanément exclus l'un de l'autre, et l'un et l'autre centraux au centre de notre cercle exclusif, et de nos limites circulaires connaissant et reconnaissants, et de notre incapacité jamais de nous joindre et nous connaître connaissant hors exclusivement: par le regard, et notre distance, et notre incompréhension et l'éclair encore, bref, et terrible, de l'unisson extatique dans la reconnaissance éprouvante de nos impossibles concomitance et jonction tandis que nous nous tenons face à face, elles et moi, et que se referme autour de chaque et moi le cercle brièvement brisé de la distance et que naît, dans l'âme, l'atroce nostalgie d'un cercle plus vaste et plus vastement brisé et que naît, aussi, dans l'âme, le cercle parfait et juste et nécessaire de l'être dans son lieu et sa place et son moment entre tant d'autres êtres et lieux autour de lui, et dans l'exclusion de lui, assemblés - et c'est cela, la crucifixion ou la mort: ce poids que j'imprime sur le monde autour de moi comme le poids sur moi du monde cloué: cette balance entière entre nous immobile, mais agitée encore de notre exultation à nous reconnaître et nous faire signe dans la distance et l'exil: et c'est être séparé, certes, mais dans la perfection de la séparation exactement mesurée, tant, et tant, et tant toujours qu'entre l'épousaille et le divorce, la différence a disparu, qui cède la place à la présence seule dans l'exaltation, avec, oui!, ce soulèvement sans limites, cette vague brisante et brisée et reprise et conquérante et ce goût déferlant de sel dans l'agitation! Alors, entre ce que je suis et celui-là qui est moi, à l'entre d'eux il n'existe ni ne demeure plus l'espace quelconque d'un possible quelconque, mais cette adhésion seule, totale, et crucifiante à celui que je suis et même jusqu'à cela que je suis tandis que désormais autour de moi, ah, combien j'entends!, entièrement et pleinement, non plus la plainte de la séparation, non l'insuffisance gémissante dans son murmure et sa rumeur et sa lamentation comme de branche bréhaigne balancée, mais le concert total, mais l'hymne de la justice et de la justesse, la vaste voix universelle tonitruante roulée dans la vaste gorge universelle et rieuse et charnue où, écoute!, un peu de salive à part fait son bruit et la langue encore, dans la précipitation du chant et du dire et de l'exhortation concertante, elle donne humidement contre les dents, et fourche même, et divague, et jubile... Comme si ce n'était pas sur cette croix, dans mon dos si impérieuse sans cesse à ma présence se rappelant impérialement, mais sur moi-même, enfin dans la douleur et aussi: dans la béatitude de la douleur, que je me trouvais encloué - et mon corps entier se joint à soi-même étroitement, et mon âme entière, érigée de douleur, elle s'érige encore et se hérisse telle un coq éclatant dans l'approbation de l'immense jour proclamé. Or, peut-être est-ce cela, mourir; peut-être est-ce vers cette crucifixion-là que tous nos pas nous amènent (et d'autres la connaissent endormis sur la natte ou la couche de plume, et d'autres encore la connaissent dans la maladie, la fièvre et le tremblement et l'abêtissement de la peine grabataire, et d'autres c'est au travail, ils travaillaient comme de coutume quand soudain de leurs mains l'outil tombe, ou l'araire tombe et le bœuf ne sent plus derrière lui le maître attaché à la rectitude du sillon et voici qu'un court instant ils regardent très longuement et lourdement devant eux, d'un regard comme leur bœuf, devant, la terre, il la regarde et la connaît dans la distance et la justesse et la justice, et leur face change et brusquement ils sont morts: et chacun la connaît, la crucifixion, à quelque moment, et c'est un paon bouleversant qui montre sa roue et fait aux yeux éblouis monter des larmes sans raison de reconnaissance sans objet); vers ce poids-là dans la poitrine et cette fulmination-là à travers le corps révélés que chacun de nos gestes nous enchaîne et nous lie: vers cette seconde révélatrice et crucifiée: sur le fil du temps, le plomb de cette seconde indiquant l'exact plan vertigineux de l'âme où a lieu la réconciliation totale, sans pensée vers l'arrière ou pensée à l'avant - l'addition totale, et tout est inclus immédiatement et volontairement, tout adjoint sans reste ni irréductible - et la croix, alors, sur le sol, pose avec sa légèreté de chose légère le signe de l'addition de tout à tout et de chaque à tout et de soi à soi et encore: de la justice à la chose ajustée. Comme si ce n'était que dans l'exil et la déchirure que fût concevable la seule réunion réelle...
Ô douleur, et toi toute prochaine mort autour de moi circulaire ainsi qu'un parfum, dans un verger, d'arbres en fleurs ivres d'être arbres et en fleurs, voici que de moi vous faites celui qui est - ainsi que l'animal est, qui est la mâchoire sur lui refermée et broyeuse et est l'étincelle bleue, avant l'orage, dans son pelage, pétillante, et ce buisson également, au coin de son regard, qui a frémi, et la femelle sous son sexe tendu et rouge humidement, patiente et participatrice et frissonnante à l'unisson dans la lourde odeur des herbes sous eux froissées et pleines de sève - et c'est comme une clairière sombre et remuée dans le clair du champ en houles... Ô anges, autour de moi, génies et esprits et dieux même, voici qu'à votre semblance je ne vis plus dans la succession et la fuite, mais seulement dans l'éternité de tous côtés comme une ride parfaite, sur l'eau du lac, parfaitement de tous côtes s'étendant avec un bruissement parfait et circulaire...

Deuxième voix:

- Cette soif, cependant: cette soif semblable, dans l'être, au coin de métal dans la chair qui déchire la chair et la sépare d'elle-même et la change et la rend: douleur, et la rend: sanglante et séparée: ainsi, même sous le soleil, même dans la plus poignante exactitude méridienne, quelque courtement qu'ils s'étendent, cette part obscure et ce mouvement noir qui ne connaîtront jamais de la lumière que la négation et le désir et l'obstacle insurmontable vers elle que constitue leur désir d'elle. Même devant ce derrière quoi il n'y a rien, on dirait: une porte entrebâillée, par où s'immisce un vent-coulis, avec ses odeurs personnelles, et son histoire, personnelle, appelant, et appelant et à quoi appelle-t-il, quelle reconnaissance, quelle célébration? Je me tiens au pied de la porte close, et je hume. Je me tiens au seuil de la porte, et je ne fais que humer un festin, de l'autre côté, soupçonné, ou au contraire, la cave, et le travail de la mort avec ses chimies si ignoblement simples?... - Mais, ah!, cette soif entièrement physique et encore entièrement autre, la bouche s'en diminue jusqu'à ce point de simple restriction et l'être tout entier sur soi-même se rabat et n'est plus que bouche!

Première voix:

- Je vois... Combien étrange: je vois. Combien cela brûle et fait, à l'œil, monter rugueusement l'abord ému de la larme, son soupçon et son presque poids: je vois. Combien cela point et l'âme sous ce poids intimement d'elle connu se tord et se démène et s'abat ainsi qu'un oiseau sur sa branche et son appui: l'âme s'abat sur elle-même, ses ailes autour d'elles battant et douloureusement battantes: je vois. Or d'où monte en moi ce mot d'âme, sous sa forme de douceur, avec le circonflexe au-dessus du "a" ouvert comme, au-dessus de la vague, la mouette frémie et criante ouverte? Je vois: l'âme, telle un oiseau captif non de la cage mais de ses ailes, non de sa faim mais de son chant, et de son vol, et du net dessin qu'il trace dans l'air obscurci de tiédeur. Je vois et mon regard à moi-même me paraît parfumé (car je dis: le regard est parfumé, comme a l'ouïe couleurs et teintes, et goût également et encore: férocité et impatience, lors du festin de la mort): la douleur, mais la douceur aussi, même la pourriture sont: parfum et sont: des fruits, chargés d'odeurs rondes, ou fortes, ou vaines sur les branches du regard. Je vois et je vois que tout, autour de moi et en moi, tout est crucifié et tout, partout, se trouve et se tient, tremblant et confus, à cet instant où me voici, tout se tient, dans ce verger de senteurs poignantes et profondes, à ma semblance, mais les yeux clos, quand je les ai: ouverts! Tout voit... Et je vois: cette pierre irrégulière au pied de ma croix, crucifiée sur son immobilité de pierre, j'en vois le poids, le gros grain grossier où le mica fait grésiller, à la peau du regard, son crissement scintillant, j'en vois la face cachée baisant la terre d'une morsure, j'en vois l'arête et la texture, dans la paume du regard, comme de sable à l'arrêt, j'en vois la rousseur de toutes parts, la douceur retenue et cependant la violence enclose, la compacité de pierre têtue et opiniâtre qui sait aussi trancher et fracasser et voler, et encore la douleur de pierre-à-douleur, son malheur de chose comme toutes, et moi, malheureuse et refermée et récalcitrante... Je vois encore une mèche d'herbes, inclinée, épuisée, poussiéreuse - avec l'insecte sur les tiges immobile, accablé lui aussi, sèchement occupant le sec et dur espace de sa carapace à reflets bleus où pèse le poids de ce jour interminable jusqu'à la contraction même des antennes dans la paralysie, je vois sa fatigue et son interrogation fatiguée sur son guet de fétu, la manière propre à cet insecte négligeable mais présent d'être présent, et de prendre part et de faire face sans négligence - je vois, entière, dans l'étreinte entière de mon regard, cette femme, à nos pieds sanglants: jusqu'au pli de sa bouche, la très fine barre oblique qui part de la lèvre et s'affaisse presque invisiblement au contour de la joue, jusqu'au cheveu, à sa tempe, échappé au voile lui-même à ses deux mains sur sa poitrine jointes échappant avec un faible bruit de sable textile, jusqu'au cheveu grisâtre, ensué par la menue goutte humide à la pointe fourchue, et ce rebord charnu, également, sous le globe de l'œil, cette corniche mouillée de chair luisante à quoi s'adapte la paupière quand elle bat (et je n'y vois pas de larmes mais j'y vois: une douleur immense et comme consciente avec douleur de son immensité), je vois les mains, les deux jointes sur la poitrine, avec leur nœuds de veines vertes et les veines forment ainsi que des racines terribles enserrant terriblement l'humus de la chair très pâle, et tavelée, et faible, et je vois encore, autour d'elle, le paysage autour d'elle et en elle de sa peine, cette forêt toute bruyante où règne un si profond silence dans le vacarme, avec les lignes dures des troncs massifs, et les formes des frondaisons, et l'ombre à leur pied dense - mais qui y danse? -(et: elle y erre, y est perdue, et lasse, où s'asseoir, et quelle, la trouée qui montrera le ciel impartagé et quelle encore, la portion du ciel sans partages où brillera l'étoile dont guider ses pas vers la plaine commune quand il n'y a, entre les branches nouées, que la bataille des oiseaux indifférents et persistants entre les dures feuilles persistantes et entrecroisées?) - je vois: cette présence de femme, devant nous comme je la vois encore en moi, debout en moi ainsi qu'elle est debout en dehors de moi, et ployée en moi, et perdue en moi ainsi qu'elle est, en dehors de moi, ployante et égarée et farouchement résignée, porteuse d'un visage dissimulé non dans l'ombre du voile qui la voile, mais dans les plis et les replis et l'épaisseur de sa douleur incommensurablement restreinte à l'objet seul de sa douleur (quand cependant tout en elle la fait femme entière et être entier à toute douleur commisérant) dont alors, à mon tour, la face cachée, je me voile et je m'efface et sous elle secrètement et incommunicablement je ploie... Je vois: ici, et là, et ici encore, mieux encore, et là également, mieux et toujours mieux, de façon toujours plus perçante, plus accablante et plus sympathique en même temps que: plus séparée. Là-bas, par exemple, la ville... Ici, par exemple, l'insecte... Un cercle se forme, soudé et rompu ensemble, à tout instant brisé et plus fermé, dont je suis le centre et dont je suis la circonférence et dont je suis tout ce qui lui est extérieur. Mais, ah!, je vois, je vois, je vois: laissez venir à moi le monde comme le père dit: laissez venir à moi l'enfant, et la femme fragile après l'accouchement et il ne comprend pas cette très simple chose-là: l'accouchement, et il interroge les linges sanglants, et les bassins d'eau chaude, et les autres femmes attendantes au mystère, en cercle mystérieux occupées à murmurer, il interroge et il ne comprend pas: pourtant, il ouvre les bras car il ne reste qu'à accueillir et accepter sans comprendre. Laissez venir à moi le monde dans son odeur de fleur et de souffrance, dans sa forme de colline et d'insecte chitineux, dans sa forme encore de clou transverbérant, de soleil bas et de soif affreuse, dans sa présence et son allure de ville lointaine et bavarde et industrieuse ou oisive, sa présence et son allure de guêpe grésilleuse à mes oreilles et en son goût de fruit mystérieux, circulairement, autour de mon agonie et celle de mes compagnons, et dans le souvenir également, dans le projet également, laissez à moi venir le monde comme il vient: semblable à une phrase inintelligible mais que l'on se répète vainement et pour des heures, parce qu'un instant on crut en comprendre un mot, une phrase incompréhensible que l'on écoute en soi chanter parce qu'un instant on crut qu'elle chantait pour soi.
Je vois...
J'écoute...
Je sens...
Je suis...
Combien dans le dénuement le plus extrême de l'abondance soudain éclate: on voudrait crier. Combien dans l'affliction la plus navrante la joie devient ardente: on rit. Ah! Où - les mots? Où se trouvent les jalons et les lanternes, les signes et les sagesses et les savoirs: ici, et maintenant, dans ce moment réputé étroit de l'agonie, il ne demeure à ma disposition non pas le rétrécissement et la pauvreté misérable, mais l'abondance, et l'abondance de l'abondance tellement que me voici fou, de ces coffres autour de moi brisés d'où choient les tiares et les piastres et les pierres fines, de ces jarres autour de moi descellées et débondées d'où s'échappe un vin si doux, si rieur, un vin si rouge et écumant avec son parfum de cave et de bois, sa senteur de choses brûlées et de jardin affolé, de cuves et de foudres et de sueur humaine (et une abeille cogne au mica en feuilles de la vitre, dans le vaste jour d'été dont le soleil clair la rend: ardente, avec le dard dont la piqûre est: de miel aigu), que, sans doute, la trop simple mort disponible au bout de ma main, je l'implore de venir, que je sois par elle délivré et simplifié de cette surabondance effrayante et multiplicatrice, par elle démis de ce trône, au milieu du monde, pour moi dressé, vers quoi tout afflue avec jubilation et liesse, avec la fraîche palme dans la main craquante et de sève empoissée! Ainsi l'arbre immense peut-être il supplie un jour l'orage de l'abattre, que cesse au bout de la puissance croissante de ses bras écartelés cette puissance consubstantielle de rumeurs et de rameaux et de ramures et de ramages où pillent le bec, le ciel et le vent...

Deuxième voix:

- Ce qui à l'ordinaire fait défaut, ce qui est l'ordinaire tourment: devant le beau du ciel jusqu'à la pointe du cœur irradiant sa beauté bleue (et, non, pas même ne manquent l'oiseau noir qui signe la page intense, ni le grand souffle dans la mêlée des branches frayant sa voie, ni le petit signe humain nécessaire: le toit, ou la meule, ou l'abandonné, dans l'ombre droite du cyprès, à l'intensité de sa sieste bienheureuse), ce qui opiniâtrement fait défaut - car entre le beau du ciel et le ciel, demeure opiniâtrement l'espace, demeurent encore opiniâtrement la volonté jamais entière et le grêlon des mots cisaillants et contradictoires et demeure surtout: ce mot là final ou cette chose-là ultime inaccessibles et assoiffants - , cela, ici, sur cette équerre d'exactitude, ou cette balance d'exactitude irréprochable (car, ne suis-je pas, appendu entre ciel et terre, comme le fléau de la balance dont peser ce qui fut à la mesure de ce qui va disparaître dans la probité la plus absolue) manque avec la cruauté du refus. Me voici justifié et peut-être réconcilié (ou, sinon réconcilié, réuni et époux de moi-même, engagé à moi-même par le dire et le faire indissociables désormais), et maître encore de la terre de mon être, et des moissons de tous mes champs, de leurs brebis, de leurs agneaux, de leurs ruches et de leurs vignes, maître tellement que la générosité m'appartient et je goûte le plaisir d'ouvrir le poing et de laisser tomber ce qu'il tient: cependant, quelque chose, dans tout l'éclat de cette splendeur accumulée, se refuse et demeure dans la dérobation et pèse avec cruauté du poids du "non" têtu et saccageur. Comme si, même dans le dépouillement, il restait encore un gain mal acquis, un grain d'or obtenu par usure ou par extorsion, dont la présence infime empuantit tout le beau du ciel jusqu'au plus lointain horizon. Et je dis: c'est cela, mourir, et c'est tout entier cela et rien d'autre: le tout ni le rien jamais ne parviennent à accomplissement - et je dis: je souffre - et je dis: il n'y a rien, et pas même le rien du rien, mais sa ruine et sa soif et son tourment éternel. Ah! Combien je souffre...

Première voix:

- Et combien je souffre...

Trois sentinelles: troisième sentinelle - 4