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- - Il se fait tard irrésistiblement.
- - Les heures passées et les heures à venir, elles ont, dans la
bouche, le goût exalté d'un fruit pourri...
- - Et pourtant le fumet même, soutenu, du fruit pourri: cette
saturation du goût, et du parfum, enivrante et mêlée de dégoût et
d'appréciation coupable.
- - Combien le ciel s'est abîmé.
- - Combien se referme la porte: inéluctablement, avec cette sûre
lenteur qu'ont les choses inéluctables: la hache, qui tranche le
chef, l'enfant qui meurt atteint de choléra, le sommeil
irrattrapable, introuvable dans les replis de l'insomnie, le guichet
de l'administrateur romain devant nos remontrances face à l'impôt ou
le détournement d'une rivière.
- - Combien s'étrécit le goulet par lequel nous tétons la
lumière... Mais combien, encore, est loin le sol familier, vu de
cette colline où nous nous trouvons immobiles, avec la ville qui
semble un rêve et le jeu des ombres, dans le cercle de ses murs,
tellement enfantin qu'on en voudrait rire et que j'ai peur.
- - Cependant, autour de nous triomphale toujours, cette senteur
adorable d'autres fruits, plus rares, glorieux, cette ébriété
moelleuse et comme empoissée dont se dilate la poitrine jusqu'à
l'évanouissement...
- - Commère, mettons-nous en route avant qu'il ne soit trop tard.
- - Une béatitude non pareille...
- - Commère, tu m'effraies!
- - Une certitude sans patience...
- - Commère, tais-toi: j'ai peur.
- - Une présence éblouie...
- - Commère, donne-moi la main.
- - Voici qu'il n'y a plus d'hésitation.
- - Donne-moi, retrouve-moi.
- - Il n'y a plus que le ravissement...
- - Ma main, ma main prends-la je t'en supplie: je te sens qui te
perds...
- - Cet effluve seulement, tel une flèche ou une lance.
- - Ce que tu dis n'est pas pour nous; ce que tu dis n'est pas pour
toi: je voudrais me boucher les oreilles...
- - Guérisseuse et bouillonnante et meurtrière.
- - Tu me fais mal: tes paroles me font mal: je n'y entends rien, mais
je souffre et je t'offre ma main.
- - Je renverse la tête, je ferme les yeux et je m'abîme avec joie.
Ce qui y est, autour de nous: j'ouvre les yeux et je m'y abîme avec
joie. L'épreuve, voici qu'en riant je l'ai surmontée. L'eau est bue,
après l'effort, au creux de la paume, l'eau qui lave et qui chante.
Mais qui, à mes lèvres et quoi, à mes lèvres, lavera ce sang-là
de fruit, et ce sucre-là de chair fondante?
- - Commère, cesse: ma voix se brise.
- - Nous survivons et survivrons et avons survécu: nous sommes à
jamais dans ce parfum irrétribuable. Il n'y a rien, il n'y a rien eu:
pourtant, tout semble commencer. Tout s'achève et cependant tout
commence à nouveau et tout encore se tient immotile dans ce qu'a de
déchirant et d'insoutenable la perfection.
- - Je suis sourde, commère, je suis assourdie et je ferme les yeux:
mais je te tends la main et j'attends de toi réconfort.
- - Quelque chose me mord le cœur.
- - Je ne veux pas entendre...
- - Quelque chose me mord le cœur: un doigt, sur mon cœur, se pose
et sous sa pression le sang jaillit. Quelque chose immensément me
fait souffrir et j'exulte. Très loin en moi, et si proche, quelque
chose mord et me fait, sous sa dent avide, chair fondante et avide, et
suave entièrement, et juteuse et déchirée. Oh, combien j'échappe
et bondis et m'écoule de l'étroite peau de moi-même... Quelque
chose fouille en moi et me serre le cœur...
- - Oh, qu'il pleuve, qu'il pleuve enfin que soit cet enchantement dénoué
qui me tient au rebord d'un gouffre sans nom, qu'il pleuve enfin que
des gifles sur notre peau de l'eau nous retrouvions le sens
défaillant de notre peau et de ce qu'elle renferme: qu'il pleuve, car
la terre a soif et, comme moi, se tient sous le ciel ainsi que je me
tiens auprès de ma compagne: terrorisée et dans l'incapacité
d'obturer mes yeux de mes deux poings clos. Qu'il pleuve et qu'il n'y
ait plus de cette attente hideuse et cette terreur hideuse que la
résolution terrible en ses conséquences du moins affrontables, avec
les hachures de la pluie encerclante dont refermer cette immensité au
bord de laquelle nous vacillons et où tu veux t'abîmer...
- - Quelque chose me touche violemment le cœur.
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