Troisième voix:

- Il y a eu: un oiseau... Très loin: un oiseau... Cette manière de récrimination enjouée que forme une note issue d'oiseau, du petit gosier resserré d'oiseau, contre le jour en gésine de ma mort... Juché sur sa brindille, il a trouvé la force et la nécessité de son chant en dépit de tout cela, autour de lui, qui demeure dans le suspens douloureux: le ciel épais de désastre inaccompli, la terre épaisse de son souffle, le souffle, sur la terre sans souffle, râlant comme râle une roue de chariot, et les ombres, au pied des choses, éparses dans l'opprobre, et moi-même, hésitant et oppressé et plein de crainte... D'où te vient ta force, en cette heure sinistre, chanteur têtu et plein de crainte? D'où, cette note qui t'entraîna jusqu'à elle, jusqu'au rebord de ton bec assoiffé? D'où venu, ce pépiement bref, en face de ce qui dure et n'aura jamais de cessation?...
Mais un simple oiseau a trouvé la force, dans cette absence où nous voici tous autour de ma croix rassemblés, de chanter: et ce fut comme si le ciel rouge et tuméfié était pourtant: toujours bleu, et simple, et léger éternellement...
Où trouverai-je la force de chanter?
D'où extrairai-je la nécessité qui tire jusqu'à la mélodie et le cri impérieux?
Mais il n'y a rien, pour moi, que l'abdication - avec, avant l'abdication, la crainte, le tourment, le refus, la peur sainte et abjecte: mais cela encore, et aussi cela, il faudra l'abdiquer: l'abdication même, il la faudra abdiquer. Et l'abjection même - pour ne rien conserver, pas même du rien la paix, pas même le tourment, mais seulement le terrible face-à-face, sa face contre la mienne, confrontée, dans l'éternelle confrontation douloureuse.
Le plus atroce combat pour la plus atroce victoire: car je ne peux connaître et désirer et appeler et façonner que ma défaite et ma défaite encore et toujours afin qu'encore et toujours je demeure les bras en croix sur la grande croix, contre mon flanc éternelle, et, contre mon flanc, éternellement plus crucifiante, les bras en croix après la déposition des armes et l'ignominie de la défaite dans l'ombre du supplice ignominieux.
Pourtant, il me reste encore un peu de temps: un tout petit peu de temps, comme une goutte au rebord de l'herbe, sous le soleil, dont s'abreuve l'oiseau: combien brillante, cette courte chose ronde et délicieuse... N'est-ce pas, Père, qu'il reste encore un peu de temps - encore cette scintillante seconde au bout de mon supplice à quoi mon sang n'est pas encore mêlé? Juste assez pour abreuver l'oiseau... Juste assez pour mon oiseau et moi... Ou pour cette herbe, ce caillou, ce groupe de femmes éplorées devant moi, ces compagnons de part et d'autre de moi dont déjà sur la poitrine sans souffle la tête est retombée, ce ciel oppressif, ce monde éparpillé que j'étreins sans encore parvenir à l'étreindre - cette ville sainte là-bas, non moins sainte que toute autre d'ici invisible, et pour la mer encore avec ses nefs simples et celles chamarrées au col de cygne rond, avec la fuite des poissons entre les algues et les profondeurs noires, où s'arrondissent les coquillages, dont les remuements d'écume humée sur le sable arrondissent aussi la narine, avec ses éclats et ses morsures de fauve sans cesse juvénile, et pour encore les terres çà et là, les îles çà et là ivres de fleurs rouges et les ports partout dans leur bruit de bronze remué, juste assez pour tous les hommes et les femmes toutes, et les enfants et les mourants et ceux qui naîtront, assez encore, ô Père, pour nous tous et les siècles passés et ceux qui vont venir, sous les toits et sur les routes, dans l'incertitude et la crainte et l'indifférence, pour ceux qui abritent leurs yeux et regardent le soleil et ceux aussi qui n'abritent pas leurs yeux et regardent le soleil, ceux qui cherchent et ceux qui s'imaginent qu'ils ne cherchent pas, pour les jeunes femmes qui attendent et pour les jeunes hommes qui croient n'être pas attendus, pour nous tous dans toutes nos tâches et nos occupations, assez pour celui qui gratte de son calame le papyrus (et il lui semble que c'est le corps même du monde que de la sorte il caresse et justifie d'un mot), assez pour celui qui dort et ne veut plus rien savoir, assez pour chacun, que chacun soit un instant contenté, un rare et unique instant debout sur la montagne dominante de sa vie riant et dansant et criant: "je suis contenté" - et ce n'est pas seulement mon compagnon humain que je voudrais voir contenté mais encore: la pierre, et la brique, et le bois de la charpente avec celui de la forêt, et le bois encore qui expire et soupire sous le feu, et le feu lui-même et encore: la cendre qui achève le feu, et la pierre qui le cercle, mais aussi: ce qui du feu n'a rien à faire: le vent, et la colline bleue, et ce rose au coin du ciel (comme, sur le sein de femme, ce bistre d'où sourd le lait), et la rêverie qui naît de la jonction, dans l'œil, de ce rose et de ce bleu, et encore: de ce que l'œil n'a jamais vu, ni la main tenu qui se tend pourtant (inutilement, mais si bellement) vers le rose et le bleu et vers autre chose: car ce n'est pas seulement le visible que je voudrais voir contenté et abreuvé, mais l'invisible de même, le seulement soupçonné, ou le guetté, ou le souhaité, ou le haï et l'aimé, le cercle entier de la terre et aussi: ce qui, de la terre, l'excède elle-même comme le cercle des étoiles l'excède, ce qui dans l'âme brille comme un ciel avec ses fumées et ses cyclones et ses exacts astres inaccessibles. Père, Père, dites-moi que de cette goutte il reste assez pour abreuver et laver tous ceux qui ont soif et qui sont sales avant que je ne les désaltère et ne les asperge de mon sang et de mon infinie douleur!
Il y a: un oiseau, qui n'est qu'un oiseau. Et il y a ce monde entier dans l'innocence du péché et la peine de l'innocence qui ne sait qu'être ce qu'il est. Il y a ce ciel rouge, avec ces femmes vêtues de bleu très sombre et dépenaillé autour de cette croix où j'agonise: il n'y a que cela et, pour instant, cela et seulement cela mérite considération et compassion et mérite encore: l'un peu-plus (ainsi que, dans l'amour, l'amour seul ne suffit pas mais requiert toujours l'un peu-plus que lui apporte: un arbre vert par la fenêtre, ou un pain cuit, ou le grain de sel dans la commune nourriture commune, ou encore: la chaleur animale animalement partagée sous la laine du lit) que donne toujours ce qui, de l'amour, ignore tout. Il y a cette bouche ronde, tout alentour de moi, qui demande: de l'eau!
non le pardon
et je puis être, de cette eau, au bout de moi en une seule goutte arrondie, dispensateur: cette goutte extrême, à l'extrême de moi, où viennent se refléter ceux qui ont soif (et qui n'a soif?), cette pure rondeur sans saveur ni couleur, cette simple forme aiguë instablement qui va se perdre irrémissiblement: combien elle pèse à mon bras!
Ô Père, combien elle pèse à mon bras...
Cependant il faut abdiquer: même ce maigre réconfort, il doit demeurer soumis à l'abdication: même la main, sur l'épaule que flagelle la douleur (comme sur mon épaule, ce matin, les verges), posée dans l'amitié de la présence, elle doit abdiquer. Même l'eau dans un tesson ou dans le creux des paumes offertes, même le linge essuyant le crachat, le réconfort qu'ils donnent doit être abdiqué - afin que ne demeure rien qu'intensément la soif.
Et que, de l'oiseau, ne demeure que la branche balancée dont le balancement signale le départ sans que nul ne l'ait vu partir, avec la pluie du pollen sur la face, ou la pluie seulement de la pluie, ou encore du gel en épingles brisées, ou seulement: le vent, léger, du balancement de la branche bientôt rassérénée.
 
(Du troisième crucifié, encloué à la croix médiane, on pourrait soudain croire qu'il a, comme ses deux compagnons, rendu son dernier souffle: sa tête, à la semblance de la leur, voici qu'elle repose sur sa poitrine et que plus rien ne l'habite que ce bourdonnement incessant de mouches autour d'elle, qui les habite et les couvre toutes les trois. Pourtant, le troisième crucifié, si l'on écoute, on en peut saisir la respiration: pénible, et sifflante, et même affreusement sifflante, et tellement qu'elle semble: un vent affreux d'hiver, ou un serpent entre les herbes - avec le court triangle de la tête précédé de la langue bifide et inquiète entre les tiges qui s'écartent et frémissent dans l'envol précipité des oiseaux - , ou encore et cependant: un chant d'oiseau, peut-être, un chant inconnu d'oiseau inconnu lorsque après la tempête, quand le pilote a perdu ses repères de navigation dans le déroutement océanique, soudain un chant d'oiseau attire, vers la ligne soudain émergée de terre là bas, tous les matelots qui découvrent alors, et le pilote avec eux, dans la confusion de l'inconnu et l'exaltation du sauvetage: des fleurs rouges, et des senteurs étranges, et des oiseaux inconnus bondissant de branches en branches avec, à leur bec, ce sifflement inconnu qui confond et rassure et dont lentement, les pieds sur le sable blanc et les yeux dans le ciel bleu, avec une chair de fruit inconnu entre les lèvres et les dents, chacun apprend à dire: "c'est un chant" et chacun à penser: "qu'il est beau!"
Or voici qu'à nouveau cette voix s'élève, dans son sifflement - et dans son sifflement, voici qu'elle dit choses si sifflantes qu'il n'est encore personne qui les entende ou, plus simplement: il n'est personne, que cette voix, qui s'élève, et siffle.)
 
- Ô Père, pourquoi ne m'abandonnez-vous pas comme l'enfant, même si son père et sa mère dorment dans la chambre de l'autre côté du mur, est abandonné et désireux de l'être, dans la terreur et le confinement de l'enfance? Pourquoi ne m'abandonnez-vous pas comme est le mur abandonné sous le vent qui le soufflette, ce pan de mur que mon œil attrape, au pied de la colline où je bataille avec Vous, et qui pourtant soutient le toit d'une demeure, et les vies sous le toit et, face au ciel, un soleil et une plante? Je vois la plante sur le mur, et je vois même sa fleur, et de son parfum encore, jaunissant, j'ai part et peut-être même intimité: parfum de fleur chaude sur un mur chaud, avec le vieillard qui la voit croître et accepte plus aisément la mort (sa mort, peut-être viendra-t-elle à lui sur un pollen jaune avec ce nombre-là exact de pétales sur le calice disposés et avec cette nombreuse exactitude du parfum?), avec le ciel, qui de son bleu se voit conforté par ce jaune intense, avec la terre, qui se voit terre dans ses œuvres, avec l'animal familier qui ne s'inquiète de ce mystère familier que pour autant qu'il en reçoit parfum du vent et parfum espéré d'autre animal en rut entre les fourrés et les semblables de cette explosion jaune de parfums familiers sur le mur familial - et je vois ce soufflet par Vous imposé, qui impose un ordre sur ce qui, de l'ordre, est innocent...
Ah, Père, ces clous qu'en mes membres Vous avez enfoncés, combien loin Vous avez permis qu'ils pénétrassent: jusqu'au plus proche, ils sont fichés, et jusqu'au plus gémellaire de moi-même Vous avez autorisé qu'ils fissent irruption: et, de moi-même à moi-même, me voici l'étranger: l'étranger qui accomplit un long voyage, qui le voit, par la porte entrouverte, il lui remet du pain, et de l'eau puisée et non croupie, et du sel, et il lui remet encore sa bénédiction: or, si c'est là tout ce qu'il peut faire pour partager, de l'étranger de passage, le passage, et la raison qui le jeta sur la route et du moins est-ce déjà partage - mais à moi, Père, à l'étranger, qu'avez-vous laissé, que la porte close et dont il faut que j'apprenne qu'elle doit être close, qu'avez-vous laissé que le refus et il faut que de ce refus je fasse un don supplémentaire à tous les autres étrangers? De l'abandon où Vous me placez, pour donner, que m'avez vous remis que ce que je n'ai pas et dois abandonner?
Il est si tôt pour abandonner et faire entrer l'abondance simple des choses à l'entour dans le commerce du don: faire de l'arbre ombreux un don, et de l'eau dans sa précipitation nombreuse un don encore, et de la douleur un don, et de la joie, un don parmi d'autres, et de l'insecte séduisant par sa persévérance d'insecte sur la brindille, un don encore et toujours, et du don même, une chose à remettre entièrement, et tout ainsi insatiablement échangé dans l'insatisfaction de jamais pouvoir honorer le contrat que voici que j'établis entre Votre création et Vous...
Père!
Père?
Père...
Or voici qu'à votre tour Vous me faites don: de votre silence voici que Vous avez fait un don: et je suis seul pour Vous recevoir et l'entièreté ardente de Votre offrande m'accable.
Dites un mot: alors je serai digne: dites un mot seulement...
Mais Votre offrande et Votre tribut sont si entiers que même Vous n'y pouvez plus avoir part - et qu'il ne reste plus face à moi que Votre face détournée - et cette aspiration encore, déchirante en moi, vers Vous - cette obligation, en moi, à quoi me lie le contrat ineffable - ce déchirement intime, en moi, de l'abdication...
Or voici qu'à mon tour, j'entre, mais avec réticence et aversion (et comment pourrais-je entrer autrement, comment pourrais-je entrer avec à ma main la palme de la joie et, sur mon corps, le lin de l'allégresse, quand il n'y a pas encore de christ, à mes côtés, pour me montrer la joie, quand il n'y a pas d'intercesseur en ma faveur, pour m'offrir la joie en rétribution de ma douleur, mais l'horreur, seulement, le dénuement et l'arrachement seulement, et la mort douloureuse tout entière seulement et pour moi seul?), j'entre dans l'oblation et dans l'ébranlement - voici qu'à mon tour j'entre: avec réticence et refus et voici que je proclame: que soit la volonté faite de Celui qui ne peut que vouloir (et que pourrait-Il d'autre: que peut d'autre l'amant que de vouloir le bonheur de l'Aimé? - et de son amour il est prisonnier comme le furent mes compagnons des rats et des murs, il est captif et sans pouvoir, et il n'est que ce qu'il est, et encore: sur les murs de sa prison il brise ses poings car il voit que: dehors, il y a le ciel, et toute la merveille de la joie étincelante) - et voici alors que le monde autour de moi et avec moi entre aussi dans l'ébranlement, la tête basse sous l'orage et l'œil inquiet de l'orage: en pensant à autre chose, et le regard détourné - ainsi l'Aimé refuse le baiser que l'Amant lui donne: il détourne la tête avec ennui, il pense à autre chose parce qu'il ignore que la joie sera désormais sa rétribution.
Et voici qu'il se fait: trop tard...
Et voici qu'il se fait: si tard...
Et encore: voici que le vent se lève...
Le vent se lève, ah, il lève comme dans le four furieux la pâte crue, il lève et gonfle et enfle et boursoufle et éclate!
Ô grand vent furibond, ô terrible force invisible d'émotion et de commotion: sous toi, tout redresse la tête et, sa tête, tout et tous la jettent de tous côtés, cherchant avidement à savoir: d'où vient-il, cet être majeur insaisissable qui nous tire par les cheveux? Ô large vent tonitruant, sous toi, le monde est comme un champ, il est une étendue d'herbes en foule qui s'inquiètent et demandent par mille voix ta source et ta raison et par mille têtes se redressent (et celles qui ne se redressent pas, tu les tires par les chevelures de leurs épis et tu leurs souffles dans la face: je suis le vent et ma loi est désormais votre loi, ô folles herbes!) et, redressées, elles s'entrechoquent et chantent et cherchent et se bousculent avidement sous ta loi: ainsi, sous le bâton du pâtre, et sous, du pâtre, la voix ennuyée et fatiguée, les brebis et les agneaux, et les boucs même, sentencieux et parfumés, se pressent et s'inquiètent: où devons-nous aller, où, le lieu et la destination dont tu cherches à faire notre plaisir, tandis que s'ébranle le troupeau et que, derrière ses pas pressés, tu soulèves et bouleverses la poussière de la route, vent majeur!
Ô vent, sous ton souffle et dans ton emportement, toute chose subitement est, et elle est debout, et dans la lumière de son être debout, avec encore sa part d'ombre à ses pieds dont elle se divise et qu'elle voit jouer non loin, et encore: elle est fouettée et vigoureuse, et vive, et prenant part à toi, comme aussi part à toute chose autour d'elle dans la communion joueuse jusqu'à l'hilarité - oh, combien enfin toute chose existe avec agitation et empressement, avec aussi peine, et refus, mais du moins dans la participation et la certitude toujours, sur elle, de ta violence suscitatrice et de ta rébellion dans le vaste soulèvement de la joie!
Sous toi, en toi, par toi et avec toi: leurs têtes sonnent, et leurs voix s'élèvent, et leurs voix encore se mêlent, et leurs graines se dispersent allègrement, et leurs futurs sont assurés - et elles connaissent jusqu'au plus intime la succession des saisons et l'absence d'ennui, elles goûtent leur goût d'herbe, la sève aigre, le vert virulent, l'accomplissement du fruit et tout l'espoir de l'hiver, elles goûtent cela qu'elles sont jusqu'à l'échevelé des racines et la poudre parfumée de la fleur - et même jusqu'à l'insecte vibratile, sur leur tige, ou l'autre insecte aveugle, entre leurs progressions souterraines, et le gravier voisin, et le parfum humide ou grumeleux de la terre, avec, également, la splendeur du soleil splendide, et même la faux qui les brise, ou la meule, qui les réduit à leur nourricière essence, ou la tempête, qui les nie, de tout - jusqu'à elles-mêmes absolument - par toi, avec toi et en toi elles sont la part essentielle et elles sont, du contrat universel, les garantes et les bénéficiaires: plus rien, jamais, qui ne demeure sans rétribution, plus rien, éternellement, qui ne soit inclus et échangé et thésaurisé ou dilapidé dans l'immense verger de la création, rien qui soit inutile et rejeté ou banni, mais tout, toujours et sans fin, échangé et justifié et acheté à son exact prix incalculable dans l'établissement duquel tu jettes, ô vent virulent, l'incongruité du gros rire de ta joie inaltérable...
L'heure est, du vent, venue: du grand bouleversement sans pareil et solennel, du monde sous sa loi et sous sa coupe et son empire sans partage, l'heure est devant nous - et celle, accompagnatrice, d'un peuple d'arbres en louanges!
Je gonfle mes joues - et je souffle...
J'enfle mes joues, je les fais rondes: et je souffle...
Ô vent, fais ton office!
Comme j'accomplis, moi, le mien, sous tes gifles salubres et pleines d'une furieuse compassion...
 
 
Le vent souffle...
Le ciel, sous peu, il se déchirera de ce poids volatil et circulatoire en son centre: ce sera l'orage.
Et ce sera pour moi: mourir, et sceller ainsi du sceau de mon souffle dissipé le contrat établi dorénavant jusqu'en ses plus infimes codicilles.
Mais cela aussi, cette mort aussi, cette certitude d'être à un terme quelconque parvenu, il me faudra l'abdiquer: il le faut: afin que ne demeurent que l'incertitude et la redite et la répétition de la défaite avec ce bruit affreux que font les armes qu'on dépose avant même le combat et à nouveau encore après la fin du combat, afin que ne demeure que la croix et que le vent trouve, dans le mur du monde, la fente par où s'engouffrer, la crevasse vivante par où s'immiscer et revendiquer.
L'heure est venue: l'heure de céder la place: de tenir sa place pour la céder. L'heure est, de céder, venue...
Je cède...
Très lentement, je cède: ce n'est pas dans l'allégresse ni dans la certitude du devoir accompli que je cède, mais dans l'amertume, et le tourment, dans la douleur extrême et, extrêmement, l'horreur. Je cède dans la défaillance et l'abjection irrémissible, je cède avec crainte et refus, et c'est plein d'alacrité et de remords et de remontrance et d'aversion envers moi et envers ce à quoi je cède que je cède: car le christ que me voici lentement devenant, comment pourrait-il céder avec joie? Comment le goût de joie lui viendrait-il aux lèvres, quand christ, et crucifié, et de soi-même toujours plus amèrement retranché, jusqu'à la fin et l'au-delà même de toute fin il demeurera: celui qui n'est pas mais abdique et de soi-même âcrement se retranche pour mieux au vent céder la place. Le prophète, déjà, quand le vent le touche et à sa robe s'emmêle ou à sa tunique de mauvaise laine, il recule et il dit: "laisse-moi dans la paix" - mais le christ? Afin qu'il y ait réconciliation et refermement entier du cercle entier, il faut qu'il y ait aussi: l'exclu, sur lequel se referme l'entièreté circulaire, il faut qu'il y ait: cela nécessaire qui du cercle n'a point part, mais seulement désir et soif atroce, et atrocement perpétuelle dont la perpétuation soutienne - comme la chair de l'Aimé sous la main de l'Amant est par cette main soutenue et faite: chair aimée - , ainsi qu'un socle, la limite adorable du cercle clos, duquel ce qui n'y est point inclus en est par là: irrémédiablement exclus.
Au christ, il reste la seule certitude de la croix, et du clou, et du souffrir sans raison dont rémission, comme d'une peine, ne lui sera jamais accordée - non comme récompense inverse et cruelle, mais comme châtiment, cela lui reste, et encore: non comme possession, sur laquelle bâtir sa fortune de douleur, cela lui est acquis, mais comme privation, et injustice, et vol, comme ingratitude et méchanceté, afin que, du christ, il ne reste que ce vide, en lui, chaque seconde plus creusé, et ce vertige, en lui, chaque seconde plus vertigineux - mais si patiemment pleins, le vide et le vertige, si infiniment clos sur eux-mêmes et d'eux-mêmes si parfaitement prisonniers et encore: sur eux-mêmes si étroitement crucifiés, que l'éternité même ne soit pas capable de les desceller de cette union, et qu'elle ne puisse éternellement briser ce qui fut en ce jour, et en cette heure, et en cette seconde, lié de toute éternité. Afin qu'il ne reste que cette croix, et cet homme sur elle attaché à la soutenir sur la ligne de l'horizon - la croix et seule!, dont l'homme encloué ne soit que le support, et comme la charpente, et encore: comme l'étai... Afin qu'il... Afin...
 
(Silence, longuement et péniblement silence - puis la voix reprend, qui n'est plus seulement sifflante mais comme en retrait de soi, et en retard sur soi: voix comme de citerne et comme voix de gouffre, mais aussi: voix d'effacement et même: voix du silence donnant péniblement de la voix.)
 
À la première basse branche appendue de l'arbre au centre, tandis que les moissonneurs sont dans les champs sous l'exactitude et l'exaction du soleil, perdus dans l'or remuant et murmurant, les moissonneurs, appendue dans son épaisseur de cuir et sa façon grossière à gros points de très gros fils cousant les parois épaisses au plus resserré possible: l'outre, close hermétiquement... Un oiseau contre tout le bleu amassé... Et l'ombre encore des feuillages doubles: la feuille à face solaire, et celle remuant dans l'ombre et dans l'ombre effeuillant l'ombre... Et la poussière, la poudre et le poudroiement, rêche, qui donnent soif et sous la brise forment leurs songes épars et parfumés... Vient Midi, le fil tendu du soleil à la verticale exacte de la soif... Vient: midi... Toute la soif... Le poids des mains au bout des bras, le poids du dos au bas du dos, le poids du monde, délicieux... Il fait: midi... L'oiseau s'est tu qui peut-être lui aussi songe à sa soif... Soif d'oiseau étroit à gorge étroite et par la soif étriquée, qui n'a plus pour frayer au champ la voie l'humidité nécessaire... Et soif d'hommes, étincelante dans l'étincellement du monde, soif à large gorge capable, à la soif, de céder toute la place que tient l'homme... L'outre est là, sur l'arbre central: peut-être un faux vent, une risible brise s'en préoccupent-ils seulement, qui en montrent toute la rondeur, et la grossièreté, et le renflement chantonnant... Et peut-être alors, de ce remuement d'elle auquel elle cède, l'outre se met-elle à: chanter... Elle murmure, l'outre, elle gargouille: comme un estomac affamé gargouille, elle chante - elle a faim de cette soif formidable autour d'elle... Elle a faim... Cette soif.
Puis vient le couteau, qui la fend - vient le couteau qui l'éventre et, de son renflement secret et de son renfermement crée, pour tous autour tendant leurs paumes ou leur tesson afin de satisfaire leur soif, la source: jaillie, claire, désaltérante, murmurante, sans poids...
Elle jaillit, ils satisfont leur soif, et, lorsqu'ils retourneront au travail, de cette soif en eux satisfaite, le champ à abattre leur paraîtra: d'or, plus soutenu qu'au matin, et le blé: plus chantant qu'au matin, et la tâche à accomplir: plus douce qu'au matin sous le chant retrouvé de l'oiseau multiplié...
Il fait: soir, bientôt, avec des ombres bleues et douces. Le champ est moissonné et les hommes auprès de leur femme ou de leur solitude. Le champ est dans le soir et l'arbre est au milieu du champ... Sur l'arbre, l'outre. À son flanc, elle porte du couteau la double encoche. Elle est l'outre encore, et à l'arbre central pendue et balancée. Elle est l'outre, la dispensatrice et ce dont le champ, autour, et la nuit ascendante, autour, avec ses miracles d'astres et ses souffles mauves sur le champ défait de son poids accablant d'épis, reçoivent: la paix. Elle est la source de cet ensemble, à l'entour, ordonné et pacifié, elle en est la dispensatrice et l'origine indubitable. Elle est, et elle est dans l'assurance de son être et elle est encore, au centre de cet ensemble issu d'elle et par elle récipiendaire de sa grâce et de son ordre, demeurante: par sa station, ici, parmi ce qui vint d'elle, elle assure à ce qui vint d'elle la paix de l'existence et de l'être. Elle est: gardienne...
Afin que s'écoulât plus aisément son secret, son suc et sa substance, afin que plus aisément elle atteignît ce vide, qui lui permet de donner, d'assurer et de garantir et de garder, l'encoche double, elle fut faite, à son flanc - et qu'il en soit donc ainsi! -: en croix...
(Silence, à nouveau: silence comme silencieusement: non silence sur parole, mais silence sur silence: goutte d'eau sur goutte d'eau dans le bassin, et non: feuille chue, ou branche plongeante, ou aile d'oiseau rasant mais seulement: chute, après chute, unanimement.)
Cependant: et: encore: et ...
Au bout de mon bras, à l'extrême de ma lassitude et de mon acceptation...
Avec...
Sans...
Cependant: cette pierre, là, si proche... Une veine rose y court... À la prendre dans la paume, elle doit être tiède, de toute la chaleur du jour autour d'elle compressée... Et encore elle est: ovale... Piquée d'éclats... Amicale... Tenace... Compactement autour de soi assise: les yeux fermés à tout ce qui n'est pas: pierre, n'est pas: immobilité satisfaite et pesante, est mouvement vers, contre, fuite... Elle est: pierre. Et, sur elle si parfaite et contentée, que peut-on bâtir qui ne soit: autre-que-pierre, et imparfait, et mal-contenté?
Et cette mouche, encore, à ma douleur si intimement mêlée, de mon sang si avidement témoin... Cette mouche... Ce bourdonnement friable, d'ailes, et de pattes fiévreuses, et d'yeux géométriques: de la réconciliation que j'apporte, et de l'oblation où je suis tout entier engagé, que lui importe: elle est vive, et en faim et, sur elle, le soleil dissimulé jette des feux d'escarboucle... Elle explore... Elle vole... Elle revient... Elle va et vient et va: et du contrat, elle entre et sort, et entre encore, et sort à nouveau. La pierre ni elle n'échangent rien. Elle ni la pierre n'ont part à la rétribution: et quelle rétribution serait celle d'un insecte, de celui-ci ici, de cette mouche présente et intime de ma mort? Ô être menu, tout entier affairé au seul échange qui s'effectue entre toi et toi, ton ombre et toi, cette nourriture que tu veux et ta faim... Elle vient... Elle est là... Je la sens... Si simple, entière... Elle partira...
Elle partira...
Elle est partie.

Trois sentinelles: troisième sentinelle - 15